3.B.1) Noël Coward (1899–1973) (suite)
3.B.1.a) 1929–1931: l’affirmation de la «Coward touch» (suite)
«Cavalcade» (1931 - Drury Lane Theatre - 101 représ.)
À la fin de 1930, après les triomphes successifs de Bitter Sweet et de Private Lives, Noël Coward est l’auteur le plus en vue du West End. Il aurait pu continuer dan la même lignée, mais fidèle à sa devise — "Never look back unless it’s to learn something useful" — il veut dépasser son image de dandy mondain. L’idée de Cavalcade lui vient alors comme une évidence: raconter trente ans d’histoire britannique à travers la vie d’une seule famille, de la fin du règne de Victoria jusqu’aux années 1930.
L’œuvre répond à un double besoin: un besoin personnel de grandeur, après les succès plus intimes de Bitter Sweet et Private Lives mais aussi un besoin collectif, dans une Angleterre meurtrie par la crise économique et la perte d'une partie de son empire.
Coward écrit la pièce en quelques mois et la met en scène lui-même au Theatre Royal Drury Lane, le plus grand théâtre de Londres. Le projet est colossal: plus de 400 comédiens, figurants et techniciens, décors tournants, projections, musique originale et hymnes patriotiques. Le producteur, C. B. Cochran, lui donne carte blanche - un pari audacieux pour un spectacle dramatique de cette ampleur.
La première a lieu le 13 octobre 1931. C’est un choc. Le public découvre une fresque qui résume toute une époque - et se reconnaît dans ce miroir géant. L’action suit la famille Marryot, représentants de la haute bourgeoisie londonienne, et leur personnel domestique, les Bridges. À travers leurs joies, leurs deuils et leurs réconciliations, Coward raconte trois décennies d’histoire britannique.
Acte I – "New Year’s Eve, 1899" - le réveillon 1899: l’aube du siècle
La pièce s’ouvre sur une nuit de fête à Londres, dans la maison élégante de la famille Marryot. Le décor en surplomb montre simultanément la famille à l’étage et leurs domestiques dans les cuisines — procédé qui, dès l’ouverture, pose le thème de la dualité sociale.
- La famille Marryot (haute bourgeoisie)
- Sir Edward Marryot : officier naval, patriote solide, incarnation du devoir impérial
- Lady Jane Marryot : sensible, digne, gardienne d’un foyer harmonieux
- Leurs fils Edward et Joey, symboles de la génération à venir
- Les Bridges (classe ouvrière)
- Alfred Bridges, le cocher ambitieux
- Ellen, femme de chambre loyale, veillent sur les Marryot tout en rêvant d’une vie meilleure pour leur fille Fanny
La seconde guerre des Boers (1899–1902)
La seconde guerre des Boers (1899–1902) marque l’un des premiers fissures dans les certitudes de l’Empire britannique. Présenté d’abord comme un conflit colonial lointain et presque glorieux, il oppose l’Angleterre aux républiques boers du Transvaal et de l’Orange, notamment pour le contrôle de territoires riches en ressources.
À Londres, le départ des troupes est accueilli par un élan patriotique enthousiaste: fanfares, drapeaux, discours exaltés. Mais très vite, la réalité du terrain — une guérilla difficile, un coût humain élevé, et surtout la révélation des camps de concentration pour civils boers — vient ébranler l’image d’une puissance impériale sûre d’elle-même.
Dans Cavalcade, c’est précisément ce moment de bascule que saisit Coward. Lorsque Sir Edward Marryot et Alfred Bridges quittent la maison à la fin de l’Acte I, leurs adieux ne sont pas seulement ceux d’hommes partant au combat: ils incarnent la fin de l’innocence victorienne, l’instant où une fête de réveillon glisse imperceptiblement vers la conscience d’un monde qui change.
Cette guerre, lointaine mais lourde de sens, devient ainsi le premier avertissement d’un XXᵉ siècle qui ne tiendra aucune des promesses joyeuses du 1er janvier 1900.
Minuit approche: toasts, embrassades, couplets patriotiques. Les Marryot portent un toast à «l’Angleterre et à l’avenir»; en bas, les domestiques trinquent «au travail et à la chance». La société semble soudée, stable, sûre de son destin. Mais l'acte I se finit dans une ambiance bien différente qui marque la fin de l’innocence. Car derrière cette joie, un frisson traverse la maison: l’Empire entre en guerre. La seconde guerre des Boers mobilise les hommes. Et imperceptiblement - c'est la force de Coward de ne pas faire un coup d'éclat - opère à un changement d’atmosphère. Car Sir Edward se prépare à rejoindre son régiment. Alfred Bridges, lui aussi, s’engage - décision nourrie à la fois de patriotisme et d’espoir social. Ce n’est pas «nouveau», mais c’est le moment où l’on cesse de faire semblant que tout va bien.
Coward utilise un effet de contrepoint: les domestiques ou les voisins chantent encore «God Save the Queen», mais la musique se transforme peu à peu en une marche plus grave, et la lumière baisse du côté des Marryot. L’ambiguïté du patriotisme devient un malaise: plus on chante, plus le spectateur perçoit l’ombre de ce qui arrive.
Très intelligemment, Coward orchestre ces adieux en scènes parallèles: Lady Jane retient ses larmes à l’étage; Ellen, en bas, pleure ouvertement. Deux familles, deux classes, un même pressentiment. Les hommes quittent la scène sous les accents d’une marche militaire. Le silence retombe sur la maison. L’insouciance du réveillon s’est évanouie: cet adieu marque la fin d’un monde sûr de lui et l’entrée dans le siècle des désillusions.
Coward ne montre pas «le moment où l’on apprend». Il montre »le moment où l’on comprend«. Le spectateur, qui vit la fête, voit lentement poindre l’ombre de la guerre, sans rupture. Ce glissement est parfaitement voulu: il marque l’entrée d’une Angleterre confiante dans le XXème siècle, puis la première fissure dans cette confiance.
Acte II – Les années intermédiaires: ascension, modernité et guerre (1900–1918)
L’acte II déroule une série de tableaux rapides, presque cinématographiques, retraçant trente ans de bouleversements. Coward y déploie vingt ans d’histoire britannique en scènes rapides, contrastées, où se mêlent évolution sociale, changement de mentalités, et montée inéluctable de la tragédie mondiale. À travers les destins parallèles des Marryot et des Bridges, l’acte montre la lente dissolution de l’ordre ancien, et l’entrée de l’Angleterre dans la modernité - avec toutes ses promesses et ses déceptions.
Acte II.1. 1900–1902 – Le retour des hommes et les premiers frémissements du siècle
Les premières scènes nous ramènent de la guerre des Boers. Les hommes reviennent fatigués, changés, parfois blessés. Le patriotisme du premier acte laisse place à une conscience nouvelle: celle du coût humain de l’Empire. Sir Edward Marryot reparaît plus grave, comme s’il portait désormais un poids invisible. Alfred Bridges, lui, revient avec l’ambition d’améliorer sa condition. C’est une différence essentielle: Sir Edward revient au même rang mais Alfred veut s’élever. D’emblée, Coward nous montre que ce siècle ne sera plus figé: la mobilité sociale apparaît en filigrane.
La mort de la reine Victoria (1901), le crépuscule d’un monde
La mort de la reine Victoria, le 22 janvier 1901, est ressentie en Angleterre comme la disparition d’un repère moral et historique. Après soixante-trois ans de règne, elle incarnait à elle seule la stabilité d’une époque, une vision du monde fondée sur la certitude, le progrès et l’ordre impérial. Sa disparition ouvre une brèche : l’Angleterre entre dans le règne d’Édouard VII, plus mondain, plus ouvert, mais aussi plus fragile. Dans Cavalcade, cette transition n’est pas montrée comme un événement spectaculaire, mais comme une ombre subtile qui s’étend sur les personnages. Les Marryot, fidèles aux valeurs victoriennes, sentent déjà que le monde qui les portait se transforme. Cette mort agit comme un signal silencieux : les fondations du siècle précédent se fissurent, et le XXᵉ siècle sera un terrain mouvant, moins sûr, moins prévisible. Elle marque symboliquement la fin de l’innocence d’une nation qui se croyait immuable.
Acte II.2. 1905–1910 – Un monde qui change: naissance du modernisme social
Les années suivantes montrent une Angleterre en pleine mutation: les femmes gagnent en visibilité, l’éducation progresse, la classe moyenne s’étend, la ville se modernise (transports, éclairage, vitrines).
Dans cette période transitoire, les Bridges deviennent un symbole de la nouvelle mobilité: Alfred quitte son poste de cocher pour ouvrir son propre pub, Ellen se retire partiellement du service chez les Marryot pour aider son mari, et leur fille Fanny Bridges, désormais jeune femme, se découvre un talent pour la scène. C’est ici que Coward utilise le music-hall comme baromètre social: les chansons, d’abord légères, deviennent de plus en plus audacieuses, traversées par un humour piquant, un brin lascif. Fanny incarne la jeunesse affranchie, plus libre que celle des Marryot, mais aussi plus exposée aux dangers de la vie moderne.
Le music-hall: baromètre d’une époque. L’âme populaire de la modernité
Le music-hall occupe une place essentielle dans Cavalcade, non comme simple divertissement, mais comme baromètre émotionnel de l’Angleterre. À travers l’ascension de la jeune Fanny Bridges, Coward montre comment les chansons populaires reflètent les ambitions, les frustrations et les rêves de toute une génération. Au début du siècle, les airs sont légers, pétillants, un brin innocents: ils accompagnent le désir d’émancipation des classes populaires. Au fil des années, ces chansons deviennent plus audacieuses, plus sensuelles, parfois même un peu cyniques - miroir de la société édouardienne qui s’excite et se libère. Durant la Première Guerre mondiale, le music-hall prend une dimension poignante : les refrains joyeux masquent le deuil, les numéros de revue entretiennent l’illusion d’un moral intact. Fanny, en robe à paillettes, chante pour oublier, comme le public qui l’écoute. Dans Cavalcade, le music-hall devient ainsi la voix du peuple, la chronique rythmée d’un pays en mutation, le contrepoint populaire à la dignité aristocratique des Marryot. C’est l’un des outils dramaturgiques les plus fins de Coward pour montrer comment une nation vit, rit, souffre - et survit.
Pendant ce temps, la mort de la reine Victoria (1901), puis d’Édouard VII (1910), ponctue les scènes d’une symbolique lourde: l'époque des certitudes, des repères impériaux et moraux, se referme.
La modernisation édouardienne - Une société qui change sans s’en excuser
Sous le règne d’Édouard VII (1901–1910), l’Angleterre connaît une modernisation rapide, autant sociale que culturelle. C’est l’époque où les voitures remplacent timidement les fiacres, où l’éclairage électrique gagne les rues, où le métro londonien devient un véritable outil de mobilité. Les classes moyennes se renforcent, les femmes revendiquent davantage de droits, et les certitudes hiérarchiques vacillent doucement. Dans Cavalcade, Coward traduit cette mutation non pas par de longs discours, mais par une myriade de détails: des salons qui se vident de leurs domestiques, une jeune fille de bonne famille qui s’aventure en ville sans chaperon, un cocher qui ouvre son propre commerce. Tout dans la mise en scène suggère une société en pleine fluidité. L’élégance de l’ère édouardienne masque mal une agitation intérieure: la joie d’un monde qui découvre sa liberté nouvelle se mêle à l’inquiétude d’un ordre qui ne se pense plus éternel. C’est le début d’une Angleterre moderne, moins figée, mais aussi moins sûre d’elle-même.
Acte II.3. Les Marryot: stabilité ébranlée
Chez les Marryot, tout semble d’abord continuer comme avant: les salons sont impeccables, les dîners réglés comme une horloge. Mais sous cette surface, plusieurs tensions apparaissent:
- la mère sent peu à peu que le monde échappe à ses valeurs
- les enfants grandissent dans un climat différent: moins de déférence, plus de questionnement
- la hiérarchie domestique se délite : la famille ne trouve plus facilement des domestiques, signe d’une mutation sociale profonde
Coward glisse ces détails avec subtilité: quelques répliques, un mouvement de scène, un plateau qui se vide plus vite qu’avant. L’ancien monde se désagrège, sans éclat, mais inexorablement.
Acte II.4. 1912 – Le naufrage du RMS Titanic
Parmi les tableaux marquants de cette période figure celui du Titanic, que Coward traite en une scène brève mais saisissante. Les passagers, élégants et insouciants, incarnent l’optimisme édouardien et la foi absolue dans la modernité. Ils saluent le navire comme le symbole d’un siècle nouveau, rapide et indestructible. Puis la lumière change, un silence coupe la scène: le paquebot réputé insubmersible a sombré. Coward ne souligne rien, mais ce simple basculement suffit à exprimer la fragilité d’un monde qui se croyait invincible. Après cette nuit d’avril 1912, l’idée du progrès infaillible meurt symboliquement: la société entre dans une ère d’incertitude, prélude direct aux tensions menant à la Grande Guerre.
Dramaturgiquement, le Titanic est le basculement entre l’ère édouardienne brillante (modernité, liberté, ascension sociale) et l’angoisse pré-guerre.
Soulignons encore la finesse de Noël Coward. Edward Marryot et sa jeune épouse, Edith, font partie des passagers du Titanic… et ils périssent dans le naufrage.Le tableau se termine par une transition silencieuse indiquant leur disparition. Coward n’en fait pas un grand drame individuel — pas de scène de noyade, pas d’adieux. Leur mort est traitée de manière discrète, presque pudique, comme si l’Histoire se chargeait elle-même d’en dire la gravité. Cette ellipse est voulue: le Titanic n’est pas un épisode sentimental, mais un symbole du basculement d’un monde confiant vers un siècle tragique.
Acte II.5. 1914–1918 – La Grande Guerre: effondrement et sacrifice
Une fois encore, Coward ne représente pas la guerre directement: il en montre l’impact à travers le quotidien des familles, l’attente, les lettres, les silences.C’est un procédé plus efficace que n’importe quelle scène de front.
Chez les Marryot, il ne reste plus qu’un seul fils: Joey, le cadet. Edward, l’aîné, a déjà disparu dans le naufrage du Titanic en 1912. Joey, comme tant de jeunes hommes de son milieu, s’engage par devoir et par idéal. Dans les classes populaires, les jeunes, eux aussi, partent: parfois par patriotisme, mais aussi par nécessité économique.
Au fil de l’acte, Fanny Bridges — désormais véritable vedette de music-hall - chante pour soutenir le moral. Ses chansons reflètent l’état d’esprit du pays: d’abord enjouées et galvanisantes, puis de plus en plus frénétiques, comme si la joie devait masquer l’angoisse.
Le moment le plus poignant de cette période survient lorsque Lady Jane reçoit la lettre annonçant la mort de Joey, tombé au front. Coward traite cette scène avec une sobriété bouleversante: pas de musique, pas de mots de trop — seulement le silence, un geste, un souffle coupé. Le public comprend que ce deuil n’est pas seulement celui d’une famille: c’est la perte d’une génération entière.
La tragédie ne touche pas que les Marryot: les Bridges voient eux aussi disparaitre des proches, tandis que leur vie déjà fragile se précarise encore. Dans les derniers tableaux, les refrains patriotiques se heurtent aux images de deuil, et c’est dans cette tension que résonne "Twentieth Century Blues", véritable litanie du désenchantement d’un monde en train de se fissurer.
L’acte II raconte la destruction progressive des illusions victoriennes. Il montre comment, entre 1900 et 1918, l’Angleterre passe de la certitude impériale au désarroi moderne. Les familles Marryot et Bridges — l’une aristocratique, l’autre populaire — traversent ces années comme deux lignes parallèles qui se rapprochent parfois, qui s’éloignent souvent mais qui reflètent les mêmes douleurs, les mêmes pertes, les mêmes bouleversements. Coward, en dramaturge d’une finesse exceptionnelle, montre la montée de la modernité comme un mélange d’espoir, d’inquiétude et de deuil, sans jamais sacrifier l’élégance du ton.
Acte III – La paix et après: l’Angleterre moderne (1919–1930)
L’Acte III s’ouvre sur une Angleterre qui tente de se relever. La Grande Guerre a laissé des familles endeuillées, une économie fragilisée, et une société profondément transformée. Coward ne cherche pas à décrire la reconstruction de manière documentaire: il en montre les effets sensibles, les changements du quotidien, le glissement subtil mais irréversible vers une modernité incertaine.
Acte III.1. Les années 1920: jazz, vitesse, liberté
La maison des Marryot n’a plus la même allure. Les meubles sont les mêmes, certes, mais quelque chose a changé: le vide laissé par les fils disparus, la disparition progressive des domestiques, et l’impression diffuse qu’un monde entier s’est envolé. Lady Jane et Sir Edward, vieillissants, vivent dans une atmosphère de demi-silence, rythmée par la radio, les journaux et quelques visites. Ils observent le mouvement du monde sans y participer vraiment. Leurs valeurs - discipline, honneur, fidélité au devoir - semblent désormais appartenir à une époque révolue.
À l’extérieur, Londres change de visage. Le soir, les rues vibrent au son du jazz américain, les clubs s’animent, et les jeunes gens dansent le charleston, boivent des cocktails importés, conduisent des voitures trop rapides. C’est l’époque des «bright young things», des fêtes étourdissantes, des amours fulgurants. Le contraste est violent avec la retenue du monde victorien et édouardien.
Fanny Bridges, l’enfant de la modernité. Pendant que les Marryot s’enfoncent dans la nostalgie, Fanny Bridges, la fille des anciens domestiques, devient l’incarnation du nouveau siècle. Chanteuse de music-hall à succès, elle s’impose dans les revues avec son énergie, sa liberté, sa légèreté. Elle représente cette génération qui refuse de regarder en arrière: elle vit vite, intensément, sans s’embarrasser des conventions.
Fanny, dans l’univers de Coward, n’est pas seulement un personnage: elle est le baromètre de l’époque, le visage populaire de l’Angleterre moderne, la fille du peuple qui s’est faite elle-même. Son ascension sociale reflète l’effritement des hiérarchies traditionnelles: ce que les parents Bridges n’auraient jamais pu espérer, elle le réalise par la scène, par sa personnalité rayonnante, et par la modernité qui souffle sur Londres. Dans ses numéros, la musique n’est plus un divertissement léger: elle est une arme de survie, un moyen d’oublier le deuil, la crise et la fragilité du monde d’après-guerre.
Acte III.2. 1930: le temps retrouvé
Le dernier tableau de Cavalcade répond symétriquement au premier. Comme en 1899, nous sommes un soir de réveillon, celui de 1930. Mais cette fois, la fête ne se déroule pas à la maison Marryot: elle est dehors, dans les rues, les clubs, les cabarets, sur les ondes de la radio. Sir Edward et Lady Jane, assis dans leur salon presque vide, écoutent le tumulte de la jeunesse nouvelle. Ils ne la comprennent pas tout à fait. Les rires, la musique syncopée, le bruit des klaxons leur parviennent comme un monde étranger. Mais ils les acceptent, avec une dignité mélancolique.
Leur fille aînée est une mondaine distante. Ils portent un toast, non pas à l'avenir, mais aux souvenirs de leur passé et du siècle qu'ils viennent de traverser, marquant la fin d'une époque. Ils parlent de leurs fils, de leurs amis, des années passées. Ce ne sont pas seulement leurs vies qui défilent, mais l’histoire d’une nation entière, condensée dans leurs souvenirs.
Une réplique de Lady Jane est simple et bouleversante, résumant toute la pièce:
« How the world has changed… and how we have changed with it. »
« Comme le monde a changé… et comme nous avons changé avec lui. »
« Cavalcade » - Noël Coward
Ce constat n’est ni amer, ni résigné: c’est la lucidité douce-amère de ceux qui ont traversé une époque tumultueuse.
La fin de Cavalcade repose sur un double mouvement dramaturgique, qui peut se traduire différemment selon les mises en scène, mais qui exprime toujours la même idée.
À l’intérieur, dans le salon des Marryot, le ton est intime et silencieux: Sir Edward et Lady Jane évoquent les enfants perdus, les années révolues, la transformation du monde. Ils représentent une Angleterre ancienne, digne, lucide, qui regarde le siècle avec une émotion retenue.
À l’extérieur, la modernité explose: le bruit des voitures, les klaxons, le jazz, les foules, les radios, les machines. Cette cacophonie - audible par le public - symbolise la frénésie des années 1920 et 1930, l’accélération de la société, la fin des repères victoriens.
La juxtaposition des deux crée le sens profond du final: l’Angleterre entre dans le XXème siècle moderne, bruyant, instable, pendant que les derniers témoins du monde ancien en contemplent le passage avec mélange de fierté, de nostalgie et de résignation.
Et pour finir, au milieu de ce chaos, la musique s'arrête brutalement, et l'ensemble de la troupe, soit près de 400 acteurs, se rassemble sur scène pour chanter une dernière fois "God Save the King" (l'hymne national britannique), dans un final poignant qui une fois encore mêle la nostalgie du passé à l'incertitude de l'avenir de la nation.
C’est cette tension — entre mémoire et vitesse, entre silence intérieur et chaos extérieur — qui fait de la dernière scène de Cavalcade l’un des plus beaux finaux dramaturgiques du théâtre britannique.
La mise en scène spectaculaire de cette fin, utilisant la machinerie complexe du théâtre, était l'un des points culminants de la production et a fortement marqué les esprits à l'époque. Toute la production était révolutionnaire: 400 personnes impliquées, décors tournants, projections, orchestre, changements rapides - impossible à tourner telle quelle. Et elle ne fut pas transférée à Bordway. Pour des raisons de lourdeur technique ou parce que la pièce était trop anglaise et pas assez américaine...
La première a eu lieu le 13 octobre 1931 au Drury Lane et fut un énorme succès, malgré un petit retard dû à un problème mécanique au début de l’Acte I (voir ci-dessous le passionnant extrait de l'autobiographie de Noël Coward à ce sujet ). La réception fut extrêmement positive: le spectacle devint l’un des grands succès de l’année dans le West End.
Le succès de Cavalcade ne se mesure pas seulement aux longues ovations du public ou aux critiques enthousiastes: il fut surtout consacré au plus haut niveau de la société britannique. Le 22 octobre 1931, le roi George V, la reine Mary, le prince de Galles et plusieurs membres de la famille royale assistent ensemble à une représentation au Drury Lane. Leur présence scelle littéralement le triomphe du spectacle. Le New York Times, impressionné, écrit que:
« La famille royale a été profondément émue par le panorama patriotique de l’histoire britannique élaboré par M. Coward »
Et le journal ajoute, non sans emphase:
« Si M. Coward reçoit prochainement le titre de chevalier, ce sera un record pour un homme de théâtre aussi jeune. »
New York Times
Coward lui-même, grisé par l’accueil, confie dans son journal:
« De toutes parts, on me disait que j’avais accompli une "grande chose" et qu’une pairie était le minimum que je pouvais attendre d’un monarque reconnaissant. »
Noël Coward
Pourtant, son nom n’apparaît pas dans la liste des distinctions du Nouvel An 1932. L’explication la plus probable tient à son âge - trop jeune selon l’étiquette - mais d’autres rumeurs, plus folles les unes que les autres, circuleront au fil des années pour expliquer pourquoi le dramaturge le plus célébré d’Angleterre ne fut pas immédiatement reconnu par l’État. Ce décalage entre la consécration populaire et la retenue officielle illustre l’ambivalence du statut de Coward à l’époque: adoré du public, respecté de la famille royale, mais trop brillant, trop moderne ou trop libre pour entrer d’emblée dans le protocole. Cette reconnaissance tardive rendra son anoblissement, en 1970, d’autant plus symbolique.
Les historiens et biographes ont aujourd'hui évidemment un avis très clair sur la chose. En 1931–1932, Coward n’a que… 32 ans. Pour la monarchie et le protocole britannique, accorder un titre honorifique majeur à un homme de théâtre aussi jeune aurait été sans précédent. Le système des Honours fonctionnait alors selon une logique très rigide: il fallait d’abord avoir une carrière longue avant de pouvoir obtenir une reconnaissance officielle. Coward était déjà une star, mais aussi un jeune homme brillant, flamboyant, moderne, pas encore une institution. C’est la raison la plus rationnelle - et la plus simple.
Mais il y aussi une raison «non dite», mais largement admise: son homosexualité. Elle n’a jamais été exprimée officiellement, évidemment, mais elle ressort dans presque toutes les biographies sérieuses (Payn, Morley, Lahr, Hoare). En 1931, l’homosexualité est illégale — et violemment stigmatisée. Même si Coward était discret, son orientation était un secret de Polichinelle dans le monde du théâtre et de l’aristocratie mondaine. Le gouvernement et la Couronne étaient très prudents: un acteur homosexuel flamboyant, non marié, mondain, très proche d’hommes influents, n’était pas un profil »solidement respectable« selon les critères officiels de l’époque. Cela n’empêchait pas la famille royale de l’aimer personnellement - mais cela freinait une reconnaissance institutionnelle immédiate.
La première de «Cavalcade»... Tout sauf un long fleuve tranquille !
« La première de Cavalcade restera à jamais dans ma mémoire comme les trois heures les plus angoissantes que j’aie jamais passées dans un théâtre. Je suis certain que cela paraîtra exagéré à quiconque était présent ce soir-là. Mais personne dans la salle, à part Cockie [Cochran, le producteur] et quelques personnes impliquées dans la production, n’avait la moindre idée de la façon dont nous avons failli devoir baisser le rideau après la troisième scène et renvoyer le public chez lui.
La soirée avait commencé triomphalement. L’atmosphère dans l’auditorium, tandis que l’orchestre accordait ses instruments, était tendue d’excitation. Beaucoup de gens attendaient une place au poulailler ou au parterre depuis trois jours et trois nuits. Peu à peu, les fauteuils d’orchestre et les baignoires se remplirent; Reginald Burston, le directeur musical, prit sa place. Je suis entré dans ma baignoire avec Mère, Jack, Gladys et Jeffery, et j’ai été accueilli par une ovation. L’ouverture a commencé et nous nous sommes installés pour attendre, tandis que les lumières de la salle baissaient lentement. La première scène se déroula sans accroc. Mary était nerveuse, mais joua avec le maintien d’une comédienne chevronnée. Le départ du paquebot militaire, avec notre fanfare et de vrais gardes, déclencha une salve d’acclamations. La troisième scène - de retour à l’intérieur de la maison - se passa également sans incident. Pendant ce temps, la moitié de l’orchestre se glissait discrètement hors de la fosse pour aller se placer sur la plate-forme hydraulique inférieure, où ils devaient jouer la scène du théâtre. La transformation suivante était extrêmement complexe.
Les deux lifts arrière devaient s’élever de plusieurs pieds pour constituer le plateau; le premier lift devait, lui, descendre puis remonter avec l’orchestre installé dessus. Le décor intérieur précédent devait être levé jusqu’aux cintres, et les meubles dégagés sur les côtés. Deux énormes manteaux latéraux, comprenant deux niveaux de loges remplies de figurants, devaient coulisser sur roulettes une fois le premier lift remonté à sa hauteur exacte. Tout cela était minuté pour se dérouler en un peu plus de trente secondes, et s’était parfaitement enchaîné lors des générales.
Nous étions assis dans la baignoire, les yeux rivés sur le pupitre du chef d’orchestre, attendant le petit voyant bleu qui nous indiquerait que le décor était en place. Nous avons attendu en vain. Le chef d’orchestre rejoua la valse… puis encore une fois… Les spectateurs commencèrent à lever les yeux vers nous depuis les fauteuils ; le poulailler devenait agité et se mit à applaudir. Ni Gladys ni moi n’osions bouger: trop de regards fixés sur nous, et nous ne voulions pas trahir, plus que nécessaire, qu’un problème grave était en cours. Je soufflai à Jack, du coin de la bouche, d’aller voir ce qui se passait. Il sortit, descendit sur scène, et revint quelques instants plus tard, livide: "Le lift avant est bloqué. Ils pensent qu’il faudra deux heures pour le réparer."
Gladys et moi parlions sans nous regarder, les yeux toujours braqués sur l’endroit où le voyant bleu aurait dû apparaître. Elle dit très calmement: "Je crois que tu vas devoir faire une annonce." Je répondis: "J'attends encore deux minutes." Pendant ce temps, l’orchestre continuait de tourner la valse de Mirabelle, avec une pointe de frénésie qui commençait à me glacer. J’aurais donné n’importe quoi pour qu’ils jouent autre chose — n’importe quoi. Le public devenait de plus en plus nerveux. Puis soudain, au moment précis où j’allais quitter la baignoire pour monter sur scène, le petit voyant bleu s’alluma. Le rideau noir se leva, et la scène démarra.
À partir de là, nous n’avons plus connu un seul instant de paix. Le choc du problème technique avait manifestement traumatisé Dan O’Neil et l’équipe du plateau. La troupe elle-même prit peur, et la représentation perdit de son assurance jusqu’à la fin. Je ne pense pas que le public s’en soit aperçu, mais nous, oui. Cet incident malheureux avait fait perdre au spectacle son tranchant, et même si les applaudissements finaux furent formidables, nous étions le cœur brisé. Je suis apparu à la fin malgré moi, répondant aux signaux frénétiques de Cockie depuis la baignoire d’en face. Ce fut l’une des rares fois de ma vie où je suis monté sur scène sans savoir ce que j’allais dire. Cependant, debout là, aveuglé par les poursuites, secoué par les nerfs après le supplice de la soirée, j’ai réussi à improviser un petit discours assez incohérent qui se termina par: "J’espère que cette pièce vous a donné le sentiment que, malgré les temps troublés que nous traversons, il reste assez excitant d’être Anglais." Cela déclencha une violente ovation. L’orchestre, ne sachant pas s’il devait enchaîner ma valse ou "God Save the King", conclut par un compromis malheureux: ils jouèrent les deux en même temps. Le rideau tomba, manquant de peu ma tête — et ce fut fini. »
«Present Indicative» - Noël Coward


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