Vernon Duke, de son vrai nom Vladimir Alexandrovitch Dukelsky, naît à Minsk en 1903 dans une famille noble de l’Empire russe. Enfant prodige, il étudie la composition dès ses 11 ans au Conservatoire de Kiev sous la tutelle de Reinhold Glière. La révolution russe force sa famille à fuir: après un exil à Constantinople, ils émigrent aux États-Unis en 1921. C’est à New York que le jeune Vladimir fait une rencontre déterminante avec George Gershwin, qui l’encourage à s’ouvrir à la musique populaire américaine et lui suggère d’adopter un pseudonyme plus «américain». Dukelsky devient alors Vernon Duke pour ses œuvres de Broadway (tout en continuant à signer ses compositions classiques Dukelsky jusqu’en 1955). Cette double identité reflète ses influences: d’un côté, la tradition classique et les sonorités slaves de son éducation russe; de l’autre, le jazz et la comédie musicale américaines en plein essor dans les Années folles.

Il quitta les Etats-Unis et vécut à Paris quelques années (1924-1929). Il y compose pour les Ballets russes de Serge Diaghilev (le ballet Zéphyr et Flora en 1925) et côtoie l’élite artistique (Picasso, Prokofiev, Coco Chanel…). Il s’essaie aussi à la scène londonienne: Vernon Duke contribue à des comédies musicales britanniques, notamment The Yellow Mask (livret d’Edgar Wallace) qui connaît un beau succès à Londres, avec 17 mois à l’affiche à partir de 1928. Ce premier triomphe outre-Manche lui donne une visibilité internationale.

En 1929, Duke revient aux États-Unis, bien décidé à percer à Broadway. Soutenu par Gershwin, il s’intègre au milieu des auteurs-compositeurs de revues musicales. Au fil des années 1930 et 1940, il va composer de nombreuses chansons mémorables et collaborer avec les plus grands lyricistes (Ira Gershwin, Yip Harburg, Ogden Nash, Howard Dietz…) ainsi qu’avec des metteurs en scène et chorégraphes de renom (notamment George Balanchine, avec qui il partagera une origine russe commune). Son ami Gershwin l’a prévenu avec humour de ne pas craindre d’« aller vers le low-brow » (populaire), et Vernon Duke va effectivement s’illustrer dans le théâtre musical tout en conservant l’élégance mélodique héritée de son éducation classique. Avant d’analyser ses œuvres, rappelons que Duke est l’auteur de plusieurs standards du jazz et de la pop américaine: “April in Paris” (1932), “Autumn in New York” (1934) ou “I Can’t Get Started” (1936) sont tous sortis de sa plume et restent des classiques repris par les plus grands.

Passons maintenant en revue, chronologiquement, tous les musicals composés par Vernon Duke, des revues new-yorkaises des années 30 à ses comédies musicales de Broadway, sans oublier les projets moins connus.

À la fin des années 1920, Vladimir Dukelsky – que l’on commence à appeler Vernon Duke pour ses œuvres plus « légères » – cherche à s’imposer en dehors du cercle de la musique classique. Il réside alors à Londres, après un passage remarqué dans le Paris artistique des Ballets russes. C’est là qu’il est approché pour composer la musique d’une pièce originale inspirée d’un roman à succès de Edgar Wallace, roi du roman policier britannique.

Le producteur Julian Wylie souhaite adapter pour la scène The Traitor's Gate (roman de Wallace de 1927), et obtient de l’auteur une version scénique intitulée The Yellow Mask. Le choix de Vernon Duke peut surprendre, mais ses dons mélodiques, son raffinement « continental » et sa capacité à s’adapter à l’esthétique britannique le rendent idéal pour créer une atmosphère à la fois mystérieuse, exotique et élégante.

Le spectacle ouvre au Carlton Theatre de Londres en 1928. C’est la première fois que Vernon Duke compose une partition entière pour une pièce de théâtre à grand spectacle dramatique avec chansons — un hybride entre la comédie musicale, l’opérette et le thriller populaire.

L’histoire de The Yellow Mask mêle romance, suspense, action et exotisme religieux, dans la veine des mystères ésotériques à la mode dans les années '20. L'action se déroule à Londres et dans un temple secret appartenant à une mystérieuse secte orientale. Les personnages principaux sont:

  • Margaret: jeune héritière enlevée par une secte
  • Peter Dewin: détective amateur (et love interest), va tout faire pour la sauver
  • Le Grand Prêtre: chef inquiétant de la secte du Masque Jaune
  • Sir Henry: père de Margaret, figure d’autorité troublée.

Le point de départ est une série de vols d’objets sacrés et d’enlèvements orchestrés par une société secrète masquée, qui semble chercher à venger une profanation ancienne. L’action glisse du quartier feutré de Mayfair à un temple souterrain caché sous les rues de Londres. L’ambiance est faite de combinaisons intrigantes : rites orientaux, mysticisme inventé, poursuites, déguisements, et retournements de situation.

La musique de Vernon Duke, bien qu’ancrée dans le style de comédie musicale britannique (avec des duos amoureux, des ensembles et quelques danses orientalisantes), soutient les transitions de ton avec finesse – de la romance au suspense.

Le succès est immédiat. Le spectacle est à l’affiche pendant 17 mois, un exploit à l’époque, surtout pour une œuvre nouvelle ne s’appuyant pas sur une opérette continentale ou un auteur de revue célèbre. Vu ce long succès, il a voyagé entre plusieurs théâtres:

  • Carlton Theatre: 8 février 1928 au 24 mars 1928, puis transféré au
  • His Majesty's Theatre: 26 mars 1928 au 23 juin 1928, puis transféré au
  • Palladium Theatre: 25 juin 1928 au 11 août 1928 .... soit un total de 218 représentations.

La critique salue la partition de Vernon Duke, qualifiée de mélodieuse et originale, avec notamment un thème d’amour central qui revient en leitmotiv. Les journalistes louent aussi la mise en scène, qui impressionne avec ses décors évocateurs (le temple oriental, les poursuites dans les souterrains). Et enfin, l’intrigue est jugée bien construite et palpitante, avec un humour typiquement british et une touche de roman-feuilleton.

Le public, avide d’évasion après les années de guerre et friand de mystères à l’orientalisme de pacotille, en redemande. Certains journaux soulignent même que la musique dépasse en qualité celle de nombreuses comédies musicales anglaises du moment, annonçant un compositeur « à suivre ».

The Yellow Mask marque un tournant dans la carrière de Vernon Duke. C’est son premier grand succès public, qui attire sur lui l’attention des producteurs de Broadway et confirme sa capacité à écrire pour la scène musicale populaire. Lui qui jusqu’alors évoluait dans le cercle restreint de la musique classique ou du ballet moderne (avec Diaghilev) montre qu’il peut s’adapter au grand public tout en maintenant une certaine élégance musicale. Ce succès l’encouragera à retourner aux États-Unis en 1929, où, conseillé par Gershwin, il adopte définitivement le nom de Vernon Duke pour ses œuvres de Broadway.

D’un point de vue artistique, The Yellow Mask montre déjà certaines qualités qu’on retrouvera dans ses grands musicals américains:

  • Un sens aigu du climat dramatique, hérité de son passé classique
  • Une habileté à fusionner des genres (ici, opérette, théâtre policier, exotisme)
  • Une capacité à écrire des mélodies mémorables, tout en évitant les facilités harmoniques

Aujourd’hui, la partition est presque entièrement perdue ou non éditée, ce qui empêche toute recréation complète. Mais pour les historiens du théâtre musical, The Yellow Mask reste une œuvre charnière, qui montre la naissance de Vernon Duke le compositeur dramatique, et un rare exemple de thriller musical britannique des années '20 ayant vraiment tenu l’affiche.

Shoot the Works! est l’une des premières revues de Broadway auxquelles Vernon Duke participe en tant que compositeur. Il s’agit d’un spectacle de cabaret musical monté en 1931, au cœur de la Prohibition et de la Grande Dépression. Duke, alors nouveau venu sur la scène new-yorkaise, s’y associe à d’autres compositeurs pour fournir des numéros musicaux divertissants destinés à faire oublier aux spectateurs la morosité ambiante. La revue est montée au George M. Cohan’s Theatre et met en vedette de jeunes talents comiques (on y retrouve par exemple Imogene Coca en début de carrière).

Comme beaucoup de revues de l’époque, Shoot the Works! n’a pas de fil narratif continu. Le spectacle est composé d’une suite de sketches humoristiques, de chansons et de numéros de danse sans lien direct les uns avec les autres, le tout sur le thème de «tout risquer» (son titre idiomatique signifie grosso modo “miser le paquet”). Chaque tableau propose une situation différente, souvent satirique ou fantaisiste, offrant aux interprètes l’occasion de briller dans des scènes de vaudeville modernes. Duke y contribue avec au moins une chanson originale, empreinte de son sens mélodique.

Shoot the Works! connaît un succès d’estime modeste. Créée le 21 juillet 1931, la revue se joue jusqu’en octobre 1931, soit environ deux mois et demi (87 représentations) – ce qui, en pleine Dépression, est une performance honorable pour un spectacle sans vedette majeure. La critique salue la vivacité de certains numéros et l’esprit comique de la troupe, sans pour autant élever le spectacle au rang des grands succès de la saison. Aucune chanson ne deviendra un standard inoubliable, mais Shoot the Works! permet à Vernon Duke de se faire la main et de se faire connaître des producteurs de Broadway.

Pour Duke, cette revue marque ses débuts officiels à Broadway. S’il n’en tire pas de gloire immédiate, il engrange de l’expérience dans le montage d’un spectacle et noue des contacts utiles. C’est après Shoot the Works! que sa carrière de compositeur de scènes new-yorkaises décolle vraiment. On peut voir dans ce spectacle un banc d’essai: Duke y apprend à écrire pour le music-hall américain, à adapter son style à des numéros légers et rythmés. Il s’aguerrit en somme aux contraintes du divertissement de Broadway, ce qui le prépare pour ses prochaines collaborations plus ambitieuses.

Après quelques participations discrètes, Vernon Duke se voit confier la composition de sa première partition complète pour Broadway en 1932. Walk a Little Faster est une revue sophistiquée produite par les Frères Shubert, avec des sketches écrits par S.J. Perelman (futur scénariste des Marx Brothers) et Robert MacGunigle. Duke s’associe au parolier E.Y. “Yip” Harburg pour les chansons. La célèbre comédienne britannique Beatrice Lillie est engagée comme tête d’affiche, apportant son humour excentrique au spectacle. La première a lieu le 7 décembre 1932 au St. James Theatre à New York. L’époque est à l’insouciance des années folles finissantes, et cette revue cherche à apporter une touche de fantaisie et d’élégance dans la morosité de 1932.

Bien entendu, en tant que revue, Walk a Little Faster ne suit pas une histoire unique, mais propose une succession de tableaux comiques et musicaux. Les sketches parodient les mœurs contemporaines avec l’esprit caustique de S.J. Perelman. Beatrice Lillie incarne ainsi tour à tour une étudiante espiègle de 1906, une chanteuse de cabaret française ou encore la belle de Yukon dans des pastiches hilarants. Le décor, signé Boris Aronson, joue un rôle notable: les rideaux de scène prennent des formes insolites (un iris de caméra géant, par exemple) pour introduire chaque numéro. L’ambiance générale est celle d’une satire mondaine et stylisée, sans trame narrative continue mais avec une cohérence de ton irrévérencieux.

Le spectacle remporte un succès modéré: il tient l’affiche 119 représentations jusqu’en mars 1933. Ce n’est pas le triomphe de la décennie, mais c’est suffisant pour être rentable. Surtout, Walk a Little Faster marque les esprits grâce à une chanson en particulier: “April in Paris”. Introduite sur scène par la chanteuse Evelyn Hoey, cette ballade romantique composée par Vernon Duke (paroles de Harburg) devient immédiatement le clou du spectacle. Selon les anecdotes rapportées, l’inspiration du titre serait venue d’une conversation où quelqu’un s’exclama «Ah, être à Paris maintenant que c’est avril!». Duke aurait alors commencé à improviser la mélodie sur-le-champ. Quoi qu’il en soit, “April in Paris” dépasse le cadre du spectacle: elle deviendra un standard de jazz repris par de nombreux artistes (notamment une fameuse version de Count Basie en 1955).

Hormis cette chanson-phare, la revue reçoit des critiques plutôt bonnes, louant l’originalité visuelle et la performance comique de Beatrice Lillie, même si l’ensemble est jugé un peu inégal.

Ce spectacle installe Vernon Duke comme un compositeur avec lequel il faut compter à Broadway. Le succès de “April in Paris” donne à Duke une chanson à succès au même titre que les grands noms de la comédie musicale américaine. Alec Wilder, dans son ouvrage de référence American Popular Song, louera même l’audace harmonique de l’introduction de cette chanson, la qualifiant de «peut-être la plus ambitieuse que j’aie jamais vue». Avec Walk a Little Faster, Duke prouve qu’il sait marier un sens européen de la mélodie avec la vivacité du théâtre de variétés américain. Il consolide également sa collaboration avec Harburg. Ce dernier, enchanté, retravaillera avec lui l’année suivante. Enfin, le spectacle aura une influence inattendue : un modèle de décor parisien conçu par Aronson pour un des sketches aurait fortement inspiré la création même de “April in Paris”, un bel exemple d’osmose entre scénographie et musique. Duke sort de cette aventure avec une renommée accrue, prêt à enchaîner avec de nouveaux projets.