Lorsque le cinéma se met à parler et à chanter, Hollywood se croit au paradis. En 1929, tout semble possible: le son, la couleur, la danse – toutes les promesses du spectacle total semblent s’être donné rendez-vous. En l’espace de quelques mois, les studios tournent à la chaîne des productions « all-talking, all-singing, all-dancing » ; le musical devient le genre fétiche du nouveau cinéma. Mais l’euphorie est brève.
Dès 1931, le public, saturé de refrains interchangeables et de scénarios faméliques, tourne le dos à ce feu d’artifice trop vite consommé. Les producteurs paniquent : ils coupent les chansons, retirent les bandes Technicolor, transforment les musicals en comédies « muettes »… puis observent, impuissants, le genre s’effondrer.
Pourtant, cette crise n’est pas une fin : c’est une mue. Deux ans plus tard, Hollywood a retrouvé sa voix – mais une voix plus mature, intégrée à la narration, portée par des cinéastes qui savent enfin filmer la musique au lieu de simplement la montrer.
En 1928‑1930, Hollywood s’enivre de «talkies»: chaque studio veut son all‑singing, all‑dancing et sa revue clinquante. Mais la gueule de bois arrive très tôt.
D’abord parce que l’offre explose plus vite que l’appétit du public: la répétition des mêmes recettes (vedette qui chante, chœurs alignés, décor fastueux, intrigue anorexique) finit par ressembler à un programme de music‑hall étiré au long métrage.
Ensuite, l’humeur des salles change: exploitants et critiques demandent «plus d’histoires, moins de refrains», et les caisses, déjà touchées par la Dépression, sanctionnent les revues coûteuses qui n’apportent ni stars de premier rang ni nouveauté formelle.
S’ajoute un handicap technique: premiers micros capricieux, caméras enfermées, découpage ankylosé; beaucoup de numéros paraissent filmés «de face», comme au théâtre.
Enfin, la couleur — souvent associée au musical via le Technicolor deux bandes — se trouve entraînée dans le reflux: si le genre se tasse, on réduit aussi les expériences colorées, plus chères, au profit d’un noir et blanc pragmatique. Le résultat? Les studios serrent la vis, taillent dans la musique et reconfigurent leurs projets.
Rien ne raconte mieux 1931 que ces films nés comédies musicales… et livrés sans chansons au public américain. Chez Warner, Fifty Million Frenchmen (adaptation de Cole Porter) est remonté pour une sortie U.S. dépourvue de numéros musicaux, quand la version intégrale trouve son chemin à l’étranger. Même purgatoire pour The Life of the Party et Manhattan Parade, exemples types de productions «dé‑musicalisées» pour ménager un marché saturé. D’autres projets prestigieux suivent la même pente: Reaching for the Moon, écrit à l’origine pour Irving Berlin, ne conserve qu’un filet de musique; et Frank Capra transforme Rain or Shine (issu de Broadway) en comédie sans chansons.
Dans le même temps, les studios déplacent l’énergie vers ce que le son magnifie immédiatement: les films de gangsters (le réalisme des voix, le fracas des coups de feu), avec Little Caesar ou The Public Enemy qui deviennent les têtes d’affiche que les revues n’osent plus être. 1931 n’est pourtant pas une année sans éclat: The Smiling Lieutenant d’Ernst Lubitsch prouve qu’un récit pétillant peut porter la chanson, et Goldwyn propulse Eddie Cantor dans Palmy Days, où un certain Busby Berkeley expérimente déjà ses mouvements de foules et ses géométries de visages. La qualité reprend la main sur la quantité.
La production reste rare, mais les meilleurs titres ouvrent des voies. Rouben Mamoulian, avec Love Me Tonight, intègre la musique au montage : le motif « Isn’t It Romantic? » traverse Paris de bouche en bouche, d’un personnage à l’autre, démontrant qu’un film parlant n’a pas à filmer la chanson comme un numéro isolé. Lubitsch, avec One Hour with You, assume le badinage pré‑Code, l’adresse à la caméra et des chansons qui graissent la mécanique du marivaudage. Goldwyn poursuit sa veine « star‑vehicle » : The Kid from Spain installe Cantor au sommet et donne à Berkeley un terrain de jeu de plus. À côté, The Phantom President (Rodgers & Hart) ou Girl Crazy (Gershwin, chez RKO, façon Wheeler & Woolsey) témoignent d’un repositionnement: on recentre, on ajuste, on ménage les budgets, mais l’inventivité revit dès qu’un cinéaste s’empare de la chanson pour la raconter.
En contre‑champ, l’Europe offre un miroir stimulant : René Clair montre dès Le Million (1931) comment son, musique et découpage peuvent se fondre sans lourdeur scénique. Hollywood observe, prend des notes — et s’apprête à rebondir.
Les films d’Eddie Cantor chez Goldwyn sont des laboratoires: Berkeley (voir page suivante) y peaufine ses plongées kaléidoscopiques, ses travellings sur chœurs, son sens du rythme graphique. Warner captera bientôt cette grammaire pour ses « Depression musicals » : 42nd Street, Gold Diggers of 1933, Footlight Parade. Le revirement sera brutal : un triomphe (celui de 42nd Street) suffit à re‑ouvrir les vannes du genre. Par ailleurs, nous sommes en période pré‑Code : la censure existe sur le papier, mais son application se relâche jusqu’à l’été 1934. Ce laxisme relatif autorise doubles sens, sensualité en filigrane et petites insolences ; autant d’épices qui, ajoutées aux innovations de mise en scène, réenchantent le musical quand 1933 sonne la relance.
Le «creux» 1931-1932 n’est pas une panne sèche; c’est un arrêt au stand. Il marque la fin de l’opulence vide des grandes revues et l’essor d’un musical intégré, où la chanson sert la progression dramatique. Il impose un pragmatisme économique (moins de couleur, tournages plus sobres, exportation parfois plus complète que l’édition U.S.), tout en préparant une révolution esthétique: libération des caméras, retours des grues et contre‑plongées, montage rythmique au service du spectacle. Bref, le genre se purge, se rééduque et revient plus affûté.
- 1931:
- The Smiling Lieutenant (Paramount, E. Lubitsch) — succès et nomination à l’Oscar. Comédie musicale légère, vive, et l’une des rares à concilier succès critique et public.
- Palmy Days (Goldwyn/UA, E. Cantor, chorégraphie B. Berkeley) — gros score US; avec Eddie Cantor, chorégraphie Busby Berkeley): preuve qu’un véhicule de star peut encore triompher à condition de rythme et d’invention visuelle.
- Fifty Million Frenchmen (Warner) — version U.S. sans chansons; cas d’école des versions américaines sans numéros chantés, quand les copies étrangères conservent l’intégralité.
- Manhattan Parade (Warner) — sortie U.S. privée de musique; cas d’école des versions américaines sans numéros chantés, quand les copies étrangères conservent l’intégralité.
- Reaching for the Moon (UA) — musical remonté avec un seul numéro musical; projet Berlin «débranché» en route, symptôme de la frilosité du moment
- 1932:
- Love Me Tonight (Paramount, R. Mamoulian) — « Isn’t It Romantic? » comme travelling musical; modèle d’intégration musicale par le montage et la circulation des motifs.
- One Hour with You (Paramount, E. Lubitsch & G. Cukor) — nomination à l’Oscar; marivaudage chanté, adresses au public, élégance piquante du pré‑Code.
- The Kid from Spain (Goldwyn/UA, E. Cantor, numéros Bugsy Berkeley); efficacité commerciale et terrain d’essai pour Berkeley.
- The Phantom President (Paramount, chansons Rodgers & Hart); : recyclage intelligent des succès scéniques, recentrés sur le comique maison.
- Girl Crazy (RKO, Gershwin); recyclage intelligent des succès scéniques, recentrés sur le comique maison.
Pour le lecteur, 1931-1932 ne signale pas une «mort» du musical, mais un arrêt au stand : réduire la voilure, tester d’autres voies (Lubitsch, Mamoulian), déplacer la virtuosité vers la caméra et le montage, et préparer la relance spectaculaire de 1933, cette fois accordée au monde de la Dépression. Même Warner, qui jure bientôt « plus de longs métrages musicaux » face au déluge d’imitations… repart aussitôt de plus belle avec 42nd Street. (Parole d’Albert Warner, tout en rachetant déjà Footlight Parade !).
Il est vraiment difficille d'être tout-à-fait exact... Parle-t-on de titres « entièrement musicaux », de films part-parlés avec 1–2 chansons, des copros européennes, etc? Voici donc des ordres de grandeur d'après plusieurs sources avec la fourchette quand les sources divergent.
En 1933, on repasse à plus de 30... Analysons le pourquoi de cette remontée. Busby Berkeley y est pour beaucoup.


.png)
.png)




