11.C.3) La création originale fut très... originale!

11.C.3.a) Une création du Federal Theatre Project

« Au cas où le spectacle ne verrait jamais vraiment le jour, Orson Welles et John Houseman avaient convié, pour notre répétition générale, le public le plus prestigieux qu’on puisse imaginer à New York. Ce fut la première – et la dernière – fois que l’œuvre fut jouée exactement comme je l’avais écrite, avec orchestre complet. Ce soir-là, tout donnait l’impression d’un succès. »

Marc Blitzstein, en 1956, se remémorant la répétition générale au Maxine Elliott’s Theatre, le 14 juin 1937

Les répétitions débutent le 8 mars 1937, avec un luxe rare pour l’époque: plus de deux mois de préparation, permis grâce au Federal Theatre Project, qui garantissait non seulement un emploi artistique mais aussi un vrai salaire — 23,86$ par semaine pour tous, Marc Blitzstein compris.

L’orchestre de 32 musiciens, dirigé par Lehman Engel, entame les répétitions à la mi-avril. La création avait lieu dans des conditions idéales pour un musical ambitieux, entièrement chanté, mêlant satire politique et styles populaires. Blitzstein ne ménage aucun effort: pour lui, cette œuvre doit être un manifeste.

On peut parler de distribution engagée:

  • Le rôle de Larry Foreman, l’organisateur syndical, est confié à Howard Da Silva.
  • Will Geer incarne le magnat capitaliste Mr. Mister.
  • Pour le personnage de Moll, la jeune femme poussée à se prostituer pour survivre, Orson Welles choisit Olive Stanton, une actrice déjà vue dans Class of ’29, un autre spectacle du FTP. Elle est la fille du journaliste politique Sanford E. Stanton.
  • Peggy Coudray, qui interprète Mrs. Mister, vient du cinéma muet (Universal Pictures) et du théâtre de boulevard, où elle s’était illustrée comme soubrette comique.
  • Le rôle du fils, Junior Mister, est tenu par Hiram Sherman, ami d’enfance de Welles et ancien complice de ses farces théâtrales (Horse Eats Hat).
  • Un chœur interracial de 44 chanteurs complète la distribution, sélectionnée pour la force vocale et la clarté d’élocution.

La chorégraphie est signée Clarence Yates, danseur afro-américain formé auprès de Michel Fokine. Membre actif de la Negro Theatre Unit à New York, Yates avait déjà collaboré avec Welles sur Voodoo Macbeth (qu’il avait co-chorégraphié avec Asadata Dafora) et avait joué dans Doctor Faustus.

« Il n’est pas très à la mode, aujourd’hui, de parler avec admiration du Federal Theatre Project. Et pourtant, c’est grâce à lui que beaucoup d’auteurs, d’acteurs, de metteurs en scène et de décorateurs de renom ont pu se révéler.
Nous disposions d’un temps de préparation quasi illimité, et de talents remarquables dans tous les corps de métier. Les répétitions atteignaient un niveau de perfection rarement égalé dans le théâtre d’aujourd’hui. »

Marc Blitzstein, interview de 1956

 

Le scénographe Edwin J. Schruers est officiellement en charge des costumes et des décors, mais selon Blitzstein, «en réalité, tout venait d’Orson».

Welles imagine une esthétique crue, industrielle, «faite de métal, de verre, et de l’horreur de Steeltown». Son ambition: éloigner l’œuvre de l’image d’un opéra militant pour syndicats et ouvrières du textile, et en faire une véritable production Broadway, séduisante pour les lecteurs de Vogue, Vanity Fair et Harper’s.

Le décor est une machinerie impressionnante: trois rangées de portiques en velours en relief, des plateformes de verre fluorescentes qui glissent entre les scènes, quatre chariots lumineux, des rideaux mobiles, une tournette à double révolution, et un rideau à ouverture inventive.

Mais cette débauche technique désoriente les comédiens, jusqu’alors habitués à jouer à découvert, accompagnés seulement par le piano de Blitzstein.

Pour diriger avec précision les mouvements et placements de scène, Welles apprend toute la partition musicale par cœur. Le chef d’orchestre Lehman Engel raconte:

« Il arrivait au théâtre à dix heures du matin et n’en sortait plus. Il pouvait libérer les comédiens à quatre heures du matin, et quand on revenait à midi, on le retrouvait endormi dans un fauteuil. »

Lehman Engel, chef d’orchestre

 

La pièce Doctor Faustus, que Welles joue en parallèle au Maxine Elliott’s Theatre, retarde la planification officielle de The Cradle Will Rock. Faustus suspend ses représentations le 29 mai, et les représentations publiques du nouveau spectacle sont annoncées pour le 16 juin, avec une première officielle prévue en fin de mois. Le musical devait ensuite jouer en alternance avec Faustus et un troisième spectacle à venir.

11.C.3.b) Censure déguisée

Mais à Washington, les nouvelles sont funestes.

Le 10 juin, Hallie Flanagan reçoit l’ordre de réduire de 30% le projet new-yorkais du FTP, soit 1.701 licenciements.

Le 12 juin, elle apprend qu’aucune nouvelle production ne pourra ouvrir avant le début de l’exercice fiscal suivant, sous prétexte de coupes budgétaires.

Elle en conclut: «Il s’agissait évidemment d’une censure déguisée.»

Et pour cause: The Cradle Will Rock est le seul spectacle prévu dans la deuxième quinzaine de juin. Pour Blitzstein, Welles et Houseman, c’est un coup de massue. Mais ils refusent d’abandonner.

11.C.3.c) La veille du chaos

La version officielle du FTP est jouée une seule fois: lors de la répétition générale du 14 juin 1937, devant un public d’invités triés sur le volet. On y croise le producteur Arthur Hopkins, les auteurs Moss Hart, George S. Kaufman, et l’écrivain V. J. Jerome.

Le chroniqueur Jay Franklin écrit: «Ceux qui ont vu la générale disent que c’est un spectacle rapide, drôle, palpitant — une œuvre qui critique radicalement la société tout en conservant humour et mesure.»

19 représentations caritatives de The Cradle Will Rock étaient prévues jusqu’au 24 juillet, avec 18.000 billets déjà vendus. La toute première avant-première publique, le 16 juin, devait être un concert-bénéfice à guichets fermés au profit de la Downtown Music School. John Houseman, dans ses mémoires, confie avec humour:

« En tant que producteurs, Orson et moi n’étions pas vraiment connus pour notre ponctualité. Notre Macbeth a été repoussé cinq fois, Horse Eats Hat deux fois, et Doctor Faustus trois fois. Normalement, nous aurions sans doute reporté l’ouverture de The Cradle.
Mais là, subitement, nous sommes devenus des maniaques de la fiabilité, résolus à respecter notre engagement envers le public et envers l’œuvre.
Quand Hallie Flanagan m’a demandé ce que je pensais du report forcé, je lui ai répondu : “Nous refusons de l’accepter. »

John Houseman

 

En fait, la seule représentation publique officielle de la version mise en scène dans le cadre du Federal Theatre Project 891 fut en réalité la répétition générale avec orchestre, donnée le 14 juin 1937 devant un public d’invités triés sur le volet. On y croise le producteur Arthur Hopkins, les auteurs Moss Hart, George S. Kaufman, et l’écrivain V. J. Jerome..

En fait, dès le 15 juin, le théâtre Maxine Elliott est cadenassé par la WPA. Des gardes en uniforme empêchent toute récupération des costumes et accessoires, propriété du gouvernement fédéral. Welles explique:

« Le couperet est tombé sous forme de réductions budgétaires, juste au moment où Cradle devait ouvrir. Nous étions en plein dans les efforts de syndicalisation des aciéries par le CIO. Et contrairement aux autres pièces du WPA, la nôtre allait être jouée à Broadway, ce que nos opposants redoutaient: cela risquait d’attirer l’attention. »

Orson Welles

 

11.C.3.d) Le 16 juin 1937, le soir où le théâtre a refusé de se taire

Le Maxine Elliott’s Theatre, où devait se tenir la première représentation de The Cradle Will Rock ce 16 juin 1937, est donc fermé d’autorité par le gouvernement fédéral. Officiellement, il s’agit d’une réduction budgétaire de la WPA, interdisant toute nouvelle production avant le début du prochain exercice fiscal. Mais dans les faits, c’est une censure politique.

Des gardes en uniforme sont postés devant les portes du théâtre. Ils empêchent l’accès à la salle, mais aussi la sortie des costumes, décors et instruments — tout appartient à l’État.

Orson Welles et John Houseman, les producteurs, comprennent immédiatement: il n’est plus possible de jouer la pièce dans les règles. Il faut l’improviser.

  La fuite vers la 59ème Rue  Ni une, ni deux: ils louent un autre théâtre — le Venice Theatre, situé au 108 West 59th Street. Ce théâtre n’est pas subventionné: il est privé, donc hors d’atteinte de la WPA.

Mais ils ont moins de 24 heures, aucun décor, aucun costume, pas d’orchestre (celui du FTP étant également mis à l’arrêt)… et aucun acteur n’a le droit de jouer sur scène, selon les règles syndicales: les comédiens de la WPA ne peuvent se produire ailleurs que dans les théâtres fédéraux.

  Une scène vide, un piano seul  Le soir du 16 juin, le Venice Theatre est bondé. Le bouche-à-oreille a fait son œuvre. Le public new-yorkais, intrigué par la fermeture du Maxine Elliott’s, vient voir ce que les autorités ont voulu faire taire. La salle comble s’est encore agrandie lorsque les créateurs du spectacle ont invité les gens de la rue à y assister gratuitement.

Le syndicat des musiciens a refusé de jouer pour le spectacle à moins que Houseman ne puisse fournir leur plein salaire, et l’Actors' Equity Association a déclaré que ses membres ne pouvaient pas se produire sur la scène du nouveau théâtre sans l’approbation du producteur original (le gouvernement fédéral). Les créateurs du spectacle ont donc prévu que Blitzstein interprète toute la comédie musicale au piano.

Marc Blitzstein, assis seul à un piano sur scène, a donc commencé à jouer et chanter l’introduction. La pièce devait être entièrement chantée, dans un style à mi-chemin entre opéra et musical populaire.

Puis un miracle survient.

  Une voix surgit de la salle  Lorsque le personnage de Moll est censé entrer, une voix féminine s’élève depuis le public. C’est Olive Stanton, l’interprète originale, debout dans la salle, qui chante sa partie. Elle n’est pas "sur scène", donc elle ne viole pas la consigne syndicale.

L’un après l’autre, les acteurs se lèvent dans le public et prennent la parole ou chantent leurs lignes, comme si toute la salle devenait le théâtre.

Blitzstein continue au piano, improvisant les transitions. Il joue la partition entière, sans orchestre, avec passion et fureur.

Le public comprend vite qu’il assiste à quelque chose d’unique: une représentation clandestine, une œuvre de résistance vivante, un coup de théâtre au sens littéral. La salle est bouleversée.

  Un événement fondateur  Welles, dans les coulisses, observe la scène. Des années plus tard, il dira que cette soirée a changé sa vie. Houseman parlera de The Cradle Will Rock comme du spectacle le plus important qu’il ait jamais produit. Pour Blitzstein, c’est l’unique représentation fidèle à l’esprit de son œuvre: un théâtre qui refuse le silence, qui dénonce, qui agit.

Cette première représentation devient un mythe fondateur du théâtre engagé américain. Elle est racontée dans les mémoires de Houseman, dans de nombreux articles, et a même inspiré un film en 1999 (Cradle Will Rock de Tim Robbins). Elle montre que le théâtre peut être mobile, vivant, indiscipliné — et qu’un piano et des voix suffisent à créer un moment d’éternité.

11.C.3.e) ... 131 représentations

Après cette première représentations «à l'arrache» au Venice Theatre le 16 juin 1937, John Houseman se rend compte qu’aucune restriction légale n’empêche le spectacle d’être repris, à condition qu’il ne soit pas financé par l’État Américain et donc du Federal Theatre Project. Dès le 18 juin, Helen Deutsch, attachée de presse du Theatre Guild, accepte de soutenir financièrement la production.

Les acteurs obtiennent deux semaines de congé de la WPA, et un accord est trouvé avec le syndicat Actors' Equity : Helen Deutsch versera 1 500 dollars aux 19 membres de la distribution pour cette série de représentations.

Deux jours plus tard, Houseman annonce que si le spectacle rencontre le succès, il sera prolongé au-delà des deux semaines initiales. Il précise également que la formule adoptée pour la première clandestine sera conservée: Marc Blitzstein au piano sur scène et les comédiens chantant et jouant depuis la salle.

Il déclare:

« Il y a toujours eu cette question : comment produire une pièce syndicale de manière à ce que le public se sente partie prenante de ce qu’il voit ? Cette forme semble résoudre le problème, et elle convient parfaitement à cette œuvre. »

Marc Blitzstein


Le spectacle va être présenté:

  • Venice Theatre: 16 juin au 1er juillet 1937
  • Mercury Theatre: 5 au 26 décembre 1937
  • Windsor Theatre: 3 janvier au 26 février 1938
  • Mercury Theatre: 28 février au 2 avril 1938

soit un total de 131 représentations.

11.C.4) Productions ultérieures

11.C.4.a) Broadway and Off-Broadway

Le musical a été repris à Broadway le 26 décembre 1947, au Mansfield Theatre, avant d’être transféré au Broadway Theatre. La distribution comprenait Alfred Drake dans le rôle de Larry Foreman, Vivian Vance dans celui de Mrs. Mister, Jack Albertson en Yasha, ainsi que Will Geer, seul membre de la troupe originale, reprenant son rôle de Mr. Mister. La mise en scène était signée Howard Da Silva. Le spectacle ne tint cependant l’affiche que 34 représentations.

Les orchestrations originales de Blitzstein, rarement entendues, furent utilisées en février 1960 lors d’une production de la New York City Opera, présentée au City Center. Le spectacle mettait en vedette Tammy Grimes et David Atkinson.

En 1964, le musical fut de nouveau monté Off-Broadway, au Theatre Four, avec Jerry Orbach dans le rôle de Larry Foreman, Nancy Andrews dans celui de Mrs. Mister, Lauri Peters dans le rôle de Moll, et Micki Grant en Ella Hammer. La mise en scène était assurée, une fois encore, par Howard Da Silva. Leonard Bernstein fut superviseur musical, auprès du directeur musical Gershon Kingsley. Ce revival tint l’affiche pendant 82 représentations. Il remporta l’Obie Award de la meilleure production musicale, et Dean Dittman, qui incarnait Editor Daily, reçut l’Obie pour sa performance remarquable.

En 1983, la Acting Company proposa une nouvelle production Off-Broadway, présentée à l’American Place Theater du 9 au 29 mai. Mise en scène par John Houseman, elle s’ouvrait sur une introduction parlée de ce dernier, et mettait en vedette Patti LuPone. Cette version était jouée sur un plateau nu, uniquement meublé de chaises, sublimé par les éclairages poétiques de Dennis Parichy. Au centre, un piano droit, joué en direct par Michael Barrett, qui annonçait les scènes dans un style brechtien, comme le faisait autrefois Blitzstein lui-même. Le spectacle fut filmé et diffusé à la télévision sur PBS en 1986.

11.C.4.b) Autres productions

La première britannique eut lieu à Londres, en 1951, au Unity Theatre situé à King’s Cross.

Le musical fut à nouveau monté en 1985 à The Old Vic, près de la gare de Waterloo, avec d’anciens membres de la Acting Company. Patti LuPone y reprit le rôle de Moll, performance qui lui valut l’Olivier Award de la meilleure actrice dans un musical.

En 1994, la compagnie Splinter Group Theatre proposa une production à Chicago, saluée par le Chicago Tribune, qui la classa parmi les dix meilleurs spectacles de l’année. Mise en scène par Matt O'Brien, avec direction musicale de Jim Collins, cette version reprenait l’esthétique épurée imposée par les circonstances de la première historique de 1937. Après un premier succès dans l’espace du Splinter Group à Wicker Park, le spectacle fut transféré au Theatre Building, une salle plus grande, et y fut joué durant trois mois au total, sur les deux sites.

En 2010, pour célébrer le dixième anniversaire du Arcola Theatre de Londres, Mehmet Ergen mit en scène une nouvelle production avec Alicia Davies, Stuart Matthew Price, Morgan Deare, Chris Jenkins et Josie Benson. Ce fut le dernier spectacle présenté dans les anciens locaux du théâtre, rue Arcola, avant son déménagement dans un nouvel espace, juste en face de la station Dalston Junction.

En 2012, le Oberlin Summer Theater Festival monta une production estivale du musical. Mis en scène par Joey Rizzolo, membre des New York Neo-Futurists (troupe connue pour son approche brechtienne du théâtre), le spectacle fut accueilli très favorablement par la critique.

 

Comme nous l'avons dit, Marc Blitzstein n'est pas l'auteur le plus prolifique de l'époque, mais nous le retrouverons dans les périodes suivantes avec des oeuvres comme The Airborne Symphony (1946), Regina (1949), Reuben, Reuben (1955) ou Juno (1959).