Ce chapitre a pour but d'illustrer qui était Cole Porter, l'homme. Et n'oublions jamais que derrière un artiste - la personne publique - il y a un homme ou une femme. Et qu'il est souvent intéressant de comprendre l'être humain pour appréhender qui motive l'artiste et nourrit son oeuvre.
C’est en 1942, alors qu’il travaillait sur Something for the Boys et un film sans grand éclat (Something to Shout About, d’abord intitulé Through Thick and Thin), que Cole Porter tomba amoureux du danseur et chorégraphe Nelson Barclift. Leur romance fut scellée par une chanson : You’d Be So Nice to Come Home To, seul véritable legs du film, qui détrôna plus tard White Christmas d’Irving Berlin au sommet des charts — un souvenir dont Barclift était fier.
Arrivé à New York pour percer dans la danse, Barclift avait étudié la technique Denishawn et fréquenté les milieux avant-gardistes de Humphrey, Weidman et Graham. Il décrocha un rôle dans The Eternal Road, de Max Reinhardt et Kurt Weill, mais la première fut repoussée: en érigeant une montagne sur la scène de l’Opéra de Manhattan, le célèbre décorateur Norman Bel Geddes avait... touché une nappe phréatique! Mais le spectacle fut reporté à la saison suivante. Nelson en profita pour passer l’été à Bennington, où il suivit le festival de danse moderne avant de revenir à New York.
Il reprit The Eternal Road, dansa à la Foire de 1939, fit son premier solo à Broadway dans Too Many Girls de Rodgers et Hart, puis rejoignit Lady in the Dark en 1941. L’année suivante, enrôlé dans l’armée, il rejoignit la section théâtre à Fort Jay et co-chorégraphia This Is the Army d’Irving Berlin, dont il fut aussi le danseur principal.
This Is the Army (ou TITA, comme on le surnommait affectueusement) ouvrit ses portes le 4 juillet 1942 au Broadway Theatre. Comme nous l'avons vu dans le chapitre consacré à Irving Berlin, ce fut un triomphe à Broadway avant de partir en tournée mondiale et d’être adapté au cinéma. L’historien Allan Bérubé a montré combien ce spectacle popularisa une image de soldats en drag “normaux, virils et prêts au combat ”. Les numéros de travestis, les allusions, les faux couples hétérosexuels rassuraient les hommes pour qui les rôles de genre rigides structuraient le quotidien. Mais les spectateurs et artistes gays — comme Barclift — y lisaient des sous-textes autrement plus explicites : le plaisir de voir ou d’être un homme en robe, chantant l’amour ou dansant avec un autre homme.
En juillet 1942, Cole envoie à Nelson de brûlants télégrammes: « Je pense à toi sans arrêt. Tout mon amour, Cole». Et il est bien probable que Barclift ait inspiré cette chanson que Betty Garrett créera dans Something for the Boys (voir capitre suivant):
I'm in love with a soldier boy,
So in love with a soldier boy,
I'm in love with an Army man
And can he send me?
Yes, he certainly can.
Je suis amoureuse d’un p’tit soldat,
Si amoureuse d’un p’tit soldat,
Un militaire, un vrai p’tit gars…
Et est-ce qu’il me fait de l’effet?
Oh oui, ça tu peux l’parier.
«I'm in Love with a Soldier Boy» du musical «Something for the Boys» - Cole Porter (1942)
Et comme l’écrit Porter dans le numéro-titre du même spectacle:
... Now my life's completely cluttered With soldiers,
Sailors,
Not to speak of those big marines,
'Cause ...
I'm always doing something
Something for the boys
Or they're doing something for me.
… Ma vie est désormais peuplée de soldats,
De marins,
Sans parler de ces gros marines…
Parce que, vois-tu,
Je fais toujours quelque chose
Pour les garçons.
Ou alors, c’est eux qui font quelque chose pour moi.
«Something for the Boys» du musical «Something for the Boys» - Cole Porter (1942)
Même quand il écrit à Barclift en privé, Cole ne peut s’empêcher de styliser ses sentiments en vers ciselés:
I just heard a meadow-lark lift
Her voice and sing a song in praise of thee
So Barclift-Barclift
I a glass of Cutty Sark lift
And drink to the Meadow
Lark not thee.
C.
Je viens d’entendre une alouette s’élever,
Et chanter tes louanges.
Alors Barclift-Barclift,
Je lève mon verre de Cutty Sark,
Et je bois à l’alouette,
Pas à toi.
C.
«Something for the Boys» du musical «Something for the Boys» - Cole Porter (1942)

Nelson Barclift
Sur une photo signée «Cole», il griffonne à Nelson: «Puritain, impressionnant, mais superbe.» Dans ses télégrammes — l’un adressé à «Edgar N. Barclift» à West Point — Porter remercie tendrement son soldier boy pour ses appels et lui souhaite bonne chance sur scène. Le 14 septembre 1942, il lui laisse un mot à la porte du théâtre: «Nelson, viens au 1-2-3 ce soir.»
Le 1-2-3 Club, situé au 123 East 54th Street, était un club privé raffiné et discret que Porter avait cofinancé. Il y retrouvait ses amis proches… et parfois ses amants. Parmi eux, Roger Stearns, pianiste flamboyant et maître de maison, qui faisait partie du cercle intime de Cole depuis leurs années à Yale. Dans une ancienne revue de soldats intitulée Out o’ Luck, Porter avait déjà écrit pour lui des chansons à l’humour efféminé et drag. L’une d’elles, "Opera Star", se terminait par une confession qui revenait comme un leitmotiv chez Cole: «Je fais des merveilles en amour sur scène… / Mais dans la vie, c’est un désastre.»
À défaut d’une relation durable, Porter savait au moins créer la chanson parfaite. Et quand il chantait: «Je suis amoureux du plus gentil des doughboys», c’était une tendresse bien réelle qu’il mettait en musique — celle, selon ses mots, d’un amour «gentil», posé dans un Indiana idéalisé, là où l’on rime Kokomo avec bungalow.
Porter appelait souvent Barclift «mon petit nez adorable», et signait parfois Albert (son second prénom). Il oscillait entre tendresse, humour, jalousie et lucidité:«Je te manque, malgré le fait que tu es incapable d’amour, d’affection, de loyauté, de sentiment ou d’amitié. Pourquoi diable j’utiliserais autant de papier à lettres? Serait-ce… à cause de ton fichu petit nez?»
Mais il redevenait vulnérable dans des mots écrits à 2h30 du matin: «Bonne nuit mon joli nez. Tu me manques affreusement. Ne m’oublie pas entièrement. Je sais que je ne suis plus tout neuf. Je sais que je suis fauché. Mais sois gentil, Nelson, avec quelqu’un qui t’aime sincèrement…»
Leurs lettres — parfois banales, parfois bouleversantes — révèlent un Cole fragile, drôle, passionné, et malheureux en amour. Comme il l’écrivait lui-même: «Lothario, avoue enfin / Que tu cours après / Chaque nouveau minois qui passe par là…»
Malgré son monde de strass, Cole restait affamé de tendresse. Il voyait passer les fêtes avec Norma Shearer, Fanny Brice, Bill Haines, Ernst Lubitsch ou Moss Hart — mais rien n’y faisait. Nelson lui manquait. Il pouvait écrire: «Je suis un succès pour faire l’amour sur scène, Mais un désastre à la maison…»
Et c’était vrai.
Pendant la guerre, Cole noua de nombreuses amitiés avec de jeunes soldats, souvent grâce à son ami hollywoodien Sam Gertzen — rebaptisé Stark, pour des raisons discrètes. Co-propriétaire, avec son compagnon Allen Walker, d’une chaîne de bijouteries dans les grands magasins I. Magnin, Stark épousa un jour Harriette, fille d’un parrain de la mafia de Kansas City. Elle était plus âgée, mais le mariage fonctionnait: lui, globe-trotter élégant, partait chaque mois «encaisser» à Kansas City, et rentrait à Hollywood les poches pleines de billets. Amateur de théâtre, collectionneur de programmes, il vivait dans un appartement luxueux où Porter se sentait en confiance — ce qui n’était pas si courant pour lui.
À Hollywood, l’humeur de Cole était souvent à la fête. Un soir, il dîna avec son vieil ami Sturge (Howard Sturges) au Chasen’s. Ils croisèrent quelques connaissances et, apprenant que Sylvia Ashley — alors épouse de Douglas Fairbanks Sr. — était clouée au lit, décidèrent de lui rendre visite. La soirée, bien sûr, tourna à la joyeuse pagaille…: «Sturge s’est glissé dans la chambre-forte à fourrures de Sylvia et en est ressorti couvert de toutes ses fourrures, y compris la plus incroyable petite manchon que tu puisses imaginer.» Cole, plus intéressé par le manteau de Douglas que par Sylvia, l’examina discrètement: «Le col est en astrakan, le tissu un tweed bleu marine plutôt sobre... mais bon sang, cette doublure en vison citron! Même si l’ensemble faisait un demi-mètre de plus, je ne pourrais décemment pas te laisser sortir avec un truc pareil. C’est du trash hollywoodien.»
Conclusion: «Donc, mon joli, toujours pas de manteau en vison. Haut les cœurs, mais tant que je n’aurai pas mis la main sur une riche veuve… pas de manteau du tout.»
À cette époque, sa femme Linda partageait son temps entre New York et Williamstown. Cole, bien que souvent absorbé par ses amours et ses mondanités, restait en contact avec elle, l’appelait régulièrement, et incitait même ses amis — y compris ses amants — à prendre soin d’elle: «Sois gentil avec Linda, je t’en prie. Elle t’aime déjà beaucoup, et je veux que vous soyez amis, pour elle… mais surtout pour toi.»
«Night and Day» – Un chef-d’œuvre mystérieux
Composée en 1932 pour la comédie musicale "Gay Divorce" (avec Fred Astaire), la chanson "Night and Day" est l’une des plus grandes réussites de Porter. Elle évoque un désir profond, constant et presque douloureux, présent "night and day" — jour et nuit.
Et Linda dans tout ça? Linda Lee Thomas a été plus qu’une muse sociale pour Porter. Malgré le fait qu’il ait eu des relations principalement avec des hommes, Linda lui a offert stabilité, affection et un genre de partenariat qui a nourri sa créativité. Plusieurs proches de Cole affirmaient qu’elle avait inspiré nombre de ses œuvres, en particulier celles exprimant un amour impossible ou passionné — un amour à la fois réel et inatteignable.
«Night and Day», avec ses accents d’amour obsédant et inaccessible, pourrait donc être interprété (et beaucoup l’ont fait) comme une évocation codée du désir refoulé, que ce soit envers un homme… ou envers une forme d’amour que la société interdisait ou contraignait à se déguiser.
Le célèbre mariage des Porter en 1919 — plus ou moins enjolivé dans Night and Day — traversa, durant la guerre, des zones de turbulence. En 1942, la mère de Henry Hyde, une amie de Linda, séjourna chez elle à Williamstown et déclara qu’elle s’y était réfugiée pour fuir la «méchanceté» de Cole. Selon elle, il l’avait «exilée» là-bas et ne prenait même plus la peine de l’appeler. D’autres témoignages, comme celui de la fille d’un proche de Porter, décrivent un mari souvent distant, reléguant Linda à l’arrière-plan — certains y voyaient l’effet de son homosexualité, d’autres celui d’un égo de génie peu enclin au partage. Pourtant, malgré ces tensions, leur profonde complicité ne fut jamais rompue. Saint Subber (future producteur et scénographe actif à Broadway) écrivait: «Ils étaient souvent en désaccord profond, mais ils s’aimaient d’une amitié rare.»
Même si Linda acceptait les liaisons de Cole avec une grâce remarquable, il est peu probable qu’elle en ait été totalement indemne. De son côté, Porter semblait nourrir une certaine rancune face à sa réprobation silencieuse — et sans doute aussi une forme de culpabilité. Dans les premières années à Paris ou Venise, il la couvrait de musique, la séduisait par le monde étincelant du spectacle. Il l’aimait avec tendresse, sinon avec passion — ce qui lui suffisait peut-être. Mais avec l’âge et la maladie, Cole devenait plus libre, moins discret, et les rumeurs qu’il suscitait finissaient par entamer la dignité de Linda.
Le 20 mars 1942, à 3 heures du matin, Cole écrit une lettre nocturne depuis Hollywood à Barclift, ivre, insomniaque, et sans filtre. Ray Kelly se souvenait que Porter composait parfois dans ces états, oubliant tout au matin; lui parvenait à en reconstituer une bonne moitié à l’oreille — sans doute l’une des raisons de sa généreuse part d’héritage.
Dans cette même lettre, Porter note avec une précision espiègle que c’était la Saint-Joseph la veille, et la Saint-Cuthbert ce jour-là. Il précise, non sans ironie, qu’il n’a jamais eu beaucoup de goût pour la Saint-Joseph… «Il n’a jamais digéré qu’on l’appelle le mari de la Vierge Marie. Et tu sais ce qu’elle a pondu…» Il annonce aussi à Barclift que la méchante chambre d’amis de sa «cabane» est prête, et raille une photo reçue: «On aurait dit cette vieille gouine russe qui chantait à Paris avec une guitare. Elle s’appelait Stroeva, je crois. Demande à Sturge.»
Il encourage Nelson à rencontrer Jean Howard: «Elle sera à New York pour la Saint-Victorian. Je lui ai dit que tu étais mon flirt passager.» Mais il ajoute tout de même: «Ne la rate pas. C’est une des grandes dames d’Amérique.»
Il s’inquiète des purlieus — ces repaires homosexuels — où il soupçonne Barclift d’aller: «T’y es allé ce soir? Allez, avoue. Dis ‘Coupable’.» Mais il tempère sa jalousie par une belle déclaration: «Tout ce que tu fais me ravit, jour et nuit. Merci d’exister.» Et il signe: «Ton pote, toujours ton fan… Albert.»
Cole Porter était aussi un homme d'affaires. Dans une de ses lettres, Porter raconte que la MGM souhaitait qu’il écrive de nouvelles chansons pour l’adaptation filmée de DuBarry. Ils lui proposaient une somme importante, mais refusaient d’étaler le paiement sur plusieurs années — ce qui l’angoissait: « Mon impôt sur le revenu pour 1942 sera tellement énorme que je vais crever de faim.»
Il râlait aussi contre le projet du réalisateur Gregory Ratoff:«Travailler pour Ratoff est tellement dingue que cela m’a presque abattu.» Ce film — Wintergarden, rebaptisé Something to Shout About — devait à l’origine comporter sept chansons, puis neuf, selon le contrat du 27 juin 1942. L’obligation supplémentaire l’irritait sans doute. Ratoff avait beau dire: «La musique est l’élixir de l’âme. J’l’aime. Dans mes films, j’ai ce qu’il y a de mieux.», travailler avec lui restait un cauchemar.
Revenons quelques instants à ses amours pour Nelson Barclift. Dans une lettre datée du 1er juin 1942, Cole s’excuse de parler avec lui affaires: «Je suis beaucoup plus intéressé par tout ce qui te concerne.» Il supplie Nelson de l’appeler en PCV le dimanche à 19h, heure de New York. «Tu m’as dit penser à moi cent fois par jour. J’adore ça.» Encore une fois, il pousse Nelson à appeler sa femme Linda à Williamstown et même à aller la voir s’il a quelques jours libres: «Je t’aime tant. Et je sais que plus tu la connaîtras, plus tu seras heureux. Tout ce que tu fais est ma joie, 24h/24… Bénis sois-tu d’être vivant.» On peut se demander si ce désir de faire rencontrer Linda à ses jeunes compagnons n’était pas, pour Cole, une façon de donner une légitimité à sa vie sentimentale.
Le film Something to Shout About du réalisateur Gregory Ratoff avec Don Ameche et Janet Blair, inclut You’d Be So Nice to Come Home To — la chanson que Nelson Barclift appelait «notre chanson». Robert Kimball rappelle qu’elle porta d’abord d’autres titres, comme Something to Keep Me Warm, avant d’être écrite en avril 1942 et nommée aux Oscars l’année suivante. Elle résumait à merveille le manque ressenti par les amoureux séparés par la guerre. Mais pour Cole, elle avait une résonance plus intime. Le narrateur se plaint de l’inconstance de l’être aimé — écho discret à ses propres tourments. Sous son élégance mélodique, la chanson cache une douce amertume. Comme souvent chez les écrivains, les lettres de Porter à Kochno ou à Barclift détonnent par leur simplicité, presque naïve. L’élan amoureux fige la plume: «Je t’aime. Tu me manques.»
Mais là où les mots échouaient, la musique prenait le relais. Et You’d Be So Nice to Come Home To condense non seulement son amour pour Barclift, mais aussi celui de tous les soldier boys en attente d’un retour.
Le patriotisme de Cole venait à la fois d’une vraie décence forgée dans l’Indiana, et d’une fascination pour ces jeunes soldats beaux, solitaires, un peu perdus — reflets de ses désirs et de sa quête d’intimité. Un ancien officier de la Navy se souvenait qu’en 1943, à la veille de son départ, Cole et Sturges l’avaient invité à dîner. Il les avait alors sermonnés pour leur luxe oisif. Ils n’avaient pas répliqué, payé l’addition, et l’avaient raccompagné. Des années plus tard, il comprit l'indulgence de Porter et Sturges lorsque sa femme lui glissa en souriant: «Tu sais… tu étais un très beau jeune officier.»
Charles, jeune aviateur rencontré grâce à Robert Wheaton, se souvenait de la générosité discrète de Cole. Après son départ outre-mer, Porter lui écrivait en multipliant les enveloppes, pour que son nom soit annoncé plusieurs fois par le facteur militaire — un petit geste, mais chargé de tendresse.
L’éditeur Robert Giroux raconte avoir vu Cole au bar du Waldorf-Astoria, entouré de soldats, impeccablement boutonnié. Un barman lui glissa: «Si vous voulez rencontrer Cole Porter, c’est ici — il tient salon tous les jours pour les militaires.» Officiers ou simples GI, tous étaient les bienvenus. À Hollywood, certains soldats logeaient même chez lui à Brentwood, faute de place ailleurs.
C’est en 1943 que Robert Wheaton croisa Cole au Café Gala — cabaret mythique installé là où se trouve aujourd’hui le Spago. Le lieu, tenu par Johnny Walsh (beau garçon gay financé par la baronne d’Erlanger, amie de Linda), vibrait des airs de Broadway. On y croisait Judy Garland, Lena Horne… et Porter, habitué du lieu, y invita Bob, jeune soldat de San Diego, à l’une de ses fameuses pool-parties du dimanche. Le club se disait hétéro, mais baignait dans une atmosphère ouvertement gay — comme bien des lieux chers à Cole.Lors d’une visite à l’hôpital, Wheaton vit Cole brandir un télescope: il s’en servait, disait-il, pour observer les mouvements au chantier naval de Brooklyn. Passionné par la Navy, il envoyait même à ses amis déployés des livres codés, signalant les allées et venues d'autres connaissances. Une forme d’humour… en temps de guerre.
En 1943, en pleine Seconde Guerre mondiale, Cole Porter poursuit sur la lancée des musicals patriotiques. Something for the Boys le réunit pour la troisième fois en quatre ans avec le duo de librettistes Herbert et Dorothy Fields, et marque le retour d’Ethel Merman comme tête d’affiche d’un de ses shows (après une pause en 1941-42). Produit par Michael Todd, le spectacle cherche à surfer sur le succès de Panama Hattie et Let’s Face It! en combinant Merman et un contexte militaire. La nouveauté ici est que Porter composa avec des sonorités big band swing, très en vogue en 1943, ce qui donne à la partition une couleur résolument moderne pour l’époque.
L’histoire, farfelue, implique des jeunes femmes et un camp militaire – un scénario favorable aux quiproquos et à l’exaltation de l’effort de guerre. Durant la création, Porter est conscient de la nécessité de plaire aux soldats en permission et à leurs familles, nombreux dans le public. Le titre même, Something for the Boys («Quelque chose pour les gars»), indique l’intention d’offrir du divertissement aussi bien aux boys (soldats) qu’aux civils.
Le spectacle fut présenté en Try-Out à Boston le 18 décembre 1942. Les critiques locaux saluèrent avec enthousiasme l’opulence de la production. Même si Eliot Norton regretta la faiblesse du livret, il déclara que Cole Porter était «le meilleur dans son genre parmi les compositeurs de musicals». Il le décrivait comme «un petit homme à lunettes venu de Peru, Indiana, figure semi-légendaire que les producteurs convoquent depuis quelque sanctuaire doré… et qui livre invariablement des chansons fredonnées, chantées, sifflées de l’Est à l’Ouest.» Mais Norton ajoutait un bémol: «Comme souvent, M. Porter pèche par mauvais goût dans ses paroles. Mais ses mélodies sont merveilleusement chantantes, et toutes baignées d’un rythme irrésistible.»
George Beiswanger fut sans doute le plus éclairé des commentateurs du spectacle. Dans Theatre Arts (avril 1943), il écrivait: «Un bon livret de comédie musicale, comme celui qu’ont écrit Herbert et Dorothy Fields, offre de grands espaces — où l’on peut faire passer un char d’assaut ou galoper les chevaux fous de l’inspiration.» Et d’évoquer la chanson "By the Mississinewa", avec laquelle Ethel Merman et Paula Laurence faisaient crouler la salle. Porter racontait:
« Elle m’est arrivée sur un plateau d’or. Il nous fallait une chanson comique — c’était la place idéale dans le spectacle. Mais sur quoi? Personne n’avait d’idée. Et c’est là que ça devient vraiment difficile. On te dit: "Il nous faut une chanson drôle", et c’est tout. Quelqu’un m’a suggéré d’utiliser le matériel de cabaret de Paula Laurence. Mais je ne voulais pas. Puis, soudain, la chanson était là. D’où elle vient? Aucune idée. Bon… la Mississinewa passe juste devant notre véranda, dans l’Indiana.»
Cole Porter
La première new-yorkaise, organisée avec flamboyance par le producteur Mike Todd incandescent malgré les restrictions de guerre, fut un événement mondain d’envergure. Un critique la salua comme «l’audience la plus chic de l’année». Marlene Dietrich arriva au bras de Jean Gabin, Grace Moore côtoyait une ribambelle de généraux en grande tenue. Beaucoup avaient dîné chez Jack and Charlie’s avant de filer au Stork Club, à El Morocco ou au Copacabana. Elsa Maxwell, tout sourire, présenta Wendell Willkie à Cole Porter — un autre enfant de l’Indiana.
Le succès fut immédiat: dès le lendemain, des files d’attente serpentaient sur plusieurs pâtés de maisons. Les cinq premières représentations rapportèrent 20.655 $, les prix du samedi soir furent augmentés. La 20th Century–Fox, déjà engagée à hauteur de 62.500 $, acheta les droits pour 305.000 $ — un record pour un musical de Broadway — mais Porter et les Fields jugèrent cela insuffisant. L’offre fut donc revue à la hausse.
Dans la foulée, Todd annonça un nouveau projet Porter/Fields, Fairytale for Adults, avec Vera Zorina, futur Light Wines and Dancing, qui devait réunir William Gaxton et Victor Moore — mais ne vit jamais le jour.
Michael Todd - surtout connu aujourd’hui comme l’époux d’Elizabeth Taylor mort dans un crash - venait d’un milieu modeste: cireur de chaussures, vendeur de journaux, puis boucher. Il s’enrichit à la Foire de Chicago, encore plus à celle de New York, avant de produire Star and Garter. Lorsque Porter se sépara de Vinton Freedley, il se rappela du succès de The Hot Mikado sous la houlette de Todd et lui confia la production. Pourquoi cette séparation de Freedley? Ce dernier avait exigé des changements dans Something for the Boys auxquels ni Porter ni les Fields n’adhéraient. Cole déclara: «Toutes ses suggestions étaient mauvaises. Il me considérait encore comme un amateur.» Il rompit donc les ponts.
Fait remarquable: Merman, qui revenait sur scène après avoir eu un enfant, ne reçut le script que deux semaines avant l’ouverture. Peu probable? Pas pour elle :
« Je n’ai jamais eu besoin de mémoriser une chanson. Je la passe deux ou trois fois avec Lew Kesler (le pianiste attitré de tous mes spectacles avec Cole), et c’est dans ma tête pour toujours. Je l’essaie ensuite à sa place dans le show, et j’ajoute une petite touche : un clin d’œil, un geste, un soupir.»
Ethel Merman
Le spectacle fut un triomphe et tint l'affiche 422 représentations. En tournée, Merman fut remplacée par Joan Blondell (épouse de Mike Todd), avec un succès plus mesuré.
L’histoire? Alors... accrochez-vous, parce que plus improbable, c'est difficile!!!! Trois cousines excentriques héritent ensemble d’un vieux manoir délabré au Texas, près d’une base militaire (le camp Texas). Blossom (Ethel Merman) est une chanteuse de night-club débrouillarde, Chiquita (une vendeuse ambulante) et Harry (une ouvrière d’usine) complètent le trio. Elles décident de transformer la demeure en pension pour héberger les épouses de soldats stationnés à la base. Le commandant de la base, le colonel Grubbs, soupçonne d’abord qu’elles ouvrent une maison de rendez-vous douteuse et cherche à les faire expulser. Cependant, Blossom découvre qu’une de ses plombages dentaires, recouvert d’une substance spéciale (carborundum), lui permet de capter les ondes radio – elle entend sans le vouloir des communications militaires secrètes. Elle s’en sert pour démasquer un espion qui se cachait parmi elles, sauvant ainsi la réputation de la pension et aidant l’armée. Parallèlement, Blossom tombe amoureuse d’un sergent chef d’orchestre, Rocky, déjà fiancé à une jeune femme snob. Grâce à ses exploits (et à son charme), Blossom finira par conquérir Rocky. Quant aux cousines, l’une s’éprend d’un G.I. timide, l’autre d’un aristo ruiné se faisant passer pour domestique. La pièce se conclut sur un grand spectacle organisé pour les soldats, où Blossom et ses complices offrent “quelque chose pour les boys” – un final patriotique et festif où tout rentre dans l’ordre: l’espion est arrêté, les couples légitimes formés et la pension légitimée comme foyer de l’effort de guerre.
Un appareil radio… dissimulé dans une dent! Absurde ? Totalement. Mais les spectateurs en redemandaient. Même Merman estimait qu’une intrigue facile à suivre, en pleine guerre, était un atout. Porter adorait ce livret. Les Fields étaient, selon lui, des collaborateurs idéaux: lorsqu’un problème surgit en deuxième acte, ils plongèrent dans la malle de leur père (Lew Fields, du duo comique Weber and Fields) et en sortirent aussitôt le bon matériel. Merman estimait que c’était «l’une des meilleures partitions que Cole ait jamais écrite pour moi». Peu de gens partagent encore cet avis...
Dans "Hey, Good-Lookin'", il cite Mrs. Browning, Tallulah Bankhead, et fait dire de Merman qu’elle est «le chaînon manquant entre Lily Pons et Mae West». Quant à "By the Mississinewa", elle tenait particulièrement à cœur à Cole: la rivière coulait près de Westleigh Farms, là où il gambadait enfant. Initialement écrite comme solo pour Paula Laurence, la chanson devint un duo dès que Merman l’entendit: «Et elle fut sensationnelle.» Les deux actrices, en tenues d’Indiennes caricaturales, faisaient hurler de rire la salle. Merman raconte: «Les tenues étaient hideuses — longues robes, mocassins, tresses. Rien qu’en nous voyant, le public éclatait de rire, au point de ne plus entendre les paroles.» Peu après, Merman accusa Paula Laurence de lui voler des effets scéniques. Paula fut écartée du show...
Dans ses mémoires, Merman raconte qu’elle réclamait une nouvelle chanson si le public ne réagissait pas assez. Elle décrit aussi comment Porter écrivait pour elle:«Il étudiait ma voix. Il avait déterminé que La bémol, Si bémol et Do naturel étaient mes meilleures notes. Il plaçait les mots-clés pile dessus. Ça me mettait en valeur, et ça servait ses chansons.»
Dans Theatre Arts (avril 1943), on lit ce qui allait devenir la nouvelle norme avec l’arrivée d’Oklahoma!: «Le compositeur de comédie musicale n’écrit pas des chansons populaires. Il crée le tissu lyrique d’une soirée comique. Et son point de départ, c’est le livret.»
Porter, en vérité, avait souvent écrit à partir du livret. Ce qu’on critique lourdement aujourd’hui, ce sont surtout les intrigues superficielles de l'époque, tolérées avant Show Boat et Oklahoma!.
Something for the Boys marque la fin de la première grande période de Cole Porter à Broadway (1915–1943), qu’il clôt sur un ton à la fois dynamique et résolument patriotique. Cette œuvre illustre l’évolution stylistique du compositeur vers les sonorités des années 1940, intégrant des éléments du swing et de l’esthétique big band dans son écriture orchestrale, ce qui témoigne de sa capacité à adapter son langage musical aux attentes du public de son temps.
Le spectacle confirme également l’importance croissante d’Ethel Merman dans l’univers créatif de Porter. Une fois encore, c’est en pensant à ses aptitudes vocales et à son registre comique que le compositeur conçoit nombre de ses chansons, faisant de l’interprète non seulement une interprète idéale, mais aussi une collaboratrice implicite dans le façonnement du produit final. Cette synergie renforce l’impact de Porter sur la scène musicale américaine, où il s’est imposé, entre 1925 et 1943, comme une figure majeure, alliant l’élégance harmonique à un esprit mordant, tout en s’ajustant aux mutations esthétiques d’une époque marquée par la transition du jazz insouciant des années 1920 vers des tonalités plus martiales et collectives dans les années de guerre.
Par son titre même, Something for the Boys révèle une volonté explicite de s’adresser à un public ciblé – celui des soldats et de ceux mobilisés par l’effort de guerre. Ce musical peut être lu comme une contribution à l’économie du divertissement patriotique de la Seconde Guerre mondiale, un domaine dans lequel Porter, tout en demeurant fidèle à son style, s’inscrit pleinement. L’œuvre constitue aussi un jalon important dans l’histoire personnelle du compositeur : il s’agit de sa dernière création avant une interruption de plusieurs années, motivée à la fois par ses problèmes de santé récurrents et par les profondes transformations du théâtre musical américain.
L’année 1943 marque en effet un tournant esthétique majeur avec l’émergence du modèle dit « intégré », incarné par le succès d’Oklahoma! de Rodgers et Hammerstein, dont la dramaturgie musicale repose sur une cohésion renforcée entre récit, personnages et numéros chantés. Dès lors, Porter se trouve face à la nécessité de se redéfinir pour retrouver une position centrale dans un paysage en mutation – ce qu’il accomplira avec brio quelques années plus tard avec Kiss Me, Kate (1948).
Entre 1925 et 1943, Porter a néanmoins constitué un corpus d’une richesse considérable : chacune de ses œuvres, qu’elle ait connu un succès retentissant ou une réception plus modérée, a contribué à façonner la comédie musicale moderne. Avec Something for the Boys, il livre une synthèse énergique de ses talents – un mélange d’humour, de mélodie et d’intuition scénique – tout en s’inscrivant dans le contexte spécifique d’un pays en guerre. Cette pièce peut dès lors être perçue comme l’apogée d’une période et le prélude à une nécessaire métamorphose.


.png)
.png)




