4.D.1) Les Earl Carroll’s Vanities des années '20

Earl Carroll
Dans le trio des grandes revues concurrentes, les Vanities d’Earl Carroll occupent une place particulière. Earl Carroll, producteur-showman à la personnalité flamboyante, misait sur un concept alliant séduction, provocation et élégance. Sa devise tacite était d’en montrer «toujours un peu plus» : plus de peau, plus de luxe, plus de sensationnel.
Les Vanities – lancées en 1923 – se distinguaient par leurs tableaux coquins et leurs somptueuses chorégraphies de girls souvent peu vêtues, ce qui valut à Carroll une réputation de frôler la censure. Son théâtre affichait fièrement: «Through these portals pass the most beautiful girls in the world» («Par ces portes entrent les plus belles filles du monde»).
Le style des Vanities, c’était donc la revue glamour et sexy, agrémentée de numéros comiques et musicaux, mais où la véritable vedette était la mise en scène de la beauté féminine.
Dans les années '20, il y eu des Earl Carroll’s Vanities de 1923 à 1926 et en 1928.
4.D.2) Earl Carroll's Vanities [1930]
Au tournant des années 1930, les Earl Carroll’s Vanities sont à leur apogée. L’édition de 1930 (ouverte à l’été 1930 au New Amsterdam Theatre) affiche une longévité honorable de 215 représentations, preuve que malgré la crise financière, le public est friand d’évasion frivole. Fait notable, Earl Carroll y engage pour la première fois un jeune comédien qui fera du chemin: Jack Benny. Celui-ci fait ses débuts à Broadway dans les Vanities de 1930, apportant son humour pince-sans-rire en quelques apparitions qui marqueront assez le public. Il deviendra le roi du timing comique, maître du silence lourd de sens et champion de l’autodérision. En quelques mots: flegmatique, pince-sans-rire, radin (de légende), et toujours vieux de 39 ans. Son personnage de violoniste médiocre, éternellement vaniteux mais attachant, a marqué l’âge d’or de la radio et de la télévision américaine. La découverte d'artiste, c'est aussi un des rôles curciaux des revues.
D’autres talents peu connus à l’époque figurent au programme, car Carroll aimait lancer de nouveaux visages dans des sketches humoristiques ou des chansons légères intégrées entre les grands tableaux de danse.
4.D.3) Earl Carroll's Vanities [1931]
Les Vanities de 1931 vont connaître un succès retentissant, avec 300 représentations jusqu’au printemps 1932 – l’un des records de la série, démontrant la popularité intacte du genre. Earl Carroll enrichit cette édition d’une qualité musicale notable: il fait appel au jeune compositeur Burton Lane (futur auteur de Finian’s Rainbow) qui compose des chansons. Si ces airs n’ont pas tous traversé le temps, ils apportent à la revue une fraîcheur mélodique et un cachet «Broadway raffiné».
Côté distribution, on retrouve le comique Willie Howard (rescapé des Follies et Scandals, garantissant des rires) et sans doute de ravissantes showgirls menées par la belle Beryl Wallace – danseuse star des Vanities et égérie de Carroll. L’édition 1931 excelle dans ce qui fait la marque des Vanities: des tableaux vivants spectaculaires, des costumes extravagants et quelques touches d’érotisme soft qui font parler d’eux dans la presse.
Carroll aime choquer juste ce qu’il faut: par exemple, un numéro intitulé « Around the World in 80 Minutes » promène le public dans différents pays avec des danseuses costumées de façon de plus en plus légère… Le tout restant dans une imagerie luxueuse qui donne au scandale un air chic.
4.D.4) Earl Carroll's Vanities [1932]

Will Mahoney en couverture du Playbill
des "Earl Carroll's Vanities [1940]"
du 25 janvier 1932
En 1932, la formule montre ses limites face au durcissement économique. Earl Carroll’s Vanities [1932] (sous-titrée parfois New Earl Carroll Vanities) ouvre le 27 septembre 1932 mais ne tient l'affiche que 87 représentations et ferme le 10 décembre, avant les fêtes.
Malgré cela, cette édition s’avère artistiquement marquante. D’une part, elle introduit une chanson appelée à devenir un classique: «I’ve Got a Right to Sing the Blues» (J’ai le droit de chanter le blues). Ce grand blues tragique est composé spécialement pour le spectacle par Harold Arlen, jeune compositeur américain, bien avant qu’il n’écrive Over the Rainbow. La chanson, interprétée dans une mise en scène sophistiquée, est un moment fort de la revue 1932, contrastant avec les habituelles chansons légères – preuve qu’une revue peut aussi produire des standards émouvants.
D’autre part, Carroll s’entoure pour la partie visuelle d’un talent alors inconnu: Vincente Minnelli, qui conçoit certains décors et costumes de 1932 et éblouit par son sens du spectacle et de la couleur. Minnelli sera acclamé pour son travail novateur, cette revue lui apportant une première reconnaissance avant sa grande carrière de metteur en scène.
Sur scène, l’édition 1932 voit également briller un certain Milton Berle, qui campe avec verve plusieurs personnages comiques loufoques – bien avant de devenir Monsieur Télévision dans les années 1950, Berle s’aguerrit ainsi aux Vanities dans l’art du sketch.
Malgré tous ces atouts (ou peut-être à cause d’une audace trop avant-gardiste), les Vanities de 1932 n’ont pas trouvé leur public et marquent la fin de la série à Broadway. Enfin presque...
4.D.5) Earl Carroll's Vanities [1940]

Danceuses des "Earl Carroll's Vanities [1940]"
Earl Carroll, ce flamboyant producteur, tentera de raviver sa série mythique de revues en 1940. Après une pause de 8 années, il revient avec l’espoir de redonner vie à ses fastueux spectacles de girls, de plumes et de glamour un brin provocant.
Mais le public de 1940 n’est plus tout à fait celui des années folles. La comédie musicale à livret a gagné en popularité, le goût du public évolue, et les revues traditionnelles paraissent soudain datées.
Malgré un cast correct, des décors soignés et les éternelles promesses de “beauté à profusion”, le spectacle ouvre au Broadway Theatre dans une relative indifférence. Les critiques le trouvent anachronique, sans originalité, et certains dénoncent même une certaine vulgarité gratuite. Le style Carroll — autrefois transgressif avec élégance — semble désormais éculé face aux exigences narratives et musicales de la nouvelle génération de spectacles. Il ne suffit plus de montrer de jolies filles en plumes dans des poses artistiques: on veut du fond, des histoires, des stars capables d’émouvoir ou de faire rire autrement.
Résultat: le spectacle a ouvert le 13 janvier et fermera trois semaines plus tard, le 3 février après 25 représentations. Un terrible échec commercial, qui scelle la fin d’un cycle. Carroll, qui avait été l’un des maîtres du genre, ne retrouvera plus jamais la scène avec le même éclat. Il mourra tragiquement deux ans plus tard, en 1942, dans un accident d’avion avec sa muse Beryl Wallace — une sortie dramatique pour un homme de spectacle.
Les Vanities ont donc incarné dans les années 1930 le versant sensuel et controversé de la revue de Broadway. Earl Carroll y a poussé loin le raffinement visuel et l’audace, faisant fi à l’occasion des ligues de vertu. Ces spectacles ont servi de tremplin à des talents variés – de Jack Benny à Marc Blitzstein (co-auteur de la revue 1937 Pins and Needles, après avoir écrit pour Carroll) – et légué quelques moments d’anthologie. Surtout, les Vanities ont prouvé que même en temps de crise, le public aimait être ébloui par le scandaleux sophistiqué, ne serait-ce que le temps d’une soirée sur Broadway.


.png)
.png)




