En 1938, la 20th Century Fox entreprend un projet ambitieux: un film musical-spectacle retraçant l’évolution de la musique populaire américaine sur près de trois décennies, en utilisant exclusivement des chansons d’Irving Berlin comme trame sonore. Le film, intitulé Alexander’s Ragtime Band – d’après le premier grand hit de Berlin en 1911 – n’est pas une biographie de Berlin, mais il s’en inspire librement et sert d’hommage à son œuvre. Berlin collabore étroitement avec le studio: il autorise l’utilisation d’une multitude de ses chansons (pas moins de 29 au total, dont la majorité de sa période 1911-1938), et compose même deux nouvelles chansons pour l’occasion, notamment « Now It Can Be Told » spécialement pour le film. Fox réunit une distribution prestigieuse: Tyrone Power, Alice Faye, Don Ameche, Ethel Merman… et confie la réalisation à Henry King. C’est un blockbuster de prestige, et Berlin en est en quelque sorte le cœur invisible – si bien qu’il est crédité à l’histoire originale du film, occupant une place inhabituelle pour un compositeur dans le générique. Le contexte de l’époque (1938) est celui d’une montée des périls en Europe; Hollywood cherche à exalter le patrimoine américain et Alexander’s Ragtime Band correspond parfaitement à cette aspiration, en célébrant la musique nationale et l’« Américanité » via le parcours d’un orchestre de ragtime puis de jazz.

Le film déroule une saga romancée s’étendant de 1915 aux années 1930, centrée sur Roger Grant (Tyrone Power), un jeune violoniste classique qui décide d’embrasser la nouvelle musique syncopée du ragtime sous le pseudonyme d’Alexandre. Il forme un orchestre de jazz – « Alexander’s Ragtime Band » – avec lequel il part conquérir le public. Il recrute la chanteuse Stella Kirby (Alice Faye), de milieu modeste, dont il tombe amoureux bien que leur relation soit orageuse. Le pianiste compositeur du groupe, Charlie (Don Ameche), aime aussi Stella en secret, formant un triangle sentimental. La première partie les montre triompher à San Francisco en jouant des airs de ragtime endiablés (dont naturellement « Alexander’s Ragtime Band », le numéro qui fait leur renommée). Puis la Grande Guerre survient : Alexandre et Charlie s’engagent dans l’armée et partent en Europe, tandis que Stella reste et devient une vedette de cabaret sous l’égide de Jerry (Jack Haley) et une meneuse de revue comique (interprétée par Ethel Merman). La guerre crée un éloignement tragique : Alexandre, blessé, perd contact avec Stella qui, croyant avoir été abandonnée, épouse Charlie par dépit. Après la guerre, Alexandre revient, cœur brisé en apprenant le mariage de Stella et Charlie. Il monte à New York où le style musical évolue vers le swing. Stella, malheureuse en mariage, reprend la chanson ; Charlie comprend qu’elle aime toujours Alexandre et s’efface. Le film culmine avec la réunion d’Alexandre et Stella lors d’un concert philharmonique où l’orchestre de ragtime se produit dans une salle classique – symbole de la reconnaissance de la musique jazz comme art noble. C’est là que Stella chante la nouvelle composition d’Alexandre, « Now It Can Be Told », une ballade émouvante qui avoue enfin l’amour resté tu (reflétant leur histoire). L’intrigue se conclut sur la réunion amoureuse et musicale des protagonistes, et l’apothéose d’une jam session où tous reprennent « Alexander’s Ragtime Band » dans un final joyeux. Tout au long du film, les chansons d’Irving Berlin jalonnent les époques : du ragtime de la jeunesse (« Alexander’s Ragtime Band », « Ragtime Violin ») aux chants patriotiques de 1917 (« Oh! How I Hate to Get Up in the Morning », que les soldats entonnent dans les tranchées, cameo chanté par Berlin lui-même à l’écran), en passant par les standards des années 20 (« Blue Skies », « A Pretty Girl is Like a Melody ») et les airs swing des années 30 (« Heat Wave », « Cheek to Cheek », etc., souvent intégrés dans des numéros de cabaret ou de concert). Cette riche bande musicale tisse l’arrière-plan émotionnel de l’histoire, chaque chanson reflétant l’époque traversée ou les sentiments des personnages.

Alexander’s Ragtime Band est un énorme succès à sa sortie en août 1938, tant critique que public. Il devient le plus grand succès au box-office de la Fox pour la décennie, et même, selon certaines sources, le film le plus rentable des années 1930 pour le studio. La critique est globalement positive, soulignant la somme extravagante de numéros musicaux et la qualité de ceux-ci. Le Hollywood Reporter parle d’« un tourbillon musical somptueux couvrant 30 ans de mélodies bien-aimées ». Le public, quant à lui, est enchanté par la nostalgie des airs connus – nombreux spectateurs pouvaient fredonner en même temps des chansons qui avaient bercé leur jeunesse. Le film est nommé pour six Oscars, dont Meilleur film et Meilleure histoire (Irving Berlin est personnellement nommé dans cette catégorie). Il remporte l’Oscar de la Meilleure musique (pour l’adaptation orchestrale de ses chansons), consacrant ainsi la dimension musicale de l’œuvre. Alexander’s Ragtime Band est salué pour la performance de ses acteurs-chanteurs: Alice Faye et Don Ameche émouvants, Tyrone Power crédible en musicien fougueux, et Ethel Merman apportant pep et humour. Du point de vue musical, une des nouvelles chansons, « Now It Can Be Told », remporte un grand succès et obtient également une nomination à l’Oscar de la Meilleure chanson originale. Au-delà des États-Unis, le film plaît dans les pays où il est diffusé, car il offre un panorama divertissant de la musique américaine. Surtout, en ces temps pré-guerre, Alexander’s Ragtime Band agit comme un véhicule patriotique doux-amer : il célèbre la culture nationale (avec « God Bless America » entendu en fond dans une scène patriotique) tout en rappelant l’épreuve de la Grande Guerre. Les critiques plus tièdes concernent le scénario, jugé convenu voire sirupeux, mais tous s’accordent pour dire que c’est la musique la véritable star, faisant de l’expérience un régal. En somme, ce film est un triomphe multi-générationnel, parlant autant aux nostalgiques du ragtime qu’aux jeunes amateurs de swing.

Alexander’s Ragtime Band consolide la légende d’Irving Berlin à Hollywood et dans la culture américaine. D’une part, il démontre la puissance attractive de son catalogue: des chansons composées sur près de trente ans s’assemblent pour former la colonne vertébrale d’un film à grand spectacle, preuve que Berlin a su capter l’esprit de chaque époque traversée. D’autre part, le film contribue à la mythologie de la musique américaine en la racontant à travers Berlin – d’ailleurs, Berlin avait lui-même commencé dans les années 1910 en surfant sur la vague du ragtime, le film fait donc écho à son parcours, bien qu’il ne soit pas explicitement un biopic. Ce succès influence la perception du songwriter : il est désormais célébré de son vivant comme un trésor national. Sur le plan cinématographique, Alexander’s Ragtime Band inaugure le genre du film « jukebox » (avant la lettre) basé sur l’œuvre d’un seul compositeur, genre qui réapparaîtra plus tard (on pense aux films hommage à Gershwin, Porter, etc.). Berlin lui-même participera plus tard à d’autres anthologies filmées de ses chansons (Blue Skies en 1946, There’s No Business Like Show Business en 1954). Grâce à ce film de 1938, certaines de ses anciennes chansons connaissent une seconde jeunesse – par exemple « Alexander’s Ragtime Band » redevient populaire plus de vingt ans après sa création. Le film remporte aussi un franc succès international, renforçant l’influence de la musique de Berlin dans le monde. De plus, Alexander’s Ragtime Band ayant remporté l’Oscar de la meilleure musique de film, Berlin se voit honoré indirectement pour l’ensemble de son œuvre, une reconnaissance rare. Pour Irving Berlin, c’est l’apothéose d’une décennie de travaux à Hollywood : après cela, il prendra un peu de recul et se consacrera en 1940 à un retour sur Broadway (Louisiana Purchase), avant de contribuer à l’effort de guerre. Mais Alexander’s Ragtime Band restera l’un des films emblématiques associant son nom à l’âge d’or de la comédie musicale. Il prouve que ses mélodies, qu’elles accompagnent un récit ou non, ont le pouvoir de toucher profondément le public et de traverser le temps – exactement ce qu’Irving Berlin souhaitait en tant qu’artiste. En célébrant la carrière de Berlin à l’écran, le film participe à cimenter son héritage: en 1943, lorsque l’American Film Institute établira des archives, Berlin sera l’un des premiers compositeurs ainsi consacrés, en partie grâce au souvenir flamboyant de Alexander’s Ragtime Band, ce « plus grand succès des années 30 » de la Fox qui reste une référence du genre.

À la fin des années 1930, Irving Berlin collabore à un projet de comédie musicale un peu particulier pour la 20th Century Fox : Second Fiddle (1939). Ce film, conçu comme une satire de Hollywood, s’inspire de l’histoire véridique de la recherche d’une actrice inconnue pour incarner Scarlett O’Hara dans Autant en emporte le vent. Dans Second Fiddle, on suit en effet les manigances publicitaires autour d’un casting national fictif. Berlin est engagé pour composer l’intégralité des chansons du film – un atout de poids pour une production sans méga-stars du chant (les rôles principaux sont tenus par Sonja Henie, championne de patinage, et Tyrone Power). L’idée de Fox est de répéter l’exploit d’Alexander’s Ragtime Band en misant sur la popularité de Berlin : bien que Second Fiddle soit un film plus modeste, on l’annonce en soulignant « les nouvelles chansons d’Irving Berlin ». Berlin s’exécute et livre plusieurs chansons originales et contemporaines (pas de mélodies « period », puisqu’il s’agit d’une histoire actuelle). Le film est tourné en 1939 et sort à la fin de l’été, surfant sur l’attente frénétique autour du vrai Gone with the Wind.

Dans Second Fiddle, Jimmy Sutton (Tyrone Power) est un agent de publicité pour un grand studio hollywoodien. Pour faire monter le suspense sur le casting d’un prochain film, il invente une romance fictive entre une jeune institutrice du Midwest, Trudy (Sonja Henie), tout juste sélectionnée pour le rôle principal, et un célèbre crooner, Roger Maxwell (Rudy Vallée). Le but est de faire les choux gras des journaux en alimentant un faux triangle amoureux, afin de promouvoir la nouvelle venue. Bien sûr, les choses se compliquent lorsque Jimmy lui-même tombe amoureux de Trudy, alors qu’il l’a poussée dans les bras du chanteur pour les besoins de la campagne. Trudy, quant à elle, est dépassée par ces stratagèmes médiatiques et doit apprendre le milieu du cinéma tout en clarifiant ses sentiments. Tout se résout lors de la première du film dans le film : la vérité éclate, Trudy choisit Jimmy (le « second rôle » modeste) plutôt que la star, et tout finit par un numéro chanté festif. Dans cette comédie légère, Irving Berlin insère des chansons qui commentent ironiquement l’action. Par exemple, le personnage de Rudy Vallée chante « I Poured My Heart Into a Song » – ballade romantique douce-amère – qui devient l’hymne de son amour à sens unique pour Trudy. Cette chanson, véritablement composée par Berlin pour Vallée, reflète la situation de Roger dans l’histoire ; elle aura d’ailleurs une vie réelle au-delà du film, Vallée l’enregistrant avec succès. Le thème de l’amour simulé et réel s’exprime aussi dans « Back to Back » (une chanson humoristique sur les désaccords, chantée en duo comique dans le film) et « When Winter Comes », une ritournelle sentimentale sur la promesse de retrouver l’être aimé, que Berlin place lors d’une scène de patinage (tirant parti des talents de Sonja Henie sur la glace). L’air le plus marquant reste toutefois « I Poured My Heart Into a Song », qui est nominé à l’Oscar de la meilleure chanson en 1940, tant Berlin y a mis de sa patte mélodique nostalgique. Le film se termine par un numéro intitulé « Second Fiddle » (qui donne son titre au film), une chanson jazzy entraînante où tous les quiproquos sont résolus et où Berlin joue sur l’expression idiomatique « second fiddle » (être le second violon, le faire-valoir) pour célébrer le héros modeste qui gagne la fille à la fin. Ce final joyeux, un peu dans l’esprit revue, rassemble la distribution dans un ensemble choral bon enfant.

Second Fiddle obtient un accueil passable, sans plus. Sur le plan critique, le film est considéré comme une satire d’Hollywood assez divertissante mais mineure. La performance de Sonja Henie (athlète plus qu’actrice-chanteuse) est jugée charmante sur la glace, moins convaincante en comédie, tandis que Tyrone Power assure surtout par sa prestance de star. En revanche, les critiques notent que les chansons d’Irving Berlin apportent une réelle plus-value. Variety souligne que Berlin offre « une poignée de bonnes mélodies, particulièrement une ballade émouvante qui fait mouche » – référence évidente à « I Poured My Heart Into a Song ». Cette dernière devient d’ailleurs le principal atout du film : interprétée à l’écran par Rudy Vallée, elle sort en disque et obtient une nomination aux Oscars (marquant la troisième année consécutive où une chanson de Berlin est en lice, après « Cheek to Cheek » et « Change Partners »). Toutefois, malgré ce succès musical d’estime, Second Fiddle ne remplit pas entièrement les salles. Le public, peut-être saturé par la longue attente de Gone with the Wind, ne se passionne pas pour cette comédie qui tourne en dérision ce même engouement. Le box-office est modéré, loin des scores d’Alexander’s Ragtime Band. Sur le moment, le film passe presque inaperçu comparé aux grands événements cinématographiques de 1939. Berlin, cependant, est salué pour avoir su tirer le meilleur du concept : plusieurs journaux mentionnent que ses chansons sont la meilleure chose du film. L’Oscar lui échappe encore (remporté par « Over the Rainbow » cette année-là), mais la nomination consécutive conforte son statut.

Bien que Second Fiddle ne soit pas un film marquant dans l’histoire du cinéma musical, il illustre la constance d’Irving Berlin à Hollywood à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit du dernier film des années 1930 auquel Berlin contribue intégralement, concluant une période extraordinairement prolifique pour lui à l’écran. La chanson « I Poured My Heart Into a Song », malgré l’ombre de Over the Rainbow, trouve sa place parmi les belles réussites romantiques de Berlin et sera reprise plus tard par des crooners, perpétuant son souvenir. Quant au film en lui-même, son relatif insuccès n’entache pas la réputation de Berlin – au contraire, on voit bien que même sur un projet moyen, ses compositions se démarquent. Second Fiddle est d’ailleurs un des premiers films à moquer les rouages de la promotion hollywoodienne, un thème que l’on retrouvera souvent plus tard ; Berlin aura donc fourni la bande-son d’une pré-satire du star system. Après 1939, Irving Berlin va orienter son talent vers l’effort de guerre (écriture de « God Bless America » en 1938 pour Kate Smith, puis surtout la création de This Is the Army en 1942). Second Fiddle apparaît ainsi comme le dernier clin d’œil léger de l’ère pre-war. D’un point de vue de carrière, ce film montre que Berlin restait sollicité pour des projets très variés et qu’il pouvait porter un film sur ses épaules musicales, même sans grandes vedettes du chant. En somme, si Second Fiddle est souvent oublié dans l’impressionnante filmographie de Berlin, il n’en demeure pas moins un exemple de sa capacité à écrire des chansons mémorables dans n’importe quel contexte, et il clôt de manière honorable sa série de comédies musicales hollywoodiennes des années 30. Irving Berlin est alors prêt à relever un défi d’une toute autre ampleur – celui de galvaniser les troupes et la nation en temps de guerre, ce qu’il fera avec brio dès 1942.