À Broadway, suite au séisme The Jazz Singer, la sidération est immédiate. Le théâtre musical, qui avait le monopole du chant, de la musique en direct, de la performance syncopée et chorégraphiée, découvre qu’il peut être imité, et pire: reproduit et diffusé massivement. Dès 1928–29, les grands studios comme Warner Bros., MGM et Paramount misent sur la comédie musicale filmée. Le genre explose. On multiplie les revues filmées, les backstage musicals, les comédies légères avec chansons.
3.A.1) Le cinéma parlant vide (presque) les coulisses de Broadway
En 1927, The Jazz Singer déclenche une véritable panique créative: le cinéma va désormais parler… et chanter. En quelques mois, tous les grands studios d’Hollywood (Warner Bros., Paramount, RKO, MGM, Fox) se convertissent au cinéma sonore, et cherchent à produire des films avec chansons, dialogues spirituels, et comédie rythmée.
Mais les studios sont confrontés à un très gros problème: les scénaristes de Hollywood ne savent pas écrire pour la musique. Et les compositeurs classiques du cinéma muet (souvent anonymes) n’ont pas l’expérience de la chanson populaire ou du rythme théâtral.
C’est alors que les producteurs ont une idée géniale… et brutale: «Allons chercher les professionnels de Broadway.»
En effet, Broadway regorge de talents qui ont l’habitude d’écrire des chansons à succès (souvent en quelques jours). Mais ils ont aussi le sens du gag musical, du dialogue chanté, du tempo scénique... En fait, ils ont une culture musicale proche de celle du public: Tin Pan Alley, jazz, revue, ballade sentimentale.
Et surtout, à cette même époque, Broadway est en crise. Après 1929, le krach boursier entraîne une chute dramatique de fréquentation des théâtres. Les tournées deviennent rares, les productions sont suspendues, les artistes au chômage pullulent.
La conséquence en est très claire... D'une part Hollywood a besoin de talents et d'autre part, Broadway a besoin de travail. La rencontre est inévitable… et massive.
3.A.2) Des départs en série
Même si nous en avons déjà parlé ci-dessus dans les chapitres particularisés les concernant, citons à titre exemplatif les réactioons très diversifiées des 'Big Five' à l'apparition du cinéma parlant.
3.A.2.a) Jerome Kern
Kern est avant tout un homme de théâtre. Broadway, c’est sa maison. Mais avec l'arrivée du cinéma parlant, il comprend que la musique va prendre un tout nouveau rôle — non plus en soutien discret, mais au cœur même de l’action. Il est curieux, mais garde son flegme. Pas question de se précipiter comme un figurant en quête de gloire.
À partir de 1929, il commence à travailler pour le cinéma. Il collabore avec de grands noms (comme Oscar Hammerstein II ou Dorothy Fields) pour adapter ou créer des œuvres originales pour le grand écran. Son style, raffiné et mélodique, s’adapte bien au format hollywoodien, même si ses racines restent profondément théâtrales.
Dès 1929, il est à Hollywood pour adapter Sally (1920) en film sonore avec Marilyn Miller. Il travaille ensuite sur Sunny (1930), puis sur une version filmée de Show Boat (1929, partiellement muette, puis refaite en 1936).
Cela dit, Kern n’est pas totalement séduit par la "fabrique à rêves". Il trouve les studios parfois envahissants, la liberté artistique plus limitée qu’à Broadway, et le rythme de production harassant. Il ira plusieurs fois à Hollywood, mais y vivra à mi-temps. Son cœur reste attaché au théâtre, et surtout à une certaine forme d’élégance musicale qu’il estime plus facile à conserver sur scène que sur pellicule.
3.A.2.b) Irving Berlin
Lorsque The Jazz Singer (1927) fait sensation comme premier film parlant (et chantant), Berlin comprend immédiatement que les chansons allaient devenir une nouvelle langue universelle du cinéma. Il n’est pas un homme du conservatoire comme Kern, mais un autodidacte génial, un mélodiste instinctif. Et ce nouveau média lui semble parfait pour toucher des millions d’oreilles d’un coup.
Il fonde Irving Berlin Productions à Hollywood dès 1929, ce qui montre que Berlin se lance totalement dans l’aventure hollywoodienne. Contrairement à certains compositeurs qui se sentent corsetés par le système des studios, lui voit Hollywood comme une immense scène musicale, sans rideau à baisser. Voici deux moments-clé (parmi d'autres):
- 1929: The Cocoanuts – Berlin écrit la partition de ce film avec les Marx Brothers. C’est l’un des tout premiers musicals parlants!
- 1935: Top Hat – Berlin fournit la bande sonore entière, dont l’inoubliable "Cheek to Cheek". Le film devient un classique absolu du duo Astaire-Rogers.
Berlin adorait la scène, mais le cinéma musical lui permettait de faire ce qu’il aimait le plus: raconter des histoires par la chanson, et ce, à une échelle jamais vue. Il comprend vite que le film musical est un terrain idéal pour ses refrains accrocheurs et ses paroles pleines d’esprit.
Et comme il possédait ses propres droits d’auteur et était un redoutable homme d’affaires, il négocie souvent ses conditions avec les studios — avec un chapeau sur la tête et le sourire aux lèvres, mais le contrat bien ficelé.
3.A.2.c) George & Ira Gershwin
George & Ira Gershwin vont réagir beaucoup plus «lentement», plus attirés par l’idée de faire du “cinéma d’auteur musical”.
George Gershwin George, compositeur génial, avait déjà conquis Broadway et le monde de la musique symphonique (Rhapsody in Blue, Concerto in F, An American in Paris). L’idée de composer pour le cinéma ne l’effraie pas, mais il ne s’y jette pas corps et âme au début. Ce qui l’intéresse vraiment, c’est l’expérimentation musicale, et Hollywood, à ses yeux, semble d’abord un peu commercial, voire frivole. Mais l’avènement du cinéma parlant lui donne un nouveau jouet musical. Dans un premiers temps, il ne s'installe pas à Hollywood. Et quand il partira pour Hollywood en 1936, c’est avec la ferme intention d’y faire quelque chose de grand.
Sa première collaboration avaec Hollywood sera pour le film Delicious en 1931. Il s'agit d'une comédie romantique musicale produite par la 20th Century Fox (à l’époque encore Fox Film Corporation), réalisée par David Butler, avec Janet Gaynor et Charles Farrell. Le projet a pour ambition de mêler comédie, immigration, romantisme et bien sûr musique.
Mais attention, ce n’est pas une collaboration à part entière dans le sens Broadwayien du terme. Il ne contrôle pas le projet; il n’écrit pas toutes les chansons, et l’environnement est bien plus dirigiste que ce à quoi il est habitué. George découvre ce qu’est l’usine à rêves… et aussi l’usine tout court. Gershwin compose plusieurs morceaux originaux pour le film, mais celui qui se distingue vraiment est "New York Rhapsody", une pièce symphonique qui devait à l’origine être une extension ou un écho du sublime "Rhapsody in Blue" (1924), son célèbre poème symphonique pour piano et orchestre. C’est de loin l’élément le plus ambitieux musicalement du film. Ce morceau incarne le tumulte de la ville, le choc culturel vécu par les immigrants (le personnage de Gaynor est une immigrée écossaise), et les contrastes de l’Amérique urbaine moderne. Mais hélas, dans le montage final du film, la séquence est largement écourtée et son potentiel artistique, quelque peu sacrifié au profit de la narration.
C’est probablement une des raisons pour lesquelles il ne s’installe pas immédiatement à Hollywood dans les années 30. Il retourne à des projets plus personnels, comme Of Thee I Sing (1931) ou Porgy and Bess (1935), où il a bien plus de contrôle artistique.
Ira Gershwin Son frère Ira, lui, est plus pragmatique, plus studieux — le parfait partenaire d’un frère fougueux. Il comprend très tôt que le cinéma offre une diffusion massive des chansons, et donc un champ d’expression formidable pour les paroles fines et pleines d’esprit qui sont sa spécialité.
Ce ne sera qu'en 1936 que les frères Gershwin s’installeront à Hollywood pour travailler avec RKO. George est enthousiaste mais reste méfiant vis-à-vis du contrôle des studios. Ils collaborent sur ce qui deviendra leur grand projet hollywoodien, Shall We Dance (1937), un film avec Fred Astaire et Ginger Rogers, plein de swing, de claquettes... Et de chansons devenues mythiques: "They Can't Take That Away from Me", un des standards éternels, et "Let's Call the Whole Thing Off". Le film connaîtra un grand succès, mais c’est l’un des derniers grands projets de George. Il meurt en 1937, à seulement 38 ans, d'une tumeur cérébrale. Une perte énorme pour Broadway, Hollywood et la musique américaine tout entière.
3.A.2.d) Rodgers (& Hart)
Là où Kern y allait à reculons, où Berlin fonçait comme un cabri dans un champ de micros, et où Gershwin oscillait entre art et frustration, Rodgers adopte une attitude beaucoup plus progressive et stratégiquement prudente vis-à-vis d’Hollywood et du cinéma parlant. Il ne saute pas immédiatement dans l'aventure hollywoodienne, mais il ne la boude pas non plus. Il va s'y engager à plusieurs reprises — toujours à sa manière: avec méthode, mesure, et en tandem avec son fidèle parolier Lorenz Hart, puis dnas les années '40 avec Oscar Hammerstein II.
Dans les années 1920, Rodgers et Hart sont avant tout des hommes de théâtre, brillants, modernes, avec un humour sophistiqué. Mais dès l’arrivée du cinéma parlant, Hollywood vient frapper à leur porte — et, soyons honnêtes, leur ouvre aussi un compte en banque.
En 1930, Rodgers & Hart s’installent à Hollywood de manière temporaire, attirés par les cachets confortables, mais aussi la promesse d’un public national. Ils participent à quelques films importants de cette période:
- Love Me Tonight (1932), réalisé par Rouben Mamoulian, avec Maurice Chevalier et Jeanette MacDonald. Un des premiers exemples de comédie musicale intégrée au cinéma: les chansons sont partie intégrante de la narration, et Rodgers y montre une vraie sensibilité cinématographique. On y trouve le fameux "Isn’t It Romantic?", qui circule de personnage en personnage à travers les scènes — un montage musical innovant pour l’époque!
- Hallelujah, I’m a Bum (1933) – film satirique avec Al Jolson, très politique, presque surréaliste, où la musique de Rodgers épouse un ton plus audacieux et social.
- The Phantom President (1932) avec George M. Cohan – une curiosité plus oubliée, mais notable pour sa tentative d’allier politique, musique et comédie.
Mais malgré quelques beaux moments, Rodgers et Hart ne se sentent pas tout à fait chez eux à Hollywood. Hart souffre du climat, des tensions personnelles, et du style de vie californien, tandis que Rodgers trouve les studios restrictifs. Ils rentrent finalement à New York, et reviennent à Broadway dès 1935 avec des œuvres comme Jumbo ou On Your Toes.
3.A.2.e) Cole Porter
Cole Porter et Hollywood, c'est vraiment une drôle d'histoire, un peu comme un flirt compliqué: attirance, distance, et un brin d’agacement mutuel.
Dès l’apparition du cinéma parlant, Hollywood commence à lorgner du côté de Porter. Ils veulent de la musique, des chansons, de l’esprit – tout ce que Porter incarne à merveille.
Cole Porter, de son côté, regarde ce qui se passe à l’écran avec un certain intérêt, mais sans se précipiter. Ce n’est pas un rejet total, mais il est d'abord bien ancré à Broadway, où il a une liberté artistique immense. Et soyons honnêtes: Porter est snob – avec panache! Il voit le cinéma, surtout à ses débuts, comme un art un peu vulgaire, plus commercial qu’artistique. Il n'est pas question de troquer ses mots d’esprit et ses rimes sophistiquées contre des scénarios plats ou des contraintes de studio.
Broadway, pour Porter, c’est le terrain de jeu idéal: il peut y briller avec ses chansons malicieuses, ses doubles sens osés, son élégance raffinée. À Hollywood, les censeurs (le fameux Code Hays entre en vigueur en 1934) risquent de lui couper les ailes. Et puis, le processus de création est bien moins personnel. À Broadway, il est souvent maître à bord. À Hollywood? Une pièce dans une immense machine.
Cela dit, il finira par céder aux avances et composera pour quelques films dès les années 1930, notamment "Born to Dance" (1936), avec le tube "I've Got You Under My Skin", et "Rosalie" (1937). Hollywood commence à l’apprivoiser, mais l'expérience n’est jamais aussi satisfaisante pour lui que la scène. Il s’en moque même un peu dans ses lettres, trouvant les processus de tournage interminables et les producteurs trop intrusifs.
Porter flirte avec Hollywood sans jamais se laisser enfermer dans son système. Et au fond, c’est peut-être pour ça qu’il reste si fascinant.
3.A.3) Les studios créent des «unités Broadway» en Californie
Quand Hollywood recrée Broadway… sous un palmier et un contrat de sept ans.
3.A.3.a) Principe
La plupart des grands studios hollywoodiens de l’époque fonctionnent selon le modèle du système de studio totalement intégré, c'est-à-dire que tout est produit 100% en interne. Chaque studio possède donc ses propres acteurs, scénaristes, musiciens, costumiers, décorateurs... Tous sont employés sous contrat exclusif, souvent à long terme. Les projets sont planifiés comme dans une usine: les musicals ne font pas exception.
Mais avec l’arrivée du son, les studios doivent acquérir une compétence nouvelle: produire des films chantés avec style, rythme, et musicalité, et surtout à la chaîne. C’est alors que naît l’idée des «unités Broadway»: des départements internes chargés de produire des musicals en s’appuyant sur les savoir-faire de Broadway.
Ces unités sont souvent dirigées par un producteur “artistique” — une sorte de chef d’orchestre du musical filmé — chargé de recruter des talents venus de la scène et de superviser l’écriture, le tournage et la postproduction. Elles rassemblent des compositeurs (souvent issus de Tin Pan Alley ou de Broadway), des lyricistes, des scénaristes capables d’écrire avec rythme, des chorégraphes formés au théâtre ou à la revue, et parfois même des metteurs en scène scéniques reconvertis pour le 7ème art.
On y développe aussi une culture du song plugging: les chansons sont insérées, déplacées, recyclées d’un film à l’autre, parfois sans aucun lien avec le récit. Il n'y a aucun problème légal puisque tout est fait en interne dans le studio. Par contre, il est clair que la logique artistique cède totalement le pas à la logique commerciale.
Analysons quelques exemples de studios...
3.A.3.b) MGM: luxe, élégance, et glamour chantant
La MGM fonde une unité musicale ambitieuse avec des talents venus de Broadway mais intégrés à l’esthétique du studio: luxe des décors, beauté plastique, tempo visuel. Ils travaillent avec Herbert Stothart, Arthur Freed, et bientôt Roger Edens et Busby Berkeley. Côté acteur.ices, ils ettent en valeur de Jeanette MacDonald et Nelson Eddy, stars de l’opérette filmée, dans des films comme Rose-Marie ou Naughty Marietta.
L'objectif est de créer des musicals sophistiqués et “romantiques”, où la musique souligne la splendeur visuelle.
3.A.3.c) Warner Bros.: efficacité, satire et audace visuelle
L’unité musicale de la Warner Bros. est très liée à Darryl F. Zanuck à ses débuts, puis aux grands succès de Busby Berkeley. On y produit 42nd Street (1933), Footlight Parade (1933), Gold Diggers of 1933, ... Berkeley révolutionne le musical filmé avec une écriture cinématographique de la danse (plongées, décors mécaniques, vues zénithales), impossible à la scène.
L'objectif est de faire du musical une revue à spectacle total, avec des chorégraphies impossibles à reproduire en direct.
3.A.3.d) Paramount: humour, sophistication et sensualité
De son côté, la Paramount mise sur des stars issues de Broadway et de la scène européenne comme Maurice Chevalier, Claudette Colbert, Jeanette MacDonald (avant son passage chez MGM). Elle fait appel à Ernst Lubitsch pour mettre en scène des musicals pleins d’esprit et d’élégance (The Love Parade, One Hour with You).
L'objectif est d'allier comédie raffinée et sensualité chantée, avec un ton plus adulte et cosmopolite.
3.A.3.e) RKO: innovation chorégraphique et musical urbain
RKO accueille très tôt Fred Astaire, qui devient le centre d’une “unité Astaire-Rogers” entre 1933 et 1939. Ils travaillent avec Irving Berlin, Jerome Kern, George Gershwin, Vernon Duke. Astaire y impose l’idée que la danse doit être filmée dans son intégralité, sans coupe parasite, et que les numéros musicaux doivent faire avancer l’histoire.
L'objectif est de proposer un musical stylisé, dansé et intégré, à mi-chemin entre Broadway et le cinéma moderne.


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