5.B.4) 1935: classicisme en costume de rêve
L’année où Hollywood apprit à danser sur la soie
1935 est une année charnière et somptueuse, celle où le cinéma musical hollywoodien quitte définitivement la frénésie un peu folle de 1933 pour s’habiller en smoking, s’élever en élégance et s’imposer comme art majeur. C’est le moment où le musical trouve son classicisme: tout est calibré, fluide, scintillant — et sous ce vernis, une véritable révolution esthétique.
5.B.4.a) Le climat général: de la fronde à la perfection
La tempête des années pré-Code est passée. Le Production Code est désormais appliqué avec rigueur: fini les girls quasi nues, les doubles sens appuyés, les satires sociales cyniques. Les studios doivent séduire autrement — par le raffinement, la stylisation et la virtuosité formelle. Le musical devient un art du glamour: les intrigues se déplacent vers des mondes feutrés, hôtels de luxe, transatlantiques et salons viennois. C’est l’avènement d’un Hollywood qui exporte son rêve plutôt que ses réalités.
5.B.4.b) Fred Astaire & Ginger Rogers: la danse devient récit
Chez RKO, l’alchimie du duo Astaire/Rogers atteint son apogée avec Top Hat (sorti en août 1935). Réalisé par Mark Sandrich, écrit par Allan Scott et Dwight Taylor, mis en musique par Irving Berlin, c’est le film qui définit le musical romantique intégré. Pourquoi «intégré»? Parce que la chanson et la danse ne sont plus des numéros plaqués: elles prolongent le dialogue, traduisent les émotions. Quand Astaire chante «Cheek to Cheek» («Heaven, I’m in Heaven…»), ce n’est pas un show, c’est une déclaration d’amour.
L’esthétique est profondément modifié: caméra fluide, plans longs (Astaire détestait le montage haché); décors art déco (Venise en studio, gondoles de carton-pâte et ciel peint au pastel), costumes d’un raffinement extrême: la robe «plume d’autruche» de Ginger Rogers restera légendaire.
Le résultat? Le film est un triomphe critique et public. C’est le plus grand succès RKO de la décennie, et il impose la formule: comédie sentimentale + numéros stylés + chansons originales. Astaire devient l’incarnation d’un nouveau modèle masculin: élégant, sensible, drôle, sans brutalité. Le musical devient une utopie de civilisation.
5.B.4.c) Chez Warner: Busby Berkeley réinvente le spectacle «moral»
Pendant ce temps, Busby Berkeley, lui aussi contraint par le Code, s’adapte. Il ne peut plus montrer des girls en pagaille ni des insinuations trop directes, mais il compense par la mise en scène démesurée et l’invention plastique. Son Gold Diggers of 1935 (avec Dick Powell et Gloria Stuart) marque un tournant. Il en signe la réalisation complète, et non plus seulement les numéros. La satire sociale s’estompe, le ton devient plus élégant — mais il garde son obsession du grand final visuel.
La chanson «Lullaby of Broadway» est un mini-film dans le film, une tragédie muette en musique: une jeune danseuse séduit la nuit de la ville, puis s’y perd. Le morceau dure presque dix minutes, mélange de glamour et de cauchemar urbain, et se conclut sur une mort symbolique. C’est l’un des numéros les plus aboutis de toute la carrière de Berkeley. Le titre gagnera l’Oscar de la meilleure chanson (Harry Warren / Al Dubin).
Berkeley a compris qu’en temps de Code, il fallait déplacer l’érotisme vers la géométrie, la sensualité vers le mouvement collectif. Il stylise la foule jusqu’à l’abstraction.
5.B.4.d) MGM: l’entrée du prestige musical
La MGM, flairant la noblesse du genre, lance sa propre ligne «musical-de-luxe» avec Broadway Melody of 1936. On y retrouve une jeune star (Eleanor Powell) dont la virtuosité annonce un nouveau type de danseuse: athlétique, indépendante, spectaculaire. Les numéros y sont plus propres, plus lumineux, mais aussi plus techniques — la MGM installe l’idée que le musical est son genre-signature.
5.B.4.e) Une année d’équilibre visuel
1935, c’est l’année où le musical se met à briller d’une perfection presque architecturale:
- Les plans sont fluides (la caméra suit la danse au lieu de la découper).
- Les costumes deviennent des œuvres d’art.
- Le rêve américain se fait rêve de style, un antidote à la Grande Dépression toujours présente.
Même les affiches reflètent cette métamorphose: plus de girls dénudées, mais des silhouettes élancées, chapeaux hauts et smokings impeccables.
5.B.4.f) En conclusion: l’année du classicisme lumineux
1935, c’est la cristallisation de deux langages:
- Busby Berkeley: le grandiose spectaculaire, orchestral, architectural.
- Astaire & Rogers: le raffinement intégré, la grâce narrative, la romance sublimée.
Tous deux domptent les contraintes du Code en transformant le musical en art du geste et de la suggestion. Les années suivantes (1936–1939) ne feront que peaufiner cette ligne: prestige, élégance, technicolorisation, et passage du musical «de la rue» au musical «de rêve».
5.B.5) 1936: prestige et intégration
L’année où le musical voulut être pris au sérieux
5.B.5.a) L’après-1935: le musical cinématographique au sommet de son art
Après la grâce chorégraphique de Top Hat (1935) et la géométrie de Berkeley, les studios sentent que le genre peut viser plus haut. Le musical n’est plus seulement une «revue filmée» ou une comédie romantique légère: il devient une vitrine de prestige. Les budgets augmentent, les orchestres gonflent, les décors se multiplient — et, surtout, on soigne le scénario. La chanson et la danse ne sont plus des interruptions, mais des prolongements dramatiques. C’est la naissance d’un nouvel équilibre: le musical intégré.
5.B.5.b) Chez RKO: la perfection Astaire/Rogers – Swing Time
Le duo magique revient pour ce qui sera souvent considéré comme leur sommet artistique: Swing Time (1936), réalisé par George Stevens, musique de Jerome Kern et paroles de Dorothy Fields. Cette association – Kern et Fields – donne au film une profondeur musicale nouvelle, entre classicisme et modernité.
Les chansons clés sont:
- «Pick Yourself Up» – invitation à se relever, symbole de la philosophie de la Grande Dépression.
- «A Fine Romance» – ironie tendre, où le dialogue devient chanson. Et surtout...
- «The Way You Look Tonight», Oscar de la meilleure chanson, un des moments de pure grâce du musical des années 1930.
On peut ici parler d’intégration dramatique: les numéros musicaux ne sont plus «à côté» de l’histoire, ils en sont la substance. Fred et Ginger dansent leur amour, leurs doutes, leur réconciliation: la chorégraphie devient psychologie. C’est tout l’opposé du backstage musical de Berkeley: ici, le chant surgit de l’émotion. Le style visuel y contribue: les décors sont stylisés, l'ambiance est légèrement plus sobre que dans Top Hat, les lumières sont douces et la mise en scène laisse respirer la danse. On ne regarde plus des «numéros», mais un langage fluide entre récit, rythme et sentiment.
5.B.5.c) MGM: le musical entre dans la catégorie «prestige picture»
La MGM, avec sa puissance financière, décide de s’emparer du genre et d’en faire une grande fresque hollywoodienne. Le résultat sera The Great Ziegfeld, réalisé par Robert Z. Leonard. Un budget colossal, des décors monumentaux, trois heures de spectacle, et la volonté claire: montrer que le musical peut être aussi prestigieux qu’un drame historique.
Le concept est assez simple: une biographie romancée du célèbre impresario Florenz Ziegfeld Jr., le créateur des Ziegfeld Follies. On y voit passer les stars de son empire, dont Myrna Loy et William Powell, dans un mélange de romance, d’illusion et de nostalgie. «A Pretty Girl is Like a Melody» est le numéro emblématique du film – un escalier géant tournant sur plusieurs étages, où les girls apparaissent comme des sculptures vivantes. C’est une performance technique qui rappelle Berkeley, mais mise au service d’un récit biographique: le spectacle devient mémoire.
Le film remporte l’Oscar du Meilleur Film en 1937. Pour la première fois, un musical «revue» est couronné par l’Académie, preuve que le genre est officiellement entré dans la haute société hollywoodienne.
5.B.5.d) Universal: le retour de Show Boat
La même année, Universal sort une nouvelle version de Show Boat, mise en scène par James Whale (le réalisateur de Frankenstein !). C’est une adaptation du chef-d’œuvre de Jerome Kern et Oscar Hammerstein II, déjà filmé en 1929 mais affaibli par les débuts du parlant. Cette fois, la production est ambitieuse, élégante, et surtout dramatique. Les chansons de Kern sont intégrées avec respect du livret et sans la légèreté d’un simple divertissement.
Il s'agit vraiment d'une œuvre sérieuse. De par les thèmes abordés tout d'abord: le racisme, l’amour contrarié, la fuite du temps. Whale mêle décor de studio et sens du réel: l’Amérique y apparaît à la fois mythique et blessée. C’est le premier musical hollywoodien qui ose regarder la société plutôt que de la faire rêver. Cette version annonce déjà les musicals «à thème» des années 1940 (Cabin in the Sky, Carmen Jones…) et les futures œuvres de Rodgers & Hammerstein.
5.B.5.e) Une année de maturité musicale
1936 est une année de musicalistes:
- Kern, Berlin, Gershwin, Porter et Warren écrivent pour le cinéma.
- Les orchestrations deviennent plus complexes.
- Les chansons, souvent mélancoliques, traduisent un raffinement émotionnel.
Le musical n’est plus seulement un exutoire à la crise, mais un reflet idéalisé de l’Amérique, entre élégance, nostalgie et modernité.
5.B.5.f) 1936 en perspective
On pourrait dire: «1933 avait sauvé le musical, 1935 l’avait embelli, 1936 l’a ennobli.» C’est l’année où:
Astaire & Rogers prouvent que le musical peut être un langage cinématographique complet. Berkeley cède le trône du spectaculaire à une vision plus dramatique. MGM et Universal donnent au genre une légitimité d’art majeur.
’époque de la «revue» est close: le musical devient film de cinéma à part entière, capable d’émouvoir autant que d’éblouir.
5.B.6) 1937: Gershwin et Blanche-Neige
Quand le musical devient universel
5.B.6.a) Une année de transition douce
1937 n’est pas marquée par des révolutions tonitruantes, mais par une mue subtile. Le musical a trouvé sa formule: raffinement, romance, intégration. Les studios ne cherchent plus à prouver la valeur du genre; ils le perfectionnent, le polissent, le colorent parfois. Le ton devient plus intime, les mélodies plus nostalgiques, comme si Hollywood, rassasié de faste, découvrait la poésie du simple.
5.B.6.b) RKO: Astaire & Rogers atteignent la maturité avec Shall We Dance
Le duo continue son parcours triomphal avec Shall We Dance, produit par RKO et sorti en mai 1937. Cette fois, la musique est signée George et Ira Gershwin — et cela change tout. Les Gershwin apportent au musical une couleur jazz élégante, sophistiquée, urbaine. Le film oscille entre humour et délicatesse, avec des chansons qui deviendront des standards:
- «They Can’t Take That Away from Me» – une chanson d’adieu, d’une sobriété bouleversante.
- «Let’s Call the Whole Thing Off» – la fameuse scène de danse sur des rollers, à Central Park: une invention à la fois drôle et tendre.
La narration évolue encore. Astaire et Rogers, désormais au sommet de leur art, incarnent un couple dont les désaccords deviennent chorégraphie; chaque pas, chaque glissade raconte quelque chose de leur lien. Le musical devient dialogue par le corps, et Gershwin, en mêlant jazz et romantisme, donne au genre une profondeur mélancolique — d’autant plus touchante que George mourra l’année suivante, à seulement 38 ans.
5.B.6.c) MGM: la vitrine du prestige – Broadway Melody of 1938
La MGM, décidée à garder la main sur les «musicals-événements», poursuit sa série des Broadway Melody avec un nouvel opus en 1937. On y retrouve Eleanor Powell, danseuse d’une puissance et d’une précision inégalées, et un tout jeune Judy Garland, qui chante pour la première fois au cinéma: «Dear Mr. Gable: You Made Me Love You.» Ce moment est presque mythique: la chanson, adressée à Clark Gable, propulse Garland dans l’imaginaire collectif. La MGM prépare, sans le savoir encore, le visage de l’avenir du musical.
Le film lui-même reste un patchwork de numéros, mais son luxe visuel — décors gigantesques, costumes étincelants — montre que le musical est désormais produit de prestige, au même rang que les fresques historiques.
5.B.6.d) Un élargissement des formes: A Damsel in Distress
Astaire, pour la première fois sans Rogers, tourne chez RKO A Damsel in Distress, avec Joan Fontaine et la musique — à nouveau — des Gershwin. Le film ne connaît pas le même succès, mais il offre deux bijoux: «A Foggy Day (in London Town)» et «Nice Work If You Can Get It». Astaire y affine son style: plus narratif, plus intériorisé, presque introspectif. L’Amérique découvre qu’un musical peut être mélancolique sans être triste.
5.B.6.e) Et soudain… la révolution vient des studios Disney
En décembre 1937, Snow White and the Seven Dwarfs sort dans les salles américaines. C’est le premier long-métrage d’animation sonore et en couleurs de l’histoire, et surtout… un musical. Walt Disney, admirateur des musicals de la MGM et de Kern, structure son film comme une comédie musicale classique:
- exposition
- alternance de dialogues et de chansons
- refrains qui reviennent comme des leitmotif.
Les chansons («Heigh-Ho», «Someday My Prince Will Come», «Whistle While You Work») sont intégrées au récit avec une fluidité exemplaire. Elles ne sont pas décoratives: elles caractérisent les personnages, exactement comme dans les musicals humains.
Le film est un triomphe mondial, et change la donne: désormais, même les contes de fées peuvent chanter. L’animation devient le prolongement naturel du musical: un espace où tout peut danser, même les objets et les animaux. C’est aussi, symboliquement, la première fois qu’un musical américain s’adresse à tous les âges, et non plus seulement aux adultes ou aux amateurs de Broadway.
5.B.6.f) Le ton de 1937: élégance et nostalgie
1937, c’est une année feutrée, pleine de grâce contenue. L’exubérance des débuts s’est apaisée; le musical adopte un ton plus réfléchi, plus mélodique, plus romantique. L’Amérique est encore convalescente de la Dépression, mais elle rêve désormais de beauté, d’harmonie et de consolation. C’est le règne de la subtilité: un art de la suggestion, du tempo lent, du sourire discret.
5.B.6.g) En conclusion: le musical devient un langage universel
1937, c’est l’année où Hollywood comprend que le musical n’a plus besoin de justification: il peut raconter tout, avec n’importe quel médium, tant que ça chante juste. Chez RKO, Gershwin transforme la romance en mélodie urbaine. Chez MGM, Judy Garland fait ses premiers pas vers la légende. Chez Disney, le dessin animé devient opéra populaire.
C’est la démocratisation du musical: du smoking de Fred Astaire à la pioche des sept nains, tout Hollywood se met à chanter.


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