En 1940, Irving Berlin effectue un retour éclatant sur Broadway après sept ans d’absence, avec la comédie musicale Louisiana Purchase. Durant la seconde moitié des années 1930, Berlin s’était concentré sur Hollywood, mais l’appel de la scène se fait sentir de nouveau à la veille de la guerre. Louisiana Purchase naît de la conjonction de deux envies : d’une part, Berlin souhaite créer un grand book musical (comédie musicale à livret continu) après s’être illustré dans les revues et les films ; d’autre part, le producteur Buddy De Sylva (ex-parolier devenu homme de théâtre) veut un spectacle satirique collant à l’actualité politique. Le cadre choisi est la Louisiane contemporaine, avec une satire du régime du puissant sénateur Huey Long (caricaturé bien qu’il soit mort en 1935) et des magouilles locales. Berlin est séduit par l’idée de moquer la corruption politique tout en offrant une partition jazzy et divertissante. Il signe musique et paroles, tandis que le livret est confié à l’humoriste Morrie Ryskind, connu pour son esprit mordant (co-auteur de Of Thee I Sing). Le titre Louisiana Purchase évoque malicieusement la célèbre transaction territoriale de 1803, tout en suggérant ici l’achat de consciences en Louisiane. Créé en mai 1940 à l’Impérial Theatre, le spectacle bénéficie d’une équipe de haut vol : mise en scène d’Edgar MacGregor, chorégraphies de George Balanchine (qui apporte un cachet de ballet au show), et distribution menée... coqueluche du public. William Gaxton (en homme politique roublard) et Victor Moore (en sénateur candide) tiennent les rôles principaux, assurant le ressort comique.

L’action se déroule à La Nouvelle-Orléans, où un honnête sénateur américain, Oliver P. Loganberry (Victor Moore), est envoyé pour enquêter sur un empire politico-financier douteux nommé la “Louisiana Purchase Company”. Sur place, le puissant commissaire Jim Taylor (William Gaxton), avatar satirique de Huey Long, tente de corrompre ou d’égarer l’enquêteur. Il dépêche notamment deux femmes séduisantes pour distraire Loganberry: Marina van Linden, sa maîtresse européenne sophistiquée, et Madame Bordelaise, patronne d’un cabaret local. Loganberry, naïf mais intègre, finit par déjouer ces manœuvres. L’intrigue enchaîne chantages, quiproquos romantiques et révélations scandaleuses dans un esprit de vaudeville politique. Irving Berlin épice le tout de numéros musicaux reflétant le jazz et le swing de la Louisiane. La chanson-titre « Louisiana Purchase » ouvre le spectacle avec un chœur moqueur détaillant les magouilles “légales” du commissaire (le refrain lance : « si quelque chose ne va pas, you can buy the Senate! »). Berlin s’amuse à pasticher le style sudiste avec « What Chance Have I With Love? », ballade ironique où le sénateur, empêtré dans les avances de Marina, se lamente de n’avoir “aucune chance” de rester impartial. L’élément sexy du spectacle est confié à « Latins Know How », numéro hot dans un club créole, tandis que la face patriotique s’exprime dans « It’s a Lovely Day Tomorrow », chanté par Bordelaise pour donner de l’espoir malgré la tempête politique – un air optimiste qui, coïncidant avec les débuts de la guerre en Europe, deviendra un hymne d’espoir en Angleterre en 1940. La revue se conclut par la chute du potentat local et un final où chaque couple se forme honnêtement, Loganberry épousant Marina (rachetée de son passé) tandis que Taylor est finalement mené devant la justice. Les ballets de Balanchine apportent une touche d’élégance (notamment une séquence « Mardi Gras » richement chorégraphiée), rehaussant cette satire burlesque d’une sophistication inattendue.

Louisiana Purchase est le plus gros succès de Broadway de la saison 1940. Le spectacle s’installe pour 444 représentations, plus d’un an à l’affiche – fait remarquable qui en fait le plus grand hit de Berlin sur scène depuis les années 1920. Le public, avide de divertissement avant l’entrée en guerre des États-Unis, est conquis par ce mélange de politique et de fantaisie. Les critiques saluent l’audace de se moquer d’Huey Long (même posthume) et la partition “délicieusement pétillante” de Berlin. Plusieurs numéros deviennent populaires: le doux « Lovely Day Tomorrow » résonne comme une promesse de jours meilleurs dans le contexte trouble de 1940 (Berlin le dédiera aux Britanniques en plein Blitz, renforçant son impact), tandis que la coquine « Latins Know How » fait scandale gentiment par son sous-entendu érotique. Sur scène, l’alchimie du duo comique Gaxton-Moore fait merveille et arrache les rires, ce qui contribue au succès. Balanchine est applaudi pour avoir réussi à intégrer des ballets modernes sans casser la veine comique. Louisiana Purchase ne reçoit pas de prix (les Tony Awards n’existent pas encore), mais son triomphe critique et public établit qu’Irving Berlin peut réussir un book musical original, lui qui était surtout connu pour des revues. Le spectacle est adapté en film par la Paramount en 1941, avec Bob Hope dans le rôle de Gaxton – signe de la confiance d’Hollywood dans le matériau. Cette adaptation, bien que condensant l’intrigue, conservera plusieurs chansons de Berlin. Aucune reprise scénique n’a lieu durant la période de guerre, mais la popularité de Louisiana Purchase se maintient grâce à une tournée nationale modeste et aux chansons jouées à la radio.

Pour Irving Berlin, Louisiana Purchase est une étape majeure: son premier grand book-musical est un carton, prouvant qu’il peut briller au-delà des revues. Ce succès, acquis juste avant l’entrée en guerre des États-Unis, sera comme le chant du cygne d’une Broadway insouciante. Berlin démontre ici son habileté à marier satire politique et entertainment : il se montre le digne successeur de ses confrères Gershwin et Porter qui avaient moqué la politique dans les années 1930. Le spectacle influence le genre en montrant qu’une comédie musicale peut traiter de politique contemporaine sans rebuter le public – une leçon que reprendra plus tard Of Thee I Sing en reprise, ou même, des décennies après, How to Succeed in Business…. Louisiana Purchase a aussi une influence technique : l’inclusion de ballets de Balanchine dans un contexte comique ouvre la voie à davantage de sophistication chorégraphique sur Broadway, prélude à l’importance grandissante de la danse dans les musicals des décennies suivantes. Sur le plan de la carrière, ce triomphe donne à Berlin une assurance renouvelée sur scène. Pourtant, l’actualité va vite le rattraper : dès 1941, l’Amérique entre en guerre, et Berlin va mettre sa plume au service de la cause patriotique. Louisiana Purchase, avec son rire subversif, restera comme le dernier grand éclat de satire musicale avant que Broadway ne se tourne vers des thèmes plus unificateurs durant le conflit. Après-guerre, l’héritage de Louisiana Purchase sera moins visible (peu de reprises, la satire étant datée), mais des chansons comme It’s a Lovely Day Tomorrow continueront d’être chantées dans des contextes historiques. D’une certaine manière, Berlin aura prouvé avec Louisiana Purchase qu’il savait aussi « acheter » le cœur du public de Broadway en lui offrant le cocktail qu’il aime: de l’humour, des mélodies mémorables et de l’actualité transformée en fête.

Lorsque les États-Unis ont rejoint la Seconde Guerre mondiale après l’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941, Berlin a immédiatement commencé à composer un certain nombre de chansons patriotiques. Sa contribution la plus notable et la plus précieuse à l’effort de guerre a été un spectacle, This Is the Army, une revue militaire patriotique sans précédent. Il s’agit en fait du deuxième grand spectacle de troupe qu’il conçoit pour l’armée américaine, après Yip! Yip! Yaphank en 1918 pendant la Grande Guerre. Âgé de 54 ans, Berlin se porte volontaire dans l’armée et, avec l’aval du département de la Guerre, entreprend de monter un spectacle entièrement joué par des soldats en service, au bénéfice de l’effort de guerre. Son objectif est triple: divertir les militaires et civils, refléter avec humour la vie du soldat, et lever des fonds pour l’Army Emergency Relief (fonds de soutien aux soldats et à leurs familles). Le projet est titanesque : plus de 300 soldats-artistes sont rassemblés, Berlin lui-même reprenant du galon (il est Sergent) pour superviser la production. Il écrit une vingtaine de chansons originales ou adaptées, recrute des talents dans les bases (danseurs, chanteurs, musiciens, comédiens) et remet sur pied quelques numéros de sa revue de 1918, actualisés pour la nouvelle guerre. This Is the Army est produit par l’armée avec la collaboration de Broadway (direction mise en scène par Ezra Stone, décors prêtés, etc.), et la première a symboliquement lieu le 4 juillet 1942 à Broadway. Le spectacle s’inscrit dans la continuité historique : il est dédié à l’armée, intègre la fameuse chanson patriotique de Berlin « God Bless America » (écrite en 1918 et rendue célèbre en 1938 par Kate Smith), et se veut le miroir chantant de l’armée américaine diversifiée de 1942 (il inclura même des soldats afro-américains dans la troupe, à contre-courant de la ségrégation militaire de l’époque). Berlin n’hésite pas à monter sur scène lui-même pour interpréter son immortel « Oh! How I Hate to Get Up in the Morning » qu’il chantait déjà en 1918 – devenant ainsi le trait d’union vivant entre deux guerres.

Ne suivant pas une intrigue à proprement parler, This Is the Army s’apparente à une grande revue multimédia illustrant divers aspects de la vie militaire en temps de guerre. Des sketches comiques, des chants en chœur, des numéros dansés (y compris des tap dances et du chœur à bottes), s’enchaînent tambour battant, liés par le thème commun de l’expérience du soldat américain moyen. La première partie du spectacle évoque de façon humoristique l’incorporation civile dans l’armée : on voit des bleus quitter leurs petites amies (« I Left My Heart at the Stage Door Canteen », chanson d’amour chantée par un jeune soldat en partance), subir la discipline matinale (« Oh! How I Hate to Get Up in the Morning », interprété avec malice par Irving Berlin lui-même, recréant le numéro qu’il faisait lors de la guerre précédente), ou encore apprendre les rudiments du drill avec des résultats cocasses (« This Is the Army, Mr. Jones », chœur où des soldats en cadence adressent un message humoristique aux civils incorporés, Mr. Jones représentant l’Américain lambda). La revue intègre aussi un numéro inoubliable où, comme en 1918, les soldats se travestissent en femmes pour un tableau de music-hall (« Ladies of the Chorus » suivi de « What the Well-Dressed Man in Harlem Will Wear » – ce dernier numéro mettant en scène des soldats noirs dans un sketch de revue façon Cotton Club, brisant là encore un tabou en présentant sur scène un segment 100% afro-américain). D’autres moments mélangent habilement patriotisme et divertissement, par exemple un numéro de minstrels traditionnels actualisé ou un ballet représentant les Alliés. Berlin ponctue la revue de chants d’ensemble entraînants : « American Eagles » évoque la toute jeune aviation militaire ; « I’m Getting Tired So I Can Sleep » aborde avec tendresse la nostalgie du foyer ; « How About a Cheer for the Navy » rend hommage à la marine. Le final du spectacle est grandiose et émouvant : après un medley culminant sur la reprise de « This Is the Army, Mr. Jones », Irving Berlin reparaît pour entonner « God Bless America » en personne, accompagné par la troupe entière et l’orchestre – un véritable hymne fédérateur qui fait se lever toutes les salles où le spectacle passe. La force de This Is the Army est d’alterner rires francs (voir un général grimé ou un GI en tutu provoque l’hilarité du public) et moments patriotiques qui tirent les larmes ou suscitent la fierté, offrant ainsi un moral-boosting sans égal.

Le succès de This Is the Army dépasse tout ce qu’on pouvait imaginer. À Broadway, la revue affiche complet pendant ses 113 représentations – un exploit pour un spectacle non commercial joué par des amateurs-soldats. Surtout, au lieu de s’arrêter là comme initialement prévu, le spectacle part en tournée nationale triomphale (couvrant plus de 30 États), puis s’embarque même pour une tournée internationale : en 1943, une partie de la troupe est envoyée jouer en Europe (notamment à Londres, où le spectacle reçoit un accueil enthousiaste du public britannique éprouvé par la guerre. Parallèlement, Hollywood en tire une adaptation filmée en Technicolor (1943), réalisée par Michael Curtiz, incorporant la plupart des numéros clés et ajoutant quelques scènes dramatisées – le film sera l’un des plus gros succès de l’année 1943 et rapportera plus de 9,5 millions de $ au box-office, reversés intégralement à Army Emergency Relief. This Is the Army devient ainsi la revue la plus rentable et la plus vue de l’Histoire, si l’on considère son public total (près de 2 millions de spectateurs au théâtre cumulés, plus des dizaines de millions en cinéma). Mais au-delà des chiffres, son impact culturel est immense : il remonte le moral des troupes et des civils en temps réel. La critique, habituellement tiède envers les revues, salue l’initiative : le New York Times parle d’« exploit galvanisant où M. Berlin prouve que la chanson et le rire sont aussi des armes contre l’ennemi ». On souligne la diversité inédite de la distribution : pour la première fois, un spectacle militaire intégré met en scène des soldats afro-américains aux côtés de leurs camarades blancs, sur un pied d’égalité – un détail historique notoire puisque l’armée demeurera officiellement ségréguée jusqu’en 1948. Ethel Waters dira plus tard de « What the Well-Dressed Man in Harlem Will Wear » que c’était l’un des pas vers la reconnaissance des artistes noirs dans le divertissement patriotique. Musicalement, plusieurs chansons deviennent populaires hors du contexte du show : « I Left My Heart at the Stage Door Canteen » se hisse dans les charts chantée par Sammy Kaye, « This Is the Army, Mr. Jones » est repris dans les camps d’entraînement à travers le pays comme une chansonnette humoristique, et le disque 78 tours de « God Bless America » par Irving Berlin lui-même se vend à des milliers d’exemplaires. À Hollywood, le film This Is the Army décroche l’Oscar de la Meilleure partition musicale en 1944 et se classe parmi les 40 films les plus populaires de tous les temps en recettes ajustées. Le spectacle scénique, lui, reçoit un Tony Honorifique en 1943 pour son apport exceptionnel (Berlin sera ainsi distingué). En somme, This Is the Army est un phénomène patriote et artistique sans équivalent, accueilli avec une ferveur qui dépasse le cadre du théâtre pour entrer dans la conscience nationale.

This Is the Army représente l’apogée de l’engagement artistique d’Irving Berlin. Jamais avant, ni depuis, un créateur n’aura mis sur pied un spectacle d’une telle ampleur pour servir son pays en temps de guerre. Sur le plan personnel, Berlin considère cette revue comme l’œuvre dont il est le plus fier, car elle combine son amour pour les soldats et son talent de showman. L’impact de This Is the Army se mesure d’abord en chiffres : plus de 10 millions de dollars récoltés pour les soldats nécessiteux, ce qui en fait la plus grande collecte caritative par un spectacle. Mais au-delà, le spectacle laisse un héritage artistique important. Il démontre que la comédie musicale peut être mobilisée au service d’une cause réelle sans perdre son pouvoir de divertissement. Il ouvre la voie à des revues militaires ultérieures (les Ladies ou Hollywood Canteen côté cinéma), et même à la tradition des spectacles de l’USO pour les troupes – Berlin fut un précurseur en emmenant sa troupe sur le front. L’intégration embryonnaire opérée dans la troupe (certes limitée à un numéro spécifique, mais tous les soldats partageant la même scène finale) envoie un message progressiste qui ne passera pas inaperçu auprès des décideurs : on peut y voir l’une des influences ayant mené à la déségrégation de l’armée quelques années plus tard. Du point de vue musical, Berlin recycle certes d’anciennes chansons, mais il en crée de nouvelles qui deviendront des ajouts appréciés à son répertoire (comme « Stage Door Canteen »). Le succès mondial du film assure par ailleurs la postérité de la revue : des générations plus tard, on se souviendra de scènes comme celle où un tout jeune Ronald Reagan présente Irving Berlin chantant en uniforme, ou de la séquence finale flamboyante sur « This Time is the Last Time » (chant d’adieu des soldats). Une conséquence notable pour Berlin : fort de cette œuvre patriote, il recevra en 1945 la Médaille du Mérite de l’armée américaine, reconnaissance rare pour un compositeur. This Is the Army a aussi prouvé, une fois de plus, l’universalité de la musique de Berlin – capable de rassembler une nation entière au-delà des différences sociales ou raciales. Après la guerre, Berlin reviendra à Broadway dans un contexte différent (Annie Get Your Gun en 1946, grand succès de comédie musicale classique), mais This Is the Army restera unique en son genre, souvent évoqué comme un modèle de ce que peut accomplir l’art en temps de crise. En synthèse, cette revue-scandale (scandaleusement réussie) de 1942 constitue la conclusion éclatante de la période 1925-1943 de la carrière d’Irving Berlin, période durant laquelle il aura conquis la scène, l’écran, et même le cœur de l’Amérique en marche, par ses mélodies inoubliables et son sens inégalé du spectacle.