Pour la saison 1933, Kern s’associe de nouveau avec Otto Harbach pour Roberta, une comédie musicale créée le 18 novembre 1933 au New Amsterdam Theatre. Kern, s’éloignant un temps d’Hammerstein, adapte cette fois un roman populaire (Gowns by Roberta d’Alice Duer Miller) qui offre un mélange de mode, de romance et de comédie légère. La mise en scène de Hassard Short réunit sur scène une distribution remarquable pour l’époque: la chanteuse Tamara Drasin, le comique Bob Hope (alors inconnu) et même un futur acteur de cinéma, Fred MacMurray, dans un petit rôle. Roberta se situe à mi-chemin entre le musical moderne et l’opérette glamour, avec Paris pour décor et la haute couture pour toile de fond. Dans un monde plongé en pleine Dépression, Kern propose ainsi au public une échappée élégante dans l’univers du luxe parisien.
John Kent (Raymond E. Middleton), un footballeur américain venu à Paris, hérite de la maison de couture de sa tante « Roberta » suite au décès de celle-ci. Totalement novice en mode, il s’appuie sur l’aide de la gérante, une princesse russe exilée nommée Stéphanie. Tandis qu’il apprend les ficelles du métier, John tombe amoureux de Stéphanie (Tamara Drasin). L’intrigue mêle quiproquos sentimentaux, présentations de mannequins et numéros musicaux se déroulant pendant les défilés. On découvre que la tante Roberta (incarnée par la vétéran de Broadway Fay Templeton, dans son dernier rôle) avait elle-même un passé de chanteuse, ce qui donne lieu à des moments nostalgiques. Finalement, après quelques malentendus, John et la princesse avouent leur amour. L’histoire, avouons-le, est loufoque et peu vraisemblable, ce que certains critiques n’ont pas manqué de souligner – l’un d’eux la traita d’ailleurs d’ennuyeuse malgré le charme visuel du show. Mais elle sert avant tout de prétexte à une série de tableaux raffinés, ponctués d’humour (grâce au personnage du copain farceur joué par Bob Hope) et surtout de chansons somptueuses.
Roberta obtient un accueil critique mitigé lors des try-out à Philadelphie – beaucoup reconnaissent la beauté de la musique mais trouvent le livret faible. Le producteur Max Gordon l’a renforcé en injectant de l’argent supplémentaire dans les costumes et le décor, et au moment où le spectacle a atteint New York, sa capitalisation initiale d’environ 80.000$ avait grimpé à 110.000$ (à des fins de comparaison, quand le révolutionnaire Oklahoma! () a ouvert dix ans plus tard, il a alors coûté environ $80,000). Les photographies du décor révèlent une production somptueuse, et une photo d’une scène dans le bar américain de Willy à Paris démontre qu’il pouvait se targuer d’être le bar le mieux approvisionné en cette période de prohibition. A New York, le public répond présent, attiré par la réputation de Kern et la promesse d’une soirée divertissante. Le spectacle réalise 295 représentations jusqu’en juillet 1934, assurant un bénéfice confortable aux producteurs.
Le véritable atout de Roberta qui fait accourir les foules est sa partition riche en hits. Kern y signe en effet l’un de ses airs les plus immortels: “Smoke Gets in Your Eyes”. Introduite dans le spectacle comme une valse lente chantée par la princesse Stéphanie (Tamara Drasin), cette chanson mélancolique devient instantanément un standard – elle sera reprise en disque par Paul Whiteman dès 1934, puis popularisée mondialement par le groupe The Platters en 1958. D’autres numéros marquants incluent “Yesterdays” (ballade nostalgique confiée à Fay Templeton, que sa voix âgée rend bouleversante), “Let’s Begin” (ouverture rythmée qui lance le spectacle sur une note jazzy), et “I’ll Be Hard to Handle” (numéro comique que Bob Hope interprète avec sa vis comica naturelle). En somme, Roberta est un succès davantage musical que théâtral : “La plupart des critiques l’ont jugé ennuyeux, mais porté par le succès de Smoke Gets in Your Eyes, le spectacle a tout de même connu une exploitation profitable” notera plus tard l’historien Kenrick. Ce constat illustre bien le phénomène des comédies musicales de l’époque dont les chansons deviennent plus célèbres que le show lui-même.
Hollywood ne tarde pas à s’intéresser à Roberta. En 1935, la RKO en tire un film musical (intitulé en France Roberta également), avec Irene Dunne, Fred Astaire et Ginger Rogers en vedettes. Kern, parti sur la Côte Ouest, collabore avec Dorothy Fields pour ajouter de nouvelles chansons au film, notamment le duo pétillant “I Won’t Dance”, qui deviendra un classique du répertoire Astaire-Rogers. Le film remporte un vif succès et contribue à cimenter la popularité de Smoke Gets in Your Eyes et I Won’t Dance auprès du grand public. Par la suite, Roberta restera moins souvent monté sur scène que d’autres œuvres de Kern, mais sa musique continue de vivre de manière autonome : outre Smoke Gets in Your Eyes, Yesterdays et All the Things You Are (introduite plus tard dans Very Warm for May) deviendront des standards repris par les orchestres de jazz et les chanteurs de cabaret tout au long du XXᵉ siècle. Kern démontre ainsi, avec Roberta, son talent mélodique intemporel capable de transcender un livret moyen et d’entrer durablement dans la culture populaire.
En 1934, Kern tente une incursion originale: présenter une comédie musicale directement à Londres, au lieu de Broadway. Three Sisters est montée au Drury Lane en avril 1934. Oscar Hammerstein II, en fidèle collaborateur, en écrit le livret et les lyrics. Le choix surprend: l’intrigue est adaptée d’un roman britannique (Three Sisters, de May Edginton), ce qui amène deux auteurs américains à pasticher l’Angleterre édouardienne – un pari risqué. Kern et Hammerstein, tous deux anglophiles érudits, pensent sans doute plaire au public londonien en lui offrant un spectacle sur son propre sol avec un cachet local. L’histoire, centrée sur des artistes forains, mélange courses hippiques, cirque et romance, dans la veine du musical spectaculaire à grand budget. Three Sisters bénéficie en effet d’une production somptueuse au Drury Lane, théâtre réputé pour ses moyens. Cependant, c’est la première création scénique de Kern hors des États-Unis, et elle ne recevra pas l’accueil espéré.
L’action se situe en Angleterre et suit les destins de trois sœurs issues d’un milieu modeste, chacune aspirant à une vie meilleure. L’une s’engage dans le milieu du cirque, une autre fréquente le monde des courses de chevaux, la troisième cherche à s’élever socialement. Autour d’elles gravitent des personnages variés: aristocrates, jockeys, forains, etc. Le livret de Hammerstein tente de tisser ces fils en une comédie dramatique cohérente, avec des tableaux colorés exploitant les décors du cirque et de l’hippodrome. Néanmoins, le mélange des genres est maladroit et la musique de Kern, bien que de qualité, manque de numéros vraiment mémorables à part “I Won’t Dance” – une chanson entraînante initialement composée pour ce spectacle. (Ce swing enjoué sera heureusement recyclé l’année suivante dans le film Roberta où il connaîtra le succès que Three Sisters n’a pas rencontré.)
Three Sisters se révèle un échec. Le spectacle ne tient l’affiche qu’environ deux mois à Londres: du 9 avril au 9 juin 1934, 72 représentatons. C'est un flop cinglant pour Kern qui n’était pas habitué à un accueil aussi froid. Plusieurs facteurs expliquent cette déconvenue: la critique britannique voit d’un œil sceptique cette tentative d’Américains de dépeindre l’Angleterre édouardienne, certains journalistes parlant d’“inanité américaine” pour qualifier le livret peu convaincant. Le grand critique londonien James Agate rejette l’œuvre d’un revers de main méprisant, et globalement la presse fustige des personnages stéréotypés et une intrigue confuse.
Le public, de son côté, ne se passionne guère pour cette histoire, malgré quelques scènes visuellement impressionnantes. Kern lui-même semble avoir compris les faiblesses du projet, puisqu’il recyclera la meilleure chanson (“I Won’t Dance”) pour lui donner une seconde vie au cinéma. Par la suite, Three Sisters ne sera jamais repris et reste une curiosité oubliée, souvent omise dans les biographies de Kern sinon pour noter son insuccès. Cette expérience malheureuse marque en tout cas la dernière création scénique de Kern en Europe et sa dernière collaboration originale avec Hammerstein avant la fin de la décennie.
La déconvenue de Three Sisters confirme à Kern que Broadway et Hollywood sont son terrain de prédilection. 1934 est une année charnière: à partir de là, il ne composera plus pour la scène londonienne. On peut voir dans Three Sisters l’illustration qu’une production luxueuse et des auteurs de talent ne suffisent pas sans un livret solide. Hammerstein, pourtant maître des intrigues sentimentales, s’y est égaré en voulant embrasser trop de sujets. Musicalement, Kern reste fidèle à son style, mais n’innove pas vraiment dans cette partition, ce qui rend l’œuvre moins marquante.
Après cet échec, Kern va se concentrer sur le cinéma pour quelques années, où l’attendent de belles réussites.
Comme nous l'avons vu (), Kern avait déjà fait une escapade dans le monde du cinéma à la fin des années '20. Mais très vite l'aventure s'était tarie. Mais à l'époque, il n'avait pas quitté New York.
Après 1934, le théâtre musical à Broadway traverse une passe difficile (peu de gros succès, crise économique persistante). En revanche, à Hollywood, le film musical renaît grâce aux chorégraphies flamboyantes de Busby Berkeley et aux succès des comédies dansantes de Fred Astaire et Ginger Rogers. Kern, pragmatique, voit bien où souffle le vent. En 1935, Jerome Kern se laisse donc convaincre de repartir en Californie. Cette fois-ci, l’expérience va s’avérer fructueuse. Installé définitivement à Hollywood en 1937en.wikipedia.org, Kern devient l’un des compositeurs attitrés des grands studios, enchaînant une douzaine de films musicaux entre 1935 et 1942. Il continue parallèlement à fournir occasionnellement des chansons pour Broadway, mais la plupart de son énergie créatrice passe dans le cinéma, qui lui offre des budgets et des publics considérables.
Kern débute cette seconde carrière hollywoodienne en adaptant ses récentes œuvres de Broadway. . Dès 1934-35, il supervise les versions filmées de Music in the Air () (film de 1934 avec Gloria Swanson) et de Sweet Adeline () (film de 1935 avec Irene Dunne). Pour ces adaptations, il travaille avec Hammerstein (sur Music in the Air) et d’autres paroliers pour ajuster ses chansons à l’écran. Les résultats artistiques sont mitigés, mais ces films prolongent la vie de ses partitions.
Surtout, comme évoqué plus haut, le studio RKO adapte Roberta () en 1935: Kern, en tandem avec Dorothy Fields (parolière brillante de Broadway), enrichit le film de numéros inédits comme “Lovely to Look At” et “I Won’t Dance”, qui viennent s’ajouter aux hits existants. Le film Roberta () est un succès commercial, profitant du duo Astaire/Rogers au sommet de sa popularité, et popularise encore davantage la musique de Kern auprès d’une audience mondiale.
Hollywood ne se contente pas de filmer les anciens succès de Kern – il lui confie aussi des projets originaux. En 1935, Kern et Dorothy Fields composent la musique de I Dream Too Much () , une comédie romantique sur le monde de l’opéra avec la cantatrice Lily Pons. Ils y placent des chansons charmantes (“I Got Love”, “The Jockey on the Carousel”) mêlées à des morceaux d’opéra, dans un équilibre audacieux salué par la critique comme un des premiers mélodrames musicaux du grand écran.
L’alchimie Kern/Fields fonctionne à merveille, si bien que RKO les engage pour un projet phare de 1936: Swing Time. Ce film de la série Astaire-Rogers devient l’un des plus grands classiques du cinéma musical. Kern et Fields y écrivent une série de chansons impeccables, dont “The Way You Look Tonight” (ballade d’amour tendre) qui remporte l’Oscar de la Meilleure Chanson 1936. D’autres chansons comme “A Fine Romance”, “Pick Yourself Up” ou “Never Gonna Dance” s’intègrent parfaitement aux somptueuses chorégraphies. Swing Time est souvent considéré comme le meilleur film du duo Astaire-Rogers, conjuguant l’excellence de la danse et l’une des plus belles partitions de film des années '30. Le critique de The Oxford Companion to the American Musical le qualifie de «meilleure composition de film musical des années '30», rien de moins!
Comme nous l'avons vu dans la section précédente, en 1936, Universal produit également une nouvelle adaptation de Show Boat (après une première tentative partiellement muette en 1929). Kern et Hammerstein participent personnellement à la version 1936, réalisée par James Whale: ils ajoutent trois chansons inédites, dont “I Have The Room Above Her” et “Ah Still Suits Me”, écrites spécialement pour les stars du film (Irene Dunne et Paul Robeson). Ce film Show Boat est acclamé pour son respect de l’esprit de la pièce et demeure une version de référence.
Kern continue d’explorer des sujets originaux au cinéma, notamment avec High, Wide and Handsome () (Paramount, 1937), une fresque se déroulant dans l’Amérique pionnière des années 1850, qu’il compose à nouveau avec Hammerstein. Le film cherche à reproduire la recette de Show Boat (grande histoire d’amour sur fond historique, chansons intégrées), mais cette fois le public ne suit pas: malgré des airs magnifiques comme “Can I Forget You?” et “The Folks Who Live on the Hill”, le film est un échec commercial.
Kern commence à ressentir les limites de l’exercice hollywoodien: tous les projets ne trouvent pas leur public, et les scénarios imposés ne sont pas toujours à la hauteur de sa musique. Néanmoins, il enchaîne plusieurs autres collaborations: il fournit des chansons pour When You’re in Love (1937, avec Cary Grant) et même pour le premier film d’Abbott et Costello, One Night in the Tropics (1940), qui intègre quelques morceaux de Kern dans sa bande-son.
On peux à ce stade se pose une question: quelle fut l'influence du cinéma sur le style de Kern? Durant ces années hollywoodiennes, Kern adapte sa plume aux spécificités du cinéma. Ses chansons gagnent en concision et en impact immédiat, tout en conservant la sophistication harmonique qui fait sa signature. Il excelle à créer des mélodies romantiques inoubliables (“The Way You Look Tonight”) comme des numéros rythmiques entraînants (“I Won’t Dance”). Au contact de chorégraphes comme Astaire, il compose aussi en pensant aux besoins de la danse: “Never Gonna Dance”, par exemple, est construit pour une longue scène de danse émouvante qui clôt Swing Time. Si certaines critiques regrettent une inégalité artistique dans ses films de cette période (on parle de films “profitable but artistically uneven” – rentables mais artistiquement inégaux), Kern n’en élève pas moins le niveau du film musical par la qualité constante de ses compositions. Il reçoit d’ailleurs une reconnaissance officielle: après son Oscar de 1936, il en obtient un second en 1941 pour la chanson “The Last Time I Saw Paris”, écrite avec Hammerstein comme un hommage à Paris occupé par les nazis. Fait notable, c’est la seule fois de sa carrière que Kern met en musique un texte pré-existant (Hammerstein avait écrit les paroles spontanément, Kern les a mises en musique ensuite). Le morceau, inséré dans le film Lady Be Good (MGM, 1941), devient un tube radiophonique, symbole de la réussite de Kern à Hollywood.
Vers 1938, Kern ressent le besoin de revenir à la comédie musicale "live", en direct, sur scène, avec le frisson du rideau qui se lève et l'énergie du public. Il prépare notamment Very Warm for May, son retour à Broadway en 1939.
Il quitte Hollywood, oui, mais pas pour toujours. Il y retournera dans les années 1940, notamment pour des projets prestigieux comme You Were Never Lovelier (1942) ou Cover Girl (1944). Son départ de 1938, c’est plutôt un "break", comme dirait un couple un peu usé.


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