3.B.1) Noël Coward (1899–1973)

Comme nous l'avions vu (), à la fin des années 1920, Noël Coward semble avoir tout conquis.

À trente ans à peine, il est auteur, acteur, compositeur, mondain — incarnation de ce que Londres a de plus brillant et de plus nerveux. Mais derrière cette image de réussite absolue se cache une période de flottement. Les triomphes de The Vortex (1924), Hay Fever (1925) ou Easy Virtue (1926) ont créé une attente presque impossible à satisfaire. La critique, lassée de ses portraits acides du beau monde, lui reproche désormais de s’écouter écrire.

Ses pièces suivantes, Home Chat (1927) et Sirocco (1927), sont accueillies avec tiédeur, voire hostilité. On les juge trop bavardes, trop cyniques, privées de l’émotion qui avait rendu ses premières œuvres percutantes. Coward lui-même admet, non sans amertume, qu’il a perdu le contact avec son public. Il écrit alors : « J’étais devenu mon propre cliché ».

Blessé mais pas abattu, il s’éloigne du West End, voyage, réfléchit. Il passe du temps à Paris et en Suisse, puis aux États-Unis, où il découvre la puissance émotionnelle des grands musicals de Broadway. Ce qu’il retient, ce n’est pas seulement le faste, mais la capacité de ces spectacles à unir comédie, chanson et sentiment. De retour à Londres, il décide de renouveler son art. Ce ne sera plus seulement l’ironie : il veut désormais du lyrisme, du souffle, et un cœur battant sous la perfection des dialogues.

C’est de cette volonté de renaissance que naît Bitter Sweet (1929), son œuvre-charnière.

3.B.1.a) 1929–1931: l’affirmation de la «Coward touch»

La période 1929–1931 marque le retour en grâce éclatant de Noël Coward après deux années de doute. En trois œuvres successives – Bitter Sweet, Private Lives et Cavalcade – il redéfinit son propre style et, plus largement, l’identité du théâtre britannique entre les deux guerres.

Chacune explore un territoire différent – la romance lyrique, la comédie d’esprit et la fresque nationale – mais toutes portent la même signature: une alliance rare entre élégance formelle, précision psychologique et émotion contenue.

  «Bitter Sweet» (1929 - His Majesty's Theatre - 697 représ.)  

En 1929, Noël Coward sort d’une période de doutes. Les échecs de Home Chat et Sirocco l’ont ébranlé : son humour sophistiqué et son cynisme raffiné semblent s’être figés dans la formule. Conscient du risque d’épuisement, il décide de se réinventer.

Romance musicale à l’anglaise

L’opérette continentale (Lehár, Kálmán, Romberg, Friml…) repose sur un exotisme géographique (Vienne, Budapest) servi par d'amples valses et une orchestration luxuriante. On y retrouve un ton sentimental assumé, avec souvent une intrigue de travestissement ou de hiérarchie sociale.

Novello, lui, garde le sentimentalisme et la romance, mais retire tout clinquant étranger. Ses histoires se passent à Londres, dans des manoirs, des théâtres, des maisons de campagne — un univers familier, parfois fantasmé, toujours "so British". Ce qu’il crée à partir de 1929 (et surtout dans les années 1930), c’est une musical romance typiquement anglaise: mélange d’émotion, de lyrisme patriotique et d’élégance sociale.

Le contexte s’y prête: à la fin des années 1920, le public britannique se passionne pour l’opérette sentimentale — Lehar, Romberg ou Ivor Novello triomphent. Coward, musicien autant que dramaturge, se dit qu’il peut rivaliser… mais à sa manière: sans mièvrerie, sans pastiche viennois, en y insufflant une mélancolie anglaise et une structure dramatique plus solide.

C’est ainsi qu’il conçoit Bitter Sweet, son œuvre la plus lyrique.

Coward en écrit le livret, les dialogues, les paroles et la musique, signe qu’il aspire à être reconnu comme créateur complet. Il met lui-même en scène la production au His Majesty’s Theatre à Londres, avec des décors signés Gladys Calthrop et des orchestrations de Carroll Gibbons.

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Peggy Wood et Georges Metaxa
Bitter Sweet - London 1929

© Couverture du magazine "The Play" du 2/9/1929
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Bitter Sweet - Programme London 1929

La première a lieu le 18 juillet 1929; la pièce restera 697 représentations à l’affiche. La distribution de la production originale à Londres comprenait l'actrice américaine Peggy Wood (marquise de Shayne) et le Roumain Georges Metaxa (Carl Linden), ainsi que Billy Milton et Robert Newton. Elle partira en tournée et sera adaptée au cinéma (film de 1933 avec Jeanette MacDonald et Nelson Eddy, remanié par Hollywood). Le spectacle sera joué deux fois à Broadway. La première fois au Ziegfeld Theatre de novembre 1929 (le mois où la crise de '29 éclate) et fin mars 1930 pour 159 représentations, et la seconde au 44th Street Theatre en mai 1934 ... pour 16 représentations. La pièce est écrite en trois actes:

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Evelyn Herbert
(marquise de Shayne & Sarah Millick)
Bitter Sweet - 44th Street Theatre (1934)

© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/c9c2cb70-ff9a-012f-daf1-58d385a7bc34

Acte I – Londres, 1929 et 1875: les choix d’une vie

En 1929, la marquise de Shayne, veuve alerte mais mélancolique, donne une réception pour les fiançailles de Dolly Chamberlain, une jeune femme jeune femme de la haute société. Mais la jeune Dolly n’est pas amoureuse de son riche fiancé: son cœur bat pour un modeste musicien (« That Wonderful Melody »). Déchirée entre l’amour et la fortune, elle hésite — et la marquise, touchée par ce dilemme, se souvient de sa propre jeunesse (« The Call of Life »).

Cinquante-cinq ans plus tôt, en 1875, la marquise n’est encore que Sarah Millick, jeune débutante issue d’une riche famille londonienne. Elle prend une leçon de chant avec son séduisant professeur de musique, Carl Linden, un Viennois passionné et franc. Fiancée à un lord ennuyeux, elle tombe amoureuse de Carl (« If You Could Only Come With Me »). Lui, par honnêteté, veut s’effacer: il projette de retourner seul en Autriche, promettant seulement d’avoir une pensée pour elle chaque printemps (« I’ll See You Again »).

Mais lors de la fête précédant le mariage, Sarah comprend que la passion vaut mieux que la sécurité (« What Is Love »). Après un jeu d’aveugle, les masques tombent: elle et Carl s’avouent leur amour et s’enfuient pour Vienne.

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Allan Jones et Evelyn Herbert
Bitter Sweet - 44th Street Theatre (1934)

© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/c9c2cb70-ff9a-012f-daf1-58d385a7bc34

Acte II – Vienne, cinq ans plus tard: le prix du bonheur

Cinq ans ont passé. À Vienne, Carl Linden dirige désormais un orchestre, et Sarah, devenue Sari, chante ses compositions. Mais le lieu qui les emploie, le Café Schlick, n’a rien d’un salon bourgeois: c’est un établissement animé où se mêlent officiers, danseuses et demi-mondaines (« Ladies of the Town »). Pour gagner leur vie, Sari doit non seulement chanter mais aussi danser avec les clients — et parfois céder à leurs avances.

Parmi les artistes du café se trouve Manon La Crevette, ancienne maîtresse de Carl, qui exprime avec ironie et amertume la mélancolie des amours perdues (« If Love Were All »). Carl et Sari rêvent de quitter cette existence tapageuse pour ouvrir leur propre cabaret, un petit lieu tranquille où ils pourraient chanter leur bonheur (« Dear Little Café »).

Mais la soirée s’annonce chargée (« Tokay »). Après le numéro de Manon (« Bonne Nuit, Merci »), Sari est contrainte de danser avec un capitaine de l’armée particulièrement entreprenant. Lorsque l’officier devient grossier, Carl intervient; une altercation éclate, et le capitaine provoque Carl en duel. Le combat tourne court: Carl est tué. Sari, anéantie, s’effondre tandis que Manon entonne une valse funèbre, reprise poignante de « Kiss Me ».

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Evelyn Herbert
(marquise de Shayne & Sarah Millick)
Bitter Sweet - 44th Street Theatre (1934)

© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/c9c2cb70-ff9a-012f-daf1-58d385a7bc34

Acte III – Londres, 1893 et 1929: la mémoire et l’oubli

Treize ans plus tard, en 1893, nous retrouvons Londres en pleine effervescence victorienne — les fameuses Gay Nineties (« Ta-Ra-Ra-Boom-De-Ay » ; « Green Carnation »). Les jeunes filles délurées d’hier sont devenues des dames respectables de la bonne société (« Alas! The Time Is Past »).

Sari, elle, a refait sa vie: devenue une chanteuse célèbre, star viennoise interprétant les mélodies de Carl (« Zigeuner »), elle vit désormais dans le souvenir de son amour perdu.

C’est alors qu’entre dans sa vie le marquis de Shayne, élégant aristocrate anglais qui, depuis des années, la poursuit de ses propositions. De capitale en capitale, il lui a offert son nom; elle a toujours refusé. Mais à Londres, vaincue par le temps, Sari accepte enfin de l’épouser. Pourtant, avant de céder à cette nouvelle vie, elle reprend une dernière fois « I’ll See You Again », chanson-souvenir de son amour éternel pour Carl.

Épilogue

Retour à la fête de 1929. Dolly Chamberlain, bouleversée par le récit de la marquise, comprend que le vrai bonheur n’est pas dans la fortune mais dans le courage d’aimer. Elle renonce à son fiancé de convenance et choisit le musicien pauvre qu’elle aime.

Celui-ci, ému, s’assoit au piano et se met à jouer une version syncopée de « I’ll See You Again » — l’écho moderne du passé de la marquise. Lady Shayne, seule au milieu des rires et des applaudissements, laisse échapper un sourire amer: celui d’une femme qui a tout perdu mais dont la mémoire, au moins, continue de chanter.

Le succès est immédiat. Le public acclame la somptuosité de la production, la beauté des chansons et l’émotion inattendue du propos. La critique, plus partagée, salue la maîtrise musicale mais reproche parfois un ton trop sentimental. Pourtant, Bitter Sweet séduit par ce que l’on n’attendait plus de Coward: la sincérité.

La partition — riche de valse, de tango, de ballades — devient un classique du répertoire britannique: "I’ll See You Again" devient l’un des airs les plus repris de tout son catalogue. L’œuvre révèle aussi une autre facette de Coward: celle d’un romantique lucide, nostalgique mais non naïf.

Quelques autres extraits marquants de la partition:

  • "That Wonderful Melody" – le conflit entre amour et statut social
  • "The Call of Life" – la nostalgie du souvenir
  • "If You Could Only Come With Me" – l’appel de l’amour interdit
  • "I’ll See You Again" – leitmotiv de la mémoire et de la perte
  • "Dear Little Café" – le rêve modeste du bonheur simple
  • "If Love Were All" – confession désabusée, miroir de l’artiste
  • "Zigeuner" – célébration de la passion, mais aussi de l’exil

Bitter Sweet réconcilie Coward avec son public. Il prouve qu’il peut allier le raffinement de la comédie de salon à l’émotion de l’opérette. Derrière l’élégance des décors et la légèreté du ton, on perçoit une méditation sur le temps qui passe, sur la fugacité du bonheur et la fidélité à l’idéal amoureux.

Le titre, Bitter Sweet — "amer-doux" — dit tout le paradoxe de Coward à cette époque: entre ironie et sincérité, esprit et émotion, modernité et nostalgie.

Ce musical marque aussi une étape décisive dans la carrière du dramaturge: il lui redonne confiance après une série de flops. Mais surtout, il le consacre comme compositeur à part entière et il prépare directement l’éblouissant duo Private Lives (1930) / Cavalcade (1931), où il poussera encore plus loin son art du contraste entre l’intime et l’universel.