3.B.1) Noël Coward (1899–1973) (suite)
3.B.1.a) 1929–1931: l’affirmation de la «Coward touch» (suite)
«Private Lives» (1930 - Phoenix Theatre - 101 représ.)
En 1930, Noël Coward est au sommet de sa popularité après le triomphe sentimental de Bitter Sweet. Il a prouvé qu’il pouvait émouvoir; il veut désormais faire rire à nouveau — mais autrement.
Romance musicale à l’anglaise
Gertrude Lawrence (1898–1952) est à Private Lives ce que Julie Andrews fut à My Fair Lady: l’âme féminine du chef-d’œuvre. Coward écrivit la pièce pour elle, avec elle et autour d’elle. Amis depuis l’adolescence, ils partageaient une complicité rare: lui, dandy pudique; elle, actrice intuitive et vive. Il voyait en elle le parfait contrepoint à sa propre ironie: une sensualité spontanée, une insouciance tragique.
Sur scène, leur duo est incandescent: ils s’aiment, se moquent, se devinent, s’imitent — un ballet d’esprit et de désir. Le public n’y voit pas deux comédiens mais un couple véritable. Coward dira plus tard: «Gertie was Amanda — and I was Elyot. We didn’t play the roles; we lived them.» Cette symbiose, unique au théâtre anglais de l’époque, donne à Private Lives sa vérité : sous la brillante carapace du dialogue, on entend battre deux cœurs réellement accordés.
Une fois encore, comme pour Bitter Sweet, l’époque s’y prête mal: la crise économique mondiale a frappé, les certitudes se fissurent, et le public aspire à la légèreté. Coward, lui, conçoit une comédie aussi brillante qu’intime, où l’humour naît de la lucidité.
Il l’écrit en seulement quatre jours, lors d’un séjour sur la Côte d’Azur. Il a déjà en tête le couple qu’il formera sur scène avec Gertrude Lawrence, son amie et complice depuis leurs débuts.
Il conçoit Private Lives comme une pièce à deux voix, un dialogue amoureux qui oscille entre passion, ironie et cruauté.
La création a lieu à Édimbourg en août 1930, avant de gagner le Phoenix Theatre de Londres. Le Phoenix Theatre venait tout juste d’être achevé et Private Lives en fut la toute première production: le théâtre ouvrit littéralement ses portes pour Coward. L’événement revêt donc une double dimension: l’inauguration d’un nouveau lieu majeur du West End et le retour en grâce du dramaturge le plus en vue d’Angleterre.

Le Phoenix Theatre
lors de son inauguration en 1930
avec Private Lives
du 24 septembre au 20 décembre 1930
© NC
L’ouverture eut lieu le 24 septembre 1930, après les avant-premières d’Édimbourg et de Manchester. C’était un coup de maître de Coward: il offrait au West End un «spectacle de société» dans un théâtre flambant neuf, au cœur de Charing Cross Road — autrement dit, le mariage du chic et de la modernité.
La distribution était légendaire avant même le lever du rideau: Noël Coward dans le rôle d’Elyot Chase, Gertrude Lawrence dans celui d’Amanda Prynne, Adrianne Allen (Sibyl), Laurence Olivier (le futur créateur du National Theatre), alors jeune acteur prometteur, dans le rôle de Victor Prynne. C’était la première fois que Coward et Olivier partageaient la scène. Le contraste entre les deux — l’ironie élégante du premier, la virilité classique du second — fascinait les spectateurs. Lawrence et Coward, eux, avaient déjà une complicité quasi télépathique: ils se répondaient avec une précision rythmique de duettistes, un jeu d’écoute parfait. Leur alchimie était l’essence même de la pièce, ce «ballet verbal» que Coward voulait écrire «comme une valse».
Coward avait écrit la pièce et y jouait l'un des rôles principaux. Mais il a aussi assuré la mise en scène de la pièce. Le décor, conçu par Gladys Calthrop, était simple, épuré, presque abstrait pour l’époque: un balcon de Deauville, un appartement parisien — quelques éléments choisis pour suggérer, non reproduire. Tout reposait sur le rythme, sur la musicalité du dialogue et sur la chorégraphie des gestes. On a souvent dit que Private Lives fut la première «pièce de chambre» moderne du West End: pas de grand spectacle, pas de foule — juste deux acteurs, deux fauteuils, et tout un monde.
Dès la première soirée, le triomphe est total. Le public, encore marqué par les séquelles de la crise de 1929, trouve dans ces dialogues étincelants une légèreté salutaire. On rit, on siffle, on applaudit. Les critiques sont presque unanimes:
« Un feu d’artifice d’esprit et de passion» (The Times)
« Une comédie où la langue anglaise retrouve sa musique» (The Observer)
Presse de la création à Londres en 1930
Les rares réserves viennent des moralistes: comment oser rire d’un couple adultère? Mais cette audace plaît précisément à un public en quête d’émancipation: Coward brise les tabous bourgeois avec élégance. Le spectacle tient 101 représentations au Phoenix.
Après le triomphe londonien, Private Lives attire immédiatement l’attention des producteurs américains. Coward, déjà célèbre à New York depuis The Vortex (1924) et Easy Virtue (1926), sait que cette comédie de mœurs raffinée a tout pour séduire Broadway: rythme rapide, répliques étincelantes, glamour et impertinence. Mais il veut garder le contrôle total.
Refusant qu’un autre mette en scène ou distribue la pièce, il décide de transporter la troupe originale — lui-même, Gertrude Lawrence, Adrianne Allen et Laurence Olivier — pour une reprise intégrale. Un geste coûteux, audacieux… et très «Coward».
La troupe embarque fin décembre 1930 sur le SS Bremen en plein hiver de l’Atlantique, quelques jours après la fermeture au Phoenix Theatre du 20 décembre. À bord, Coward corrige encore quelques répliques, peaufine le tempo, et s’amuse de la curiosité des journalistes américains, fascinés par ce duo légendaire «Elyot and Amanda» dont les rumeurs précèdent l’arrivée. Leur complicité alimente la presse mondaine: on murmure que Coward et Lawrence «ne jouent pas l’amour, ils le vivent en répétition». L’Amérique adore déjà l’histoire avant même d’avoir vu la pièce.
La Première à lieu le 27 janvier 1931 au Times Square Theatre, au cœur de Manhattan. La première new-yorkaise est un triomphe — 256 représentations suivront, un score exceptionnel pour une pièce importée telle quelle du West End. Le public américain, plus puritain que celui de Londres, est d’abord choqué par le sujet (un couple qui s’enfuit en lune de miel… adultère et champagne!). Mais l’élégance du ton et la perfection du dialogue font taire les critiques morales. Les journaux new-yorkais rivalisent d’éloges:
« Une pièce qui fait de l’adultère une musique de chambre » (The New York Times)
« Noël Coward et Miss Lawrence: la foudre en soie » (The Herald Tribune)
Presse de la création à Broadway en 1931
À Broadway, Coward devient un véritable phénomène. Les spectateurs viennent autant pour la pièce que pour voir Noël Coward en chair et en esprit, incarnation même du style anglais: tailleur impeccable, diction cristalline, esprit de fer sous la soie. Gertrude Lawrence, elle, envoûte la scène new-yorkaise. Sa silhouette, sa voix, son charme font d’Amanda Prynne l’héroïne féminine la plus «talked about» du moment. Le couple Coward–Lawrence devient une légende: les dîners mondains se pressent à leur loge, et Private Lives devient le rendez-vous chic de l’hiver 1931. Même George Gershwin vient saluer Coward après la première; il dira plus tard qu’il rêvait d’écrire «une comédie avec autant de musique dans les mots».
Après sa série au Times Square Theatre, la pièce part en tournée à Boston, Chicago, puis Los Angeles. Le duo Coward–Lawrence y provoque la même ferveur. Mais la fatigue et la tension émotionnelle entre les deux (notamment à cause du perfectionnisme de Coward) mènent à une pause: le spectacle s’arrête avant de s’user. Lawrence poursuivra ensuite une carrière florissante aux États-Unis, tandis que Coward, revenu en Europe, entamera une période d’écriture plus expérimentale (revues, Design for Living, etc.), fort de son statut de star transatlantique.
Avec Private Lives, Coward invente son style définitif: l’esprit comme arme, la tendresse comme faiblesse, la lucidité comme défense. C’est une œuvre d’équilibre parfait, où le dialogue devient musique — courte, rythmée, syncopée, presque jazzy. Loin du boulevard traditionnel, Coward fonde la comédie psychologique britannique moderne, où les apparences mondaines cachent un désarroi profond. Sous le vernis du chic, on entend le grondement du désespoir amoureux. Chaque sourire masque une blessure, chaque éclat de rire une peur: celle d’aimer trop, ou mal. La pièce annonce déjà la génération de Rattigan et de Pinter: elle transforme la légèreté en tragédie camouflée, ce que l’on appellera plus tard le «Coward paradox» — faire rire en parlant du chagrin.
Ce n'est pas pour rien que cette pièce aura 6 revivals dans le West End et également 7 revivals rien qu'à Broadway! Et ce n'est pas pour rien non plus qu'aujourd'hui un théâtre porte son nom à Londres dans le West End...

Noël Coward Theatre - Octobre 2015
© Bruxellons!
Après cette longue introduction, demandons nous de quoi parle la pièce?
Acte I – La rencontre du hasard et du destin
Dans un hôtel élégant de Deauville, deux couples passent leur lune de miel dans des suites voisines:
- Elyot Chase (Noël Coward), aristocrate désabusé, au charme sec et à la langue acérée, séjourne avec sa nouvelle épouse, Sibyl (Adrianne Allen), jeune femme jolie mais nerveuse, fascinée par son mari et déjà inquiète de ses sautes d’humeur.
- Dans la suite attenante, Amanda Prynne (Gertrude Lawrence), vive, capricieuse et passionnée, profite de son voyage de noces avec Victor Prynne (Laurence Olivier), son époux sérieux et protecteur, un homme «solide» — du moins en apparence.
Tout irait bien si le destin n’avait pas un sens aigu de la comédie: en ouvrant la porte du balcon, Elyot et Amanda se retrouvent nez à nez — pour la première fois depuis leur divorce. Les répliques fusent, les rancunes refont surface, puis les rires. L’alcool, la nostalgie et une vieille complicité font le reste: l’attirance renaît avec la violence du souvenir. Le contraste entre leurs nouveaux conjoints — Victor, protecteur et pompeux; Sibyl, sensible et plaintive — ne fait qu’exacerber leur lassitude. Sous le clair de lune, entre valse et sarcasme, ils décident de fuir ensemble, laissant leurs époux médusés derrière eux, dans un tableau final à la fois comique et scandaleux.
Acte II – Le retour du feu sous la cendre
Quelques jours plus tard, à Paris, dans l’appartement d’Amanda, le couple s’est réinstallé dans un bonheur fragile. Les premiers instants rappellent leur passion d’autrefois: champagne, musique, rires, souvenirs. Mais très vite, l’ironie perce: ils retombent dans leurs anciens travers, comme si la comédie du passé se rejouait note pour note. Elyot, oscillant entre tendresse et agacement, prône la philosophie du «stop it» («Arrête!») — ces mots magiques censés stopper toute dispute avant l’orage. Amanda, d’un tempérament volcanique, feint d’y croire avant de replonger dans la provocation.
Coward orchestre cette intimité comme une valse à trois temps: la tendresse, la taquinerie, la dispute. Les dialogues claquent comme des feux d’artifice:
« C’est étrange comme la musique la plus vulgaire peut être sentimentale. »
« C’est extraordinaire comme on s’habitue vite à être embrassé dans le cou. »
"Private Lives" de Noel Coward
La tension monte, vire à la comédie physique: les disques volent, les coussins aussi. La scène du bris de vinyle devient un moment d’anthologie: comique et cruel à la fois, véritable duel amoureux. Puis, épuisés, ils s’endorment côte à côte, comme deux enfants coupables et heureux.
Acte III – L’éternel recommencement
Le lendemain, les nouveaux époux abandonnés, Victor (Laurence Olivier) et Sibyl (Adrianne Allen), ont retrouvé leur trace. Ils débarquent furieux dans l’appartement parisien, exigeant des explications. La confrontation tourne d’abord à la comédie de boulevard: Sibyl pleure, Victor crie, Amanda ironise, Elyot soupire.
Mais rapidement, les lignes se brouillent: Victor et Sibyl, à leur tour, se disputent et s’attirent. Coward fait exploser la mécanique conjugale en un ballet de miroirs où chaque couple devient le reflet de l’autre.
Elyot et Amanda, lassés du tumulte qu’ils ont semé, échangent un regard complice. Sans un mot, ils s’éclipsent discrètement, laissant les deux autres se débrouiller dans le chaos. Le rideau tombe sur un éclat de rire — ou de lucidité: le couple parfait n’existe pas, mais certains désordres valent mieux que toutes les paix factices.
Sous l’apparente frivolité, Private Lives est une autopsie lucide du couple moderne: l’amour y est un duel d’égal à égal, l’humour une défense, le désordre une vérité. Coward transforme ce qui aurait pu n’être qu’un vaudeville en pièce musicale sans musique, où les mots remplacent la partition. Elyot et Amanda ne cherchent pas à s’aimer “bien” — ils cherchent simplement à ne pas cesser de se reconnaître, malgré les dégâts.
La distributioin de la création - exceptionnelle - a certainement aidé au succès du spectacle. Les interprètes de la création au Phoenix Theatre à Londres le 24 septembre 1930 étaient:
- Noël Coward (Elyot Chase): il joue un personnage cynique, élégant, nerveux; il fait preuve d’esprit comme armure contre l’émotion.
- Gertrude Lawrence (Amanda Prynne): elle incarne une femme brillante, impulsive, sensuelle; un mélange d’intelligence et d’instinct.
- Adrianne Allen (Sibyl Chase): elle incarne une jeune mariée tendre, naïve et nerveuse.
- Laurence Olivier (Victor Prynne): il joue un mari solide, conventionnel, tout en raideur britannique.
- Everley Gregg (Louise,la domestique): elle fait une brève apparition, mais avec une savoureuse touche réaliste et comique.
Private Lives n’est pas seulement une pièce «réussie»: c’est une œuvre pivotale dans l’histoire du théâtre britannique du XXème siècle. Elle marque à la fois une évolution de la comédie et une affirmation d’un ton national moderne — élégant, ironique, profondément humain.


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