En dehors des grandes séries récurrentes, plusieurs revues uniques des années 1930 ont marqué les esprits par leur originalité, leur audace ou leur succès inattendu. En voici quelques-unes qui, chacune dans leur genre, ont enrichi l’histoire du spectacle à Broadway durant cette décennie.

4.E.1) As Thousands Cheer (1933) – La revue quotidienne de l’actualité

Parole et musique: Irving Berlin - Livret: Moss Hart
400 représentations (30 sept 1933 - 8 sept 1934)

En septembre 1933, Broadway accueille une revue d’un genre nouveau: As Thousands Cheer, fruit de la collaboration du compositeur Irving Berlin et du dramaturge Moss Hart. Son concept est particulièrement original et cohérent: le spectacle est présenté comme un journal vivant où chaque sketch ou numéro musical fait suite à un gros titre fictif projeté en manchette. Hart et Berlin souhaitaient éviter la revue à sketches décousus et créer un fil conducteur ancré dans le réel: As Thousands Cheer devient ainsi une satire de l’actualité «arrachée aux gros titres des journaux». Les célébrités et événements du moment sont pastichés avec esprit: on se moque des riches héritières (Barbara Hutton), de la politique (l’éviction du président Hoover de la Maison-Blanche, tournée en dérision), du phénomène des évangélistes (Aimee Semple McPherson) ou encore des stars comme Joan Crawford et Noël Coward. Ce cadre permet des numéros tour à tour comiques, glamour ou émouvants.

Musicalement, Irving Berlin fournit une de ses meilleures partitions de revue, dont plusieurs chansons deviendront des standards: “Heat Wave” (swing endiablé sur une vague de chaleur écrasante à New York), “Easter Parade” (élégante marche chantée sur le défilé de Pâques sur la 5e Avenue), ou encore “Harlem on My Mind” (chanson introspective sur les états d’âme d’une mondaine rêvant de la culture de Harlem). La revue comporte aussi des moments plus graves, le plus célèbre étant “Supper Time” : ce numéro, introduit par le titre de journal “UNKNOWN NEGRO LYNCHED BY FRENZIED MOB”, met en scène une femme noire pleurant son mari lynché et répétant, déchirée, qu’il est « l’heure du souper » alors qu’il ne rentrera plus. Interprétée par Ethel Waters, cette chanson poignante écrite par Berlin est un cri contre le racisme et le lynchage, audacieusement porté sur une scène de Broadway en 1933. Waters, immense chanteuse afro-américaine, est la première artiste noire à obtenir la tête d’affiche aux côtés de partenaires blancs dans un spectacle de Broadway – un jalon historique en soi. Son interprétation bouleversante de “Supper Time” confère à la revue une profondeur sociale inédite.

Le reste de la distribution comprend la grande Marilyn Miller (pour qui ce sera la dernière apparition scénique avant sa mort en 1936), star des comédies musicales des années 20, ainsi que l’élégant Clifton Webb et la fantaisiste Helen Broderick. As Thousands Cheer rencontre un franc succès critique et public : la qualité de ses sketches, la pertinence satirique et la richesse mélodique séduisent. En pleine Dépression, cette revue offre un miroir à la fois divertissant et réfléchi de la société américaine. Elle reste comme l’une des revues les plus abouties de l’entre-deux-guerres, ayant prouvé que le genre pouvait allier spectacle, unité conceptuelle et conscience sociale, sans oublier de produire des tubes inoubliables.

Cela illustre une fois de plus la grande diversité de cette période.

4.E.2) The Band Wagon (1931) – L’élégance en haut de forme

Musique: Arthur Schwartz - Livret: George S. Kaufman, Howard Dietz - Paroles: Howard Dietz
260 représentations (3 janv 1931 - 16 janv 1932)

Quelques années plus tôt, en 1931, Broadway avait connu un autre triomphe dans le registre de la revue sophistiquée : The Band Wagon. Monté fin 1930, ce spectacle est souvent considéré comme l’apothéose de la revue de style « Broadway raffiné ». Le livret (léger) est signé par l’humoriste George S. Kaufman, et surtout la partition réunit le duo de choc Howard Dietz (parolier) et Arthur Schwartz (compositeur), maîtres des airs pétillants et de la satire mondaine.
Deux énormes plateaux tournants motorisés ont permis des changements rapides de décors entre les scènes, et ce en pleine vue du public. Surtout, The Band Wagon est construit comme un véritable véhicule de stars pour présenter les talents de Fred et Adele Astaire. Le frère et la sœur, déjà célèbres pour leurs comédies musicales précédentes (Lady, Be Good!), y font leur ultime apparition scénique ensemble avant qu’Adele ne quitte la scène pour se marier. Leur présence assure au spectacle des numéros de danse d’un charme et d’une virtuosité exceptionnels, dans un registre très classe – Fred Astaire en smoking et haut-de-forme incarnant l’élégance même des années 30.

La revue enchaîne des numéros musicaux inventifs, reliés par des sketches humoristiques spirituels. Elle introduit notamment la chanson “Dancing in the Dark”, sublime ballade dansée qui deviendra un standard du répertoire américain. Ce morceau, tout en mélancolie feutrée, est resté associé à l’image de Fred Astaire glissant sur scène avec grâce. Parmi les autres moments forts, on compte “I Love Louisa”, numéro chanté et dansé avec malice par les Astaire, et des scènes comiques où Fred fait preuve d’un sens du burlesque discret. La mise en scène ingénieuse et les costumes élégants achèvent de faire de The Band Wagon une revue modèle de sophistication.

Avec 260 représentations au compteur, c’est un succès notable pour l’époque. La critique salue l’intelligence du spectacle et la performance des Astaire. The Band Wagon deviendra si emblématique de la revue « de luxe » que Hollywood s’en inspirera deux décennies plus tard pour un film musical (en 1953, The Band Wagon avec Fred Astaire, bien que l’intrigue soit différente). Pour Broadway en 1931, ce spectacle représente une sorte de baroud d’honneur du style frivole et chic des Années folles, juste avant que la crise n’impose des revues plus modestes. Il reste aujourd’hui une référence du genre, célébré pour sa musique (Dietz et Schwartz signeront aussi Flying Colors en 1932 dans la même veine) et pour avoir immortalisé la magie des Astaire sur scène.

4.E.3) Pins and Needles (1937) – La revue militante au succès surprise

Musique: Harold J. Rome - Livret: divers - Paroles: Harold J. Rome
1.108 représentations (27 nov 1937 - 22 juin 1940)

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"Pins and Needles" - Labor Stage - Playbill

Au milieu de la décennie, alors que les grandes revues traditionnelles battent de l’aile (Ziegfeld, Scandals, Vanities, ...), survient un phénomène inattendu: Pins and Needles. Créée en novembre 1937 dans un petit théâtre, cette revue est l’initiative de l’International Ladies’ Garment Workers’ Union (ILGWU), le puissant syndicat des ouvrières du vêtement. Il s’agit à l’origine d’un modeste divertissement joué par des amateurs, conçu comme un prolongement des activités culturelles du syndicat. Le syndicat loue le Princess Theatre (rebaptisé Labor Stage) et monte un spectacle avec une troupe de 50 travailleurs de la confection – des couturières, coupeurs et presses – répétant le soir et le week-end après leurs journées d’usine. Personne n’imagine alors que ce show deviendra la plus grande réussite de la décennie!

Pins and Needles (Des aiguilles et des épingles, en référence à l’état d’excitation « sur des charbons ardents ») est une revue satirique et engagée, qui jette un regard espiègle sur l’actualité et la politique du point de vue des travailleurs. Les sketches, écrits collectivement par plusieurs auteurs (dont un jeune Marc Blitzstein en renfort), tournent en dérision aussi bien les dictateurs fascistes européens (Hitler et Mussolini y sont caricaturés en «anges de la paix» dans un numéro ironique) que les snobs de la haute société américaine (on se moque des patriotes bien-pensants du DAR, Daughters of the American Revolution, taxés de bigoterie). Tout y passe: les excès du capitalisme, le racisme, et bien sûr les thèmes syndicaux. La musique et les lyrics sont l’œuvre de Harold Rome, qui concocte des chansons à la fois entraînantes, drôles et porteuses de message. La plus célèbre est “Sing Me a Song of Social Significance” (« Chante-moi une chanson à portée sociale »), qui donne d’emblée le ton : les interprètes réclament des chansons qui parlent des vrais problèmes, pas de bluettes sans importance. Parmi les autres numéros, “It’s Better with a Union Man” vante ironiquement les mérites d’avoir un mari syndiqué, ou encore “One Big Union for Two” qui imagine avec humour une romance syndicale.

La fraîcheur et la sincérité de Pins and Needles font mouche. Présenté initialement uniquement le week-end, le spectacle reçoit un accueil enthousiaste du public new-yorkais, intrigué puis conquis par ce cabaret socio-politique plein d’esprit. Très vite, le bouche-à-oreille est tel que les représentations se multiplient : la troupe d’ouvriers abandonne progressivement ses emplois de jour pour jouer la revue à plein temps. La production déménage dans un théâtre Broadway plus grand, ajustant sans cesse son contenu (de nouveaux sketches et chansons sont ajoutés tous les quelques mois pour coller à l’actualité brûlante). Pins and Needles devient un véritable phénomène culturel. Avec 1.108 performances cumulées, la revue se hisse au rang de plus longue série de la décennie 1930 sur Broadway – un record d’autant plus remarquable pour un spectacle non-professionnel à l’origine. C’est d’ailleurs la seule fois qu’une production montée par un syndicat triomphe ainsi à Broadway. Le succès est tel qu’en 1938, la troupe sera invitée à la Maison-Blanche pour jouer des extraits devant le Président Roosevelt et son épouse Eleanor, ravis de cette satire progressiste pleine d’entrain. Pins and Needles restera à l’affiche jusqu’en juin 1940, traversant donc toute la fin de la décennie et s’attirant même des critiques favorables de la part de personnalités initialement sceptiques. En conjuguant divertissement et conscience sociale, en donnant la vedette à des anonymes doués et en prouvant que la revue pouvait être un outil de commentaire social joyeux, Pins and Needles a inscrit une page unique dans l’histoire du théâtre musical. Elle démontre que les années 1930, souvent vues comme une période d’évasion légère, savaient aussi produire un spectacle engagé, frais et intelligent capable de séduire le grand public.

4.E.4) Hellzapoppin (1938) – Le chaos burlesque record

Parole et musique: Sammy Fain, Charles Tobias
1.404 représentations (22 sept 1938 - 17 déc 1941)

À l’opposé du spectre politique mais tout aussi innovant dans son genre, Hellzapoppin est une autre revue marquante de la fin des années 30. Ouvert en septembre 1938, ce spectacle conçu par le duo comique Ole Olsen et Chic Johnson se distingue par son anarchie joyeuse et son refus de la moindre convention scénique. Hellzapoppin’ (argot signifiant « ça va chauffer ») est un fourre-tout délirant de gags, de numéros clownesques et d’interactions imprévisibles avec le public. Olsen et Johnson, deux anciens de vaudeville un peu oubliés, ont su surprendre tout le monde avec cette revue hors normes, qui ne ressemblait à rien de connu sur Broadway.

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"Hellzapoppin" - Souvenir Borchure - Olsen & Johnson

Dès l’ouverture, le ton est donné: un faux actualité filmée (newsreel) est projeté, montrant Hitler parlant avec un accent yiddish – une entrée en matière absurde et irrévérencieuse qui fait éclater de rire. S’ensuit un enchaînement effréné de sketches burlesques, de pitreries, de tours de clowns, d’acrobaties saugrenues, où même le public est mis à contribution. Des comédiens surgissent à l’orchestre, interpellent les spectateurs, simulent une erreur de spectacle, vendent des faux programmes… Chaque soir, Olsen et Johnson intègrent de nouvelles blagues, improvisent, maintenant une atmosphère de folie à peine contrôlée qui incite les gens à revenir pour voir les derniers ajouts. La scène se transforme en véritable cirque : on y voit des clowns, des midgets (nains de spectacle), des pigeons dressés voler au-dessus du public. C’est une expérience interactive bien avant l’heure, un chaos comique savamment orchestré.

Fait notable, les chansons importent peu dans Hellzapoppin’. La partition (signée Sammy Fain et Charles Tobias) est reléguée au second plan – les numéros musicaux sont surtout prétextes à prolonger la fantaisie. Les titres sont d’ailleurs volontairement ridicules, tel “Fuddle Dee Duddle”, pour bien montrer que personne n’est venu pour les mélodies. Cette absence de morceau « à succès » n’empêche nullement la réussite du spectacle, car le public est conquis par le rire et l’inattendu.

Le triomphe est énorme: Hellzapoppin’ atteint 1.404 représentations, ce qui en fait le spectacle le plus durable de l’histoire de Broadway jusqu’alors (il n'est pas le premier de la décennie des années '30 puisqu'il se termine dans les années '40). Jamais une revue (ni même aucune comédie musicale auparavant) n’avait dépassé un tel nombre de représentations. En pleine fin de décennie, Olsen et Johnson prouvent que le public, épuisé par la crise et les échos de tensions internationales, a un appétit immense pour un divertissement loufoque, débridé et sans souci du lendemain. Fort de ce succès record, le duo montera d’autres shows dans le même esprit (Son of Hellzapoppin, Crazy House…), sans toutefois égaler l’impact du premier. Hellzapoppin’ restera comme la revue ayant poussé le plus loin la logique du vaudeville surréaliste, bousculant joyeusement la forme même du spectacle pour en faire une fête participative. Son héritage se retrouve plus tard dans des spectacles interactifs ou des comédies à sketches, mais en 1938-39, il n’avait pas d’équivalent.