En 1927, Show Boat de Jerome Kern et Oscar Hammerstein II marque une rupture dans le théâtre musical: pour la première fois, une comédie musicale intègre pleinement ses chansons à l’intrigue et aborde des thèmes sérieux tels que le racisme et les désillusions amoureuses. De nombreux historiens considèrent ainsi Show Boat comme la véritable première comédie musicale à l’américaine, où le livret et les numéros musicaux ne font qu’un. Pourtant, selon nous, ce n’est qu’en 1943, avec Oklahoma! – première collaboration de Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II – que le genre du musical trouve un nouveau souffle durable et entre véritablement dans son âge d’or. Créé en pleine Seconde Guerre mondiale, Oklahoma! devient un phénomène de Broadway et est souvent désigné comme le point de départ de la comédie musicale moderne, tant son impact sur le développement du genre a été profond et pérenne.

Cet article examine pourquoi Oklahoma! peut être considéré comme le véritable berceau du musical moderne, en comparant ses innovations et son héritage à ceux de Show Boat. Nous aborderons l’impact historique d’Oklahoma! sur Broadway, ses innovations stylistiques (intégration du livret, des chansons et de la danse), son approche dramatique des personnages, ainsi que le rôle clé du duo Rodgers & Hammerstein dans la formalisation du « musical play » (ou « book musical »). Enfin, nous examinerons les arguments souvent avancés en faveur de Show Boat comme fondateur du genre – livret intégré, gravité thématique, etc. – et proposerons des contre-arguments pour chacun, afin de montrer en quoi Oklahoma! a su concrétiser et généraliser l’idéal du musical moderne que Show Boat avait esquissé.

 

Créé le 31 mars 1943 au St. James Theatre, Oklahoma! triomphe avec plus de cinq années consécutives à l’affiche – un record pour l’époque. Ce succès retentissant dépasse la scène new-yorkaise: durant la guerre, plusieurs troupes partent en tournée à travers les États-Unis et même outre-Atlantique pour jouer le spectacle aux soldats, et l’on enregistre le premier album cast recording de Broadway avec la distribution originale. Plus qu’un hit, Oklahoma! est un véritable phénomène de société qui redéfinit les attentes du public et des producteurs envers la comédie musicale. Selon le théâtrologue Thomas Hischak, Oklahoma! est rien de moins que «l’œuvre la plus influente du théâtre musical américain», le premier musical entièrement intégré dont la fusion harmonieuse de la chanson, de l’intrigue, des personnages et même de la danse a servi de modèle aux spectacles de Broadway pendant des décennies. En d’autres termes, Oklahoma! inaugure un nouvel âge d’or du musical (années 1940-50) en installant durablement la formule du «book-musical» (musical ayant un livret cohérent), inspirant une multitude d’autres créateurs à suivre cette voie.

Dès lors, la plupart des grandes productions qui suivront adopteront ce modèle intégré popularisé par Rodgers & Hammerstein. La décennie voit naître du même duo, entre autres:

  • Carousel (1945)
  • South Pacific (1949)
  • The King and I (1951)

Mais aussi des œuvres d’autres compositeurs clairement influencées par Oklahoma!, comme par exemple:

  • Irving Berlin compose son Annie Get Your Gun (1946) en soignant l’unité du livret et des chansons
  • Cole Porter fait de même avec Kiss Me, Kate (1948)

Soulignions que ces auteurs avaient auparavant brillé dans des revues ou comédies musicales moins intégrées.

Cette adhésion générale marque bien que Oklahoma! a enclenché une tendance de fond sur Broadway, là où Show Boat en 1927, malgré son succès d’estime, était resté un cas isolé sans postérité immédiate. En somme, Oklahoma! a non seulement remporté un immense succès populaire, mais il a changé la donne du théâtre musical, ce qui justifie qu’on le considère comme le véritable départ de la comédie musicale moderne.

 

Le caractère révolutionnaire d’Oklahoma! tient en grande partie à ses innovations stylistiques.

Rodgers et Hammerstein, libérés des conventions de la musical comedy des années 1920-30, ont cherché à intégrer parfaitement livret, musique, paroles et danse au service de la narration. À l’inverse des spectacles précédents qui s’ouvraient presque toujours sur un numéro spectaculaire (grand ensemble, girls en costumes scintillants, etc.), Oklahoma! débute de façon insolite: un chant a capella en coulisse (« Oh, What a Beautiful Mornin’ ») qui se mue en dialogue chanté intime entre un cow-boy et une fermière sur son perron. Cette ouverture sobre – “révolutionnaire” aux yeux des contemporains – annonce la couleur: ici, pas de showgirls ni de numéros gratuits, l’histoire commence “de la manière la plus naturelle” possible, conformément au vœu de Hammerstein de «raconter l’histoire comme elle voulait être racontée».

Tout au long du spectacle, chaque chanson est conçue pour faire progresser l’intrigue ou approfondir les personnages, plutôt que de servir d’entracte divertissant:

  • le duo amoureux « People Will Say We’re in Love » joue sur un quiproquo sentimental qui fait avancer la tension romantique entre Curly et Laurey
  • la chanson sombre « Lonely Room » offre un rare soliloque musical introspectif au personnage de Jud, le montrant en homme désespéré et dangereux – ce qui prépare dramatiquement le climax
  • les chansons festives comme « The Farmer and the Cowman » ne sont pas de simples divertissements : elles sont ancrées dans l’action (une fête communautaire) et illustrent les conflits et la réconciliation entre deux groupes de personnages (fermiers vs cowboys).

Selon l’historien William Zinsser, Oklahoma! a brisé les anciennes conventions en faisant en sorte que les chansons «explorent le caractère des personnages et fassent avancer l’intrigue» – une démarche alors inédite à ce degré d’aboutissement. Rodgers lui-même revendiquait dès 1939 cette conception organique, affirmant: «J’écris des partitions, pas de simples numéros isolés; chaque chanson doit avoir un air de famille avec les autres matériaux musicaux de l’œuvre». Cette unité thématique et dramatique de la partition d’Oklahoma! tranche avec les musical comedies antérieures souvent construites comme des collages de «numéros» sans lien fort entre eux.

L’intégration va encore plus loin: Rodgers & Hammerstein n’hésitent pas à supprimer tout élément parasite qui risquerait de rompre le fil narratif. Durant les répétitions d’Oklahoma!, un numéro de tap dance virtuose exécuté par le danseur George Church au milieu de la chanson «Oklahoma» enthousiasmait le public au point d’arrêter le spectacle net – un showstopper au sens littéral. Conscients que ce divertissement, si spectaculaire soit-il, n’apportait rien à l’histoire, les auteurs eurent le courage de couper purement et simplement ce passage avant la première. Une telle décision, inimaginable pour la plupart des producteurs des années 1920-30, illustre la priorité absolue donnée à la cohérence du récit dans Oklahoma!. Hammerstein et Rodgers avaient foi dans le fait que le public apprécierait davantage une histoire bien construite qu’une succession de numéros sensationnels sans lien. Ce refus de tout compromis dénote une volonté délibérée de redéfinir la forme du musical – ce que le succès public leur a donné raison de faire.

Enfin, l’œuvre innove par sa gestion des reprises musicales et leitmotivs à des fins narratives. Avec seulement une douzaine de chansons originales, Oklahoma! recycle plusieurs thèmes au fil de l’intrigue en leur donnant un nouveau sens dramatique. Par exemple, le refrain amoureux de Curly et Laurey est repris brièvement en Acte II après leur mariage, prolongeant en musique la résolution romantique. Ces reprises élaborées ajoutent de la profondeur à la narration en soulignant l’évolution des personnages et des situations​. Loin d’être de simples rengaines, elles s’intègrent au récit comme le ferait un motif symphonique dans un opéra, contribuant à l’unité de l’ensemble. L’influence de cette écriture musicale intégrée se fera sentir dans la plupart des comédies musicales subséquentes, où l’on retrouvera des thèmes récurrents associés aux personnages et aux idées (on pense par exemple aux leitmotivs dans West Side Story en 1957, héritiers de cette tradition).