
Marc Blitzstein est un auteur qui n'a pas laissé une très large œuvre dans le monde des musicals mais est pourtant une brique fondamentale des fondements de l'édifice "comédie musicale". Marc Blitzstein est le chaînon manquant entre l’opéra engagé européen de Brecht/Weill et la comédie musicale américaine, en pleine mutation dans les années 1930–1940. Allons un peu plus loin…
11.A.1) 1905-1924: enfance dorée, éducation musicale rigoureuse
Marc Blitzstein naît le 2 mars 1905 à Philadelphie, dans une famille juive aisée, cultivée et libérale. Son père, avocat puis banquier, lui offre une enfance confortable; sa mère l'encourage artistiquement. Marc est un enfant prodige: il apprend le piano dès l’âge de 3 ans, donne des concerts à 7 ans et se produit comme soliste avec l’Orchestre de Philadelphie à 15 ans, interprétant notamment le Concerto n°1 de Liszt – rien que ça. Sa jeunesse est marquée par une formation musicale classique d’élite:
- Il étudie au Curtis Institute de Philadelphie, auprès du compositeur Rosario Scalero (également professeur de Samuel Barber) puis...
- il part à Paris en 1924 pour étudier avec Nadia Boulanger, papesse de l’enseignement musical français. Enfin...
- il suit brièvement les cours de Arnold Schönberg à Berlin, s’immergeant dans l’atonalité et le dodécaphonisme.
Blitzstein devient ainsi un compositeur moderniste, cosmopolite, intellectuel, nourri d'influences européennes. À cette époque, il est fasciné par la musique pour elle-même, convaincu que l’art doit tendre vers la pureté formelle. Il rejette alors toute tentative d’assujettir la musique à une cause politique.
11.A.2) 1924-1929: un moderniste esthète
À son retour aux États-Unis, Blitzstein entame une carrière de pianiste concertiste et de compositeur de musique "sérieuse". Il écrit des œuvres symphoniques, des pièces pour piano, un concerto, des cycles vocaux... Sa musique est dissonante, parfois dodécaphonique, influencée par Schönberg mais aussi par Stravinsky, Hindemith, Milhaud.
Il est alors un jeune homme flamboyant, élégant, provocateur, souvent décrit comme arrogant dans les cercles new-yorkais. Ouvertement homosexuel (sans en faire étalage public), il évolue dans un milieu bohème et mondain. Sa vie amoureuse, complexe, n’est pas encore politiquement connectée à ses idéaux futurs.
Mais un événement personnel majeur va précipiter son évolution: en 1933, il épouse Eva Goldbeck, une romancière et traductrice d'origine allemande, brillante et politiquement engagée. Leur union est un mystère pour leurs proches (Eva connaît son homosexualité), mais elle repose sur une grande admiration intellectuelle réciproque. C’est Eva qui va jouer un rôle essentiel dans la radicalisation de sa pensée politique.
11.A.3) 1930-1936: éveil politique et choc du réel
La crise de 1929 secoue profondément Blitzstein. Il ne connaît pas la misère directement, mais il est frappé par l’effondrement moral de la société américaine, le cynisme des élites, et le contraste entre le luxe de son milieu et la pauvreté croissante des ouvriers. À mesure que ses œuvres modernistes ne rencontrent pas le public, il commence à douter de la « musique pure » comme voie d’expression efficace.
C’est Eva Goldbeck qui va l’orienter vers Marx, Brecht, et la politique culturelle. Elle le pousse à lire Das Kapital, à s’intéresser au marxisme, et à réfléchir à la fonction sociale de la musique. Il commence à se rapprocher de milieux intellectuels de gauche, fréquente les cercles socialistes et communistes, notamment autour du Group Theatre, du magazine New Masses, et du syndicalisme artistique naissant.
À partir de 1933, il écrit ses premières chansons engagées, notamment les "Airborne" Songs sur l’aviation militaire, et compose une version musicale du poème I Have the Wings de Rimbaud. Comme nous allons le voir, sa pièce I've Got the Tune (1937), qui précède Cradle, illustre déjà le thème de la musique en quête de sens dans un monde hostile.
Mais en 1936, un coup du sort bouleverse sa vie: Eva meurt d’anorexie, dans un contexte de grande souffrance psychique. Blitzstein est anéanti. Il dira plus tard que c’est sa mort qui l’a forcé à devenir un artiste militant:
« C’est elle qui m’a mis en colère. Je voulais que ma musique ait un but, une cible. »
Marc Blitzstein
C’est dans ce deuil, mêlé à la radicalisation politique de son époque, que germe l’idée de The Cradle Will Rock. On le retrouve désormais dans des cercles affiliés au Parti communiste américain (qu’il ne rejoint pas formellement, mais dont il épouse la ligne dans les années 1937–41). Il participe à des concerts pour l’Espagne républicaine, à des lectures militantes, et surtout, il décide que la musique doit désormais « être utile ».
Contrairement à d’autres artistes « convertis » par la guerre d’Espagne ou le maccarthysme, Blitzstein connaît une évolution lente mais profonde: enfant d’un capitalisme éclairé, formé dans l’élite moderniste, amoureux des avant-gardes européennes, il devient, au contact d’Eva et de l’Amérique brisée par la crise, un compositeur révolutionnaire, au service des travailleurs, des oubliés, des exclus.
Sa devise pourrait être celle de Brecht:
« L’art n’est pas un miroir qu’on tend à la réalité, mais un marteau pour la forger. »
Bertold Brecht
11.B.1) Il introduit dans le musical américain une conscience politique explicite
Avant Blitzstein, la plupart des musicals de Broadway sont dominés par:
- le divertissement pur (Anything Goes, Girl Crazy, The Band Wagon)
- la romance légère, les chansons à succès, parfois une vague satire sociale (Of Thee I Sing).
Blitzstein, dès The Cradle Will Rock (1937), injecte dans le musical une colère sociale consciente, un projet politique:
- dénoncer la corruption, la répression syndicale, le capitalisme prédateur
- donner une voix aux laissés-pour-compte, dans un langage musical populaire
Il est le premier Américain à adapter pleinement pour la scène les idées de Brecht (théâtre épique, distanciation, conscience de classe), tout en gardant une forme musicale accessible, avec chœurs, chansons, récitatifs – bref, un musical au sens large.
11.B.2) Il forge un style hybride préparant les grands musicals de l'après-guerre
Blitzstein se situe dans un entre-deux:
- Trop lyrique pour Broadway
- Trop populaire pour le Metropolitan Opera
Mais il est parfaitement positionné pour influencer la génération suivante: Bernstein, Sondheim, Weill aux États-Unis, Menotti, même certains aspects de Rodgers & Hammerstein.
On peut le considérer comme l’ancêtre esthétique et idéologique de Sondheim, par son goût pour la complexité harmonique, les personnages ambigus, la tension entre art et politique (Sweeney Todd ou Assassins lui doivent beaucoup).
Et Regina (1949), avec son ambition d’« opéra américain sur une femme puissante et immorale », annonce les tentatives ultérieures de fusionner théâtre musical et opéra (Street Scene, The Most Happy Fella, West Side Story).
11.B.3) Le social, le tragique, le documentaire
Avant Blitzstein, les comédies musicales sont rarement tragiques ou militantes. Lui ouvre la voie à un théâtre musical:
- documentaire: No for an Answer, The Cradle Will Rock
- féministe et capitaliste: Regina
- traumatique et psychanalytique: Reuben, Reuben
- révolutionnaire même dans l’échec: Juno, Sacco and Vanzetti
Il montre que le musical peut être un outil de réflexion politique et morale, pas seulement un divertissement. Il ne cherche pas le consensus, il bouscule, déstabilise – et ce faisant, il élargit la définition du musical.
11.B.4) Sa démarche influence directement la postérité – même dans l’ombre
Blitzstein est un formateur invisible. Il n’a pas eu de grand succès commercial durable, mais:
- Leonard Bernstein l’admire profondément:
- lors de la création improvisée de The Cradle Will Rock le 16 juin 1937 - nous y reviendrons - après que le théâtre eut été fermé par la WPA (Federal Theatre Project), Marc Blitzstein s’installe seul au piano sur scène, et accompagne toute la représentation lui-même, tandis que les comédiens, assis dans la salle, se lèvent un à un pour chanter leurs rôles. Bernstein, qui admirait énormément Blitzstein, jouera plus tard au piano plusieurs de ses œuvres, et contribuera à populariser le travail de Blitzstein en dirigeant certains de ses concerts et en militant pour des reprises.
- Bernstein dirigera Regina
- Bernstein s’inspirera de son style dans Candide
- Stephen Sondheim découvre Cradle à 7 ans: c’est son premier choc esthétique, et il en parle souvent
« The Cradle Will Rock fut le premier musical que j’aie vu. J’avais neuf ans. Ça a tout changé. [...] Blitzstein m’a appris que les musicals pouvaient porter des idées. De vraies idées. Des idées dangereuses. Et qu’ils pouvaient être passionnants – et chantés. »
Stephen Sondheim, NYT, 1998
- Kander & Ebb, Lehrman, Adam Guettel, Michael John LaChiusa – tous doivent quelque chose à Blitzstein.
En parallèle, il est le premier à traduire et adapter L’Opéra de quat’sous en anglais, dans une version saluée par Brecht lui-même: c’est grâce à lui que Weill entre dans les cercles new-yorkais, et que l’on peut voir Threepenny Opera Off-Broadway en 1954.
11.B.5) En résumé: pourquoi il FAUT citer Marc Blitzstein
- parce qu’il ouvre une troisième voie entre Broadway et le grand opéra
- parce qu’il politise le musical sans jamais renoncer à la forme musicale populaire
- parce qu’il inspire profondément ceux qui feront évoluer le genre (Bernstein, Sondheim…)
- parce qu’il préfigure l’ère du musical adulte et exigeant, sans jamais être condescendant
Passons maintenant à l'analyse de ses œuvres.