Bien qu’établi à Hollywood, Jerome Kern entreprend en 1939 un ultime retour à Broadway. Oscar Hammerstein II le sollicite pour créer une nouvelle comédie musicale originale, Very Warm for May. Depuis Show Boat, Hammerstein lui-même n’a pas eu de grand succès sur scène (il a connu plusieurs flops avec d’autres compositeurs). Ce projet marque donc leurs retrouvailles à Broadway plus de dix ans après Sweet Adeline. Very Warm for May s’annonce comme une comédie légère se déroulant à l’époque contemporaine (1939), un choix en décalage avec les reconstitutions historiques précédentes. Le titre intriguant fait référence à une météo exceptionnellement clémente en mai – suggérant une ambiance estivale et insouciante.

«Very Warm for May»
Le livret (signé Hammerstein) est un backstage musical comedy à la mode des années 1920, un peu anachronique à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il met en scène May, la fille d’un riche industriel, qui fugue à la campagne pour rejoindre une petite troupe de théâtre d’été montant une revue. Sous un nom d’emprunt, elle côtoie des artistes bohèmes et tombe amoureuse d’un jeune compositeur. Des quiproquos surviennent lorsque le père de May rachète malgré lui la grange où se déroule le spectacle, menaçant d’expulser la troupe, avant une résolution heureuse qui permet à la représentation d’avoir lieu. En somme, c’est une fantaisie romantique et artistique célébrant la vie de troupe, assez proche dans l’esprit de vieilles revues comme The Garrick Gaieties ou d’intrigues de comédies musicales des années 1920. Ce choix rétro sera d’ailleurs l’un des points faibles signalés par la critique.
Very Warm for May () a vécu une série de try-out excessivement tumultueuse jouant à Wilmington, Washington DC, Boston et Philadelphie. Les critiques et le public qui ont vu le spectacle avant New York étaient généralement enthousiastes, mais le producteur Max Gordon était mécontent de la direction de Vincente Minnelli et a demandé à Hassard Short d’intervenir (Short n’a jamais été mentionné comme metteur en scène dans le programme, Minnelli a conservé la mention «staged by» dans le programme, et tout au long des try-out et de la série à Broadway, Hammerstein a été mentionné comme «director», et donc metteur en scène).
Max Gordon a également été mécontent des danses; il congédia le chorégraphe Harry Losee et engagea Albertina Rasch, mais les deux restèrent mentionnés dans les programmes. Au moins sept numéros musicaux ont été supprimés pendant les try-out: Me and the Roll and You, Minute, une série de danses d’ouverture du deuxième acte (Rhumba-Tango-Paso Doble), Aires de Ballets, Dance Concerto, High Up in Harlem et The Arm of the Law. Les chansons écrites pour la comédie musicale, mais non utilisées, étaient Quartet, Where the Weeping Willows Hide the Brook et Connecticut.

Max Gordon
Sous l’insistance de Max Gordon, le livret a lui aussi été largement révisé et une histoire annexe de gangsters et d’enlèvements a été complètement supprimée. Au moment où le musical a atteint Broadway, les artistes, les danses animées et une superbe partition étaient tout ce qui restait du spectacle, car l’histoire était devenue totalement insipide. Elle manquait maintenant de conflit ou de drame, l’intrigue avait perdu son tranchant et sa tension, le spectacle n’avait plus aucune particularité propre. Pour certains, c’est devenu une tentative de clone de Babes in Arms () (1937), un lien renforcé parce que Grace McDonald, qui jouait le rôle-titre de Very Warm for May (), avait également été l’une des filles dans le musical de Rodgers et Hart, Babes in Arms (): avec Rolly Pickert, elle avait présenté I Wish I Were in Love Again, l’une des nombreuses chansons à succès de ce spectacle.
Dépouillé de son histoire originale, le livret révisé se concentrait maintenant sur les activités dans un théâtre d’été. Le spectacle devint une douce satire sur ce théâtre d’été qui se voulait «progressiste» et d’avant-garde avec son écrivain et metteur en scène Ogdon Quiler (Hiram Sherman) et une riche «bienfaitrice des arts» Winnie Spofford (Eve Arden).
Créé en novembre 1939, Very Warm for May ne parvient pas à trouver son public. Le spectacle ne tient l'affiche que 59 représentations (mons de deux mois) avant de fermer, essuyant des pertes. C’est un échec flagrant, surtout comparé aux succès précédents de Kern. Plusieurs raisons sont avancées: d’une part, le livret est jugé désuet, manquant de la modernité qu’aurait requis Broadway à l’aube des années '40. La critique le considère comme une bluette charmante mais anachronique, un revival tardif de l’esprit des années folles. D’autre part, la mise en scène et le ton général ne convainquent pas – on ne retrouve pas la patte innovante qu’on pouvait attendre de Kern et Hammerstein. Il faut dire aussi que le contexte a changé: en 1939, le public américain a l’esprit tourné vers la guerre en Europe, et les spectacles frivoles ont moins la cote. Enfin, on a avancé que la production, moins somptueuse que les revues hollywoodiennes auxquelles le public s’habitue, a souffert de la comparaison.
Si le spectacle est un flop, Kern n’en a pas moins composé une partition de grande qualité. En particulier, Very Warm for May a donné naissance à l’une des plus belles chansons de Kern/Hammerstein: “All the Things You Are”. Ce somptueux air d’amour, chanté dans la pièce par un quatuor de personnages lors d’une répétition informelle au piano, transcende le destin du show. Avec sa mélodie expansive et ses harmonies modulantes, “All the Things You Are” devient dès sa création un standard repris par les orchestres de jazz, et reste à ce jour l’un des morceaux les plus célèbres de Kern. La critique, si sévère envers le livret, salue unanimement la beauté de cette chanson (et de quelques autres numéros comme “All in Fun”). Ironie du sort, All the Things You Are survivra largement à la mémoire du spectacle qui l’a vu naître, au point d’éclipser l’échec de Very Warm for May et d’assurer à Kern un dernier « hit » populaire avant la fin de sa carrière théâtrale.
Very Warm for May est la dernière comédie musicale originale de Kern sur scène. En 1939, Jerome Kern a subi une crise cardiaque qui a marqué un tournant décisif dans sa carrière. Sur avis médical, il lui a été conseillé de se concentrer sur la composition de musiques de films, considérée comme moins stressante que le travail sur scène, car les compositeurs à Hollywood étaient généralement moins impliqués dans les productions que leurs homologues de Broadway.
Hammerstein de son côté, après cet essai manqué, se tournera vers Richard Rodgers avec qui il inaugurera en 1943 une nouvelle ère du musical (Oklahoma!), non sans avoir co-écrit encore quelques chansons marquantes avec Kern entre-temps. Ainsi, la fin de Very Warm for May symbolise la fin d’une époque: Kern, pionnier de la comédie musicale depuis les années 1910, quitte Broadway sur un chant du cygne inégal, tandis que la relève s’organise pour réinventer le genre dans les années '40. Kern se consacre alors exclusivement au cinéma dans les années qui suivent.
Au tournant des années 1940, Jerome Kern, désormais installé en Californie, continue d’enrichir le patrimoine de la chanson américaine à travers le cinéma. Bien qu’il n’écrive plus pour la scène, il collabore avec de nouveaux paroliers de premier plan, apportant une fraîcheur à son style et s’adaptant aux goûts de la nouvelle décennie.
1.I.1) Collaboration avec Johnny Mercer
En 1942, Kern s’associe à l’auteur Johnny Mercer (l’un des lyricistes émergents les plus doués) pour la comédie musicale filmée You Were Never Lovelier. Ce film de Columbia met en scène Fred Astaire et Rita Hayworth dans une romance dansante se déroulant en Amérique du Sud. Kern et Mercer y proposent une série de chansons élégantes et enjouées, dont la mémorable ballade “I’m Old Fashioned” – qui accompagne une séquence de danse devenue célèbre – et le titre swing “Dearly Beloved”. La critique salue You Were Never Lovelier comme un divertissement de haute volée, notant que Kern, alors âgé de près de 60 ans, parvient encore à écrire des airs au charme intemporel pour servir l’histoire jusqu’à son dénouement prévisible. Le film est un succès et I’m Old Fashioned s’impose comme un nouveau standard, prouvant la capacité de Kern à se renouveler aux côtés d’une nouvelle génération d’artistes.
1.I.2) Collaboration avec Ira Gershwin
Peu de temps après, Kern réalise un autre partenariat prestigieux en travaillant avec Ira Gershwin (le frère du regretté George Gershwin) sur Cover Girl (film de 1944, avec Rita Hayworth et Gene Kelly). Bien que ce film sorte un peu après le « début » des années 40, il est le fruit du travail de Kern en 1943 et mérite d’être mentionné pour son importance. Kern compose pour Cover Girl plusieurs chansons originales (Ira Gershwin signant les lyrics), dont le magnifique “Long Ago (and Far Away)”, une ballade romantique qui devient l’un des plus grands succès discographiques de l’année. On y trouve aussi des numéros rythmés comme “Sure Thing” ou “Put Me to the Test”, démontrant l’aisance de Kern à écrire dans un style hollywoodien plus moderne. Cover Girl sera un triomphe au box-office et “Long Ago (and Far Away)” un standard repris par d’innombrables interprètes, soulignant la versatilité créative de Kern même en fin de carrière.
1.I.3) Derniers ouvrages et héritage immédiat
En 1944, Kern compose encore la musique de Can’t Help Singing, un western musical avec la vedette soprano Deanna Durbin, pour lequel il collabore avec E.Y. “Yip” Harburg (parolier du Magicien d’Oz). La partition mêle tonalités d’opérette et accents Broadway dans des chansons comme “More and More” (nommée aux Oscars), prouvant que Kern sait toujours adapter sa palette musicale à des genres variés. En 1945, il commence à travailler sur une comédie musicale biographique (Centennial Summer, sortie en 1946) et son vieil ami Hammerstein lui écrit quelques lyrics une dernière fois, mais Kern ne verra pas le résultat final: il meurt soudainement en novembre 1945 d’une hémorragie cérébrale, à 60 ans.
Kern avait subi une première alerte cardiaque vers 1933 ou 1934, peu après Roberta. Cette période correspond à un ralentissement de son activité scénique et marque son début de transition vers Hollywood, où les conditions de travail étaient plus souples (et l'air plus clément pour sa santé, selon lui). Il aurait même reçu l’avis médical de se ménager fortement.
Comme nous l'avons vu, en 1939, Jerome Kern a subi une crise cardiaque qui a marqué un tournant décisif dans sa carrière. Mais Il souffre de plusieurs épisodes cardiaques en 1943–1945. Ces crises successives affectent sérieusement sa capacité à composer au piano — il travaille alors en dictant ses mélodies à un assistant.
À l’automne 1945, Kern avait quitté Hollywood pour New York afin de superviser les auditions pour une nouvelle reprise de Show Boat (), mais il a aussi commencé à travailler sur la partition d’un nouveau musical avec son ami de toujours Oscar Hammerstein II. Il n’avait plus écrit pour la scène depuis son terrible flop de 1939, Very Warm for May (). Ce travail deviendra le musical Annie get your gun (), qui sera finalement produit par Rodgers et Hammerstein, aura pour auteur Irving Berlin (paroles et musique), sur un livret de Dorothy et Herbert Fields.

Le 11 novembre 1945, à l’âge de 60 ans, Jerome Kern subit une hémorragie cérébrale en se promenant au coin de Park Avenue et de la 57ème rue. Il avait oublié de prendre avec lui ses médicaments pour le cœur… Identifié uniquement par sa carte ASCAP (American Society of Composers, Authors and Publishers), Kern a d’abord été conduit dans une salle médicalisée pour indigents, avant d’être transféré au Doctors Hospital à Manhattan.
Oscar Hammerstein, ironie tragique du sort, est lui aussi hospitalisé dans le même établissement au même moment, pour une intervention chirurgicale bénigne (probablement une opération de l’appendicite ou similaire, selon certaines biographies). Quand Hammerstein apprend que Kern est dans le coma dans une chambre voisine.
Hammerstein était à ses côtés quand Kern a cessé de respirer. Il fredonnait à l’oreille de Kern la chanson I’ve Told Ev’ry Little Star de Music in the Air () (une des préférées de Kern). Sans réponse, Hammerstein comprit que Kern était mort.
C’est alors que Rodgers et Hammerstein confièrent la tâche de composer la partition d’Annie get your gun () au compositeur chevronné de Broadway, Irving Berlin.
Au total, la période 1927 – début 1940s de Jerome Kern est marquée par un foisonnement créatif exceptionnel. Kern aura contribué à faire évoluer le théâtre musical vers plus de maturité narrative avec Show Boat, exploré les voies de l’opérette moderne (The Cat and the Fiddle, Music in the Air), fourni à Broadway et Hollywood une moisson de chansons impérissables (Smoke Gets in Your Eyes, All the Things You Are, The Way You Look Tonight...), et préparé le terrain pour la génération suivante.
S’il n’a pas toujours retrouvé sur scène l’audace de Show Boat, ses œuvres des années 1930 n’en témoignent pas moins d’une recherche constante d’intégration de la musique et de l’histoire, reliant les grands courants de la comédie musicale de part et d’autre de l’Atlantique.
Son passage à Hollywood, enfin, a ancré ses mélodies dans la mémoire collective via le cinéma, élargissant encore son influence.
Oscar Hammerstein II, qui lui survécut et contribua à la révolution de Oklahoma! en 1943, dira de Kern qu’il “demeure l’un des pionniers dont les chansons sont éternelles, quand bien même certains de ses spectacles sont tombés dans l’oubli”.
Jerome Kern reste en effet, de Show Boat au seuil des années 1940, l’un des artisans majeurs du «Golden Age» naissant de la comédie musicale américaine.


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