Après le triomphe de les Ziegfeld Follies of 1927, dont il est le seul compositeur, la carrière d'Irving Berlin entre dans une sorte de "zone grise": après un gros coup avec les Ziegfeld Follies of 1927 et avant son envol pour Hollywood, il est dans une phase de transition — mais certainement pas inactive.

L'année 1928 est une année de semi-retraite scénique mais pas de silence. Aucun musical n'est produit à Broadway cette année-là avec ses chansons, ce qui est rare pour Berlin depuis le début des années '20. Il compose néanmoins plusieurs chansons autonomes, comme Hello Montreal, I Can’t Do Without You ou Watching the Moon Rise. Aaucune ne devient un tube marquant, mais elles circulent dans les cercles musicaux. Mais il continue à gérer Irving Berlin, Inc., sa maison d’édition, et vend très bien son catalogue de chansons anciennes.

En 1929, le virage vers le cinéma parlant commence. Toujours pas de spectacle à Broadway avec sa musique, mais les choses changent en coulisses: Berlin commence à s'intéresser de près au cinéma sonore. En effet, le triomphe de The Jazz Singer et surtout en 1929 avec une avalanche de musicals filmés, convainquent Irving Berlin d’ouvrir une antenne hollywoodienne de sa société.

Peu après, le producteur Joseph M. Schenck approche Berlin avec une proposition étonnante: un film biographique intitulé Say It with Music, produit par la toute jeune United Artists fondée par Chaplin, Fairbanks, Griffith et Pickford. Mais Berlin décline poliment: «Il n’est pas question que je participe à un film sur moi tant que je serai vivant.» Ironie du sort, en septembre 1928, il fait ses débuts à la radio dans une série d’émissions… intitulée Say It with Music.

Cette même année, après plusieurs courts-métrages, Berlin est sollicité pour composer une chanson originale pour The Awakening, un film de Victor Fleming. Il écrit Marie, clin d’œil à sa toute première chanson Marie from Sunny Italy. Mais le film est un échec commercial et Marie passe inaperçue. Il faudra attendre la fin des années 1930 pour que Tommy Dorsey la ressuscite en en faisant l’indicatif de ses concerts, ce qui lui vaudra un succès tardif mais international.

En 1929, Berlin compose la musique de Lady of the Pavements de D.W. Griffith, mais se tient à l’écart de toute opération de promotion. Cette même année, il rebondit après l’échec de The Awakening avec plusieurs succès à l’écran: la chanson d’ouverture du film Coquette de Sam Taylor (avec Mary Pickford), sorti le 12 avril 1929, puis la version cinématographique de sa revue The Cocoanuts, portée par les Marx Brothers et réalisée par Robert Florey et Joseph Santley, sortie le 23 mai. Suivent Hallelujah! de King Vidor (20 août), premier film musical entièrement interprété par une distribution afro-américaine, et Glorifying the American Girl de Harkrider et Webb (7 décembre), véritable hommage aux Ziegfeld Follies.

En 1930, la Grande Dépression frappe de plein fouet l’industrie du cinéma. Les films Puttin’ On the Ritz (sorti le 1er mars) et Pour décrocher la lune (29 décembre), malgré la présence de stars comme Joan Bennett ou Bing Crosby, n’atteignent pas le succès espéré. Face à ces revers, Berlin revient à ses premières amours : la scène. En 1932, il compose How Deep Is the Ocean?, un tube poignant, puis crée la comédie musicale Face the Music. Le spectacle connaît un beau succès avec 165 représentations au New Amsterdam Theatre de Manhattan entre février et juillet. Malgré la crise, Berlin achète un immeuble dans l’Upper East Side (93e rue entre Madison et Park Avenue), avec l’idée d’y aménager un élégant pied-à-terre pour lui et sa femme Ellin. Mais face aux coûts (estimés à 200 000 $) et aux incertitudes économiques, le projet est abandonné. Berlin et l'actualité sur scène À l’instigation du jeune Moss Hart, séduit par la capacité de Berlin à transformer l’actualité en chansons à succès, naît As Thousands Cheer : une revue musicale satirique fondée sur les gros titres de journaux. Chaque numéro parodie une célébrité du moment – de Herbert Hoover à Joan Crawford, en passant par Barbara Hutton ou John D. Rockefeller – confirmant une fois de plus le talent de Berlin à coller à son époque, toujours avec mordant et mélodie.

Il commence à écrire des chansons pour le film musical Puttin’ On the Ritz (1930), bien qu’il ne soit pas encore installé à Hollywood. La chanson-titre est vraisemblablement écrite fin 1929. Cette chanson va devenir l’un de ses classiques, et marquera son arrivée dans l’industrie cinématographique. Il vend aussi quelques chansons à des producteurs de radio et de vaudeville. Ce n’est pas une période de retrait créatif, mais plutôt de repositionnement stratégique.

"Puttin' On the Ritz" est une chanson écrite par Irving Berlin en mai 1927 et il l’a publiée pour la première fois le 2 décembre 1929. Berlin l’écrit au départ comme un clin d’œil satirique aux Noirs américains de Harlem qui s’habillaient de façon très élégante les dimanches pour se pavaner sur la 7ème Avenue – une pratique surnommée "putting on the Ritz", expression empruntée au très chic hôtel Ritz de Londres.

Deux «Puttin' On the Ritz»

Comparer la version originelle écrite par Irving Berlin avec celle interprétée dans le film Puttin’ On the Ritz de 1930, c’est mettre en lumière une transition étonnante, à la fois musicale, sociale et raciale. Car si les deux versions portent le même titre et la même musique de base, les paroles ne sont pas toujours les mêmes — et surtout, le contexte change énormément.
La chanson originelle
Irving Berlin écrit cette chanson à la fin des années 1920. La version originale (publiée en 1929, enregistrée pour le film en 1930) est clairement ancrée dans la culture afro-américaine de Harlem.
Have you seen the well-to-do
Up and down Park Avenue
On that famous thoroughfare
With their noses in the air
Spending every dime
For a wonderful time
If you're blue and you don't know where to go to,
Why don't you go where Harlem flits,
Puttin' on the Ritz.

Berlin décrit une mode de l’époque : les Afro-Américains de Harlem, le dimanche, sortaient dans leurs plus beaux habits. Il y a une ironie tendre dans la manière dont ils « se ruinent » pour paraître élégants. Ce n’est pas une moquerie, mais une observation mi-satirique mi-admirative. Le ton est léger, le regard est social.
La version du film Puttin’ On the Ritz (1930)
Dans le film, la chanson est chantée par Harry Richman, un chanteur blanc à la voix puissante, dans un numéro très théâtral. La mise en scène gomme le contexte afro-américain : ce n’est plus Harlem qui est chanté, mais les riches Blancs de Park Avenue.
On modifie les paroles:la phrase « where Harlem flits » est remplacée par des expressions plus génériques sur l’élégance et la haute société blanche. Exemples:
Different types who wear a day coat,
Pants with stripes and cutaway coat,
Perfect fits, putting on the Ritz.

Et surtout, la scène est filmée avec des chorégraphies de danseurs blancs, dans un style très Broadway hollywoodien — effaçant complètement l’inspiration noire d’origine.
La version originelle de Puttin’ On the Ritz est une chronique sociale en musique, qui met en lumière avec esprit une dynamique culturelle noire de Harlem. La version du film de 1930, quant à elle, blanchit littéralement cette chanson en gommant ses racines culturelles et son sous-texte, pour en faire un numéro glamour et purement divertissant.
Ce glissement est emblématique de l’époque hollywoodienne pré-Code, où la culture noire est souvent exploitée ou effacée.

La toute première version enregistrée et publiée fut interprétée par Harry Richman en 1930, avec accompagnement orchestral.

Irving Berlin n’a pas participé directement à la production du film Puttin’ On the Ritz (1930) — ni comme auteur du scénario, ni comme impliqué dans le projet au moment de sa réalisation. Cependant, le titre du film et sa chanson-phare sont bel et bien de lui, et le film repose entièrement sur cette chanson écrite par Berlin en 1927.

Le film raconte l’histoire de Harry Raymond (joué par Harry Richman), un chanteur de cabaret new-yorkais qui devient célèbre avec sa chanson vedette « Puttin’ On the Ritz ». Il tombe amoureux d’une jeune chanteuse (Joan Bennett), mais le succès monte à la tête du héros, qui devient arrogant, perd sa voix à cause de l’alcool, et voit sa carrière s’effondrer. Il finit par se racheter, retrouver sa voix (et la fille), et rechanter triomphalement sa chanson fétiche – Puttin’ On the Ritz – dans un final flamboyant.

À sa sortie en 1930, le film est l’un des premiers musicals parlants du cinéma. Il bénéficie de l’attrait de Harry Richman, alors célèbre crooner de la radio, et de la chanson-titre déjà connue. La critique reste mitigée: le scénario est jugé faible, mais la chanson est acclamée. La séquence de « Puttin’ On the Ritz » avec chœur d’hommes en habits blancs est considérée comme un moment fort du film et un modèle du "number" filmé, inspirant les comédies musicales à venir. Le film n’a pas connu une longévité mémorable, mais il a énormément contribué à la postérité de la chanson. Il est aussi le tout premier film à intégrer une chanson de Berlin dans le titre, phénomène qui deviendra courant dans les décennies suivantes (Blue Skies, White Christmas, etc.).

La chanson « Puttin’ On the Ritz » est le seul véritable héritage durable du film. Elle devient un standard incontournable, régulièrement repris (Fred Astaire en 1946, Taco en version synth-pop en 1982, etc.). En 1930, elle est l’un des premiers tubes du cinéma parlant, consolidant Berlin comme le compositeur le plus repris de la jeune industrie hollywoodienne.

Bien que Berlin ne soit pas scénariste ni producteur du film, le succès du film a renforcé son aura à Hollywood, ouvrant la voie à des projets où il serait pleinement impliqué (comme Top Hat ou Alexander’s Ragtime Band).

Cette aventure confirme un principe qu’il exploitera souvent ensuite: une bonne chanson peut faire vivre un film entier, même s’il n’en contrôle pas la narration.

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Warner Bros. engage Irving Berlin pour écrire les chansons de Mammy, film conçu sur mesure pour la superstar du chant Al Jolson, célèbre depuis The Jazz Singer (1927). Le titre fait écho au numéro fétiche de Jolson (« My Mammy »), bien que ce dernier ne soit pas une composition de Berlin. Celui-ci fournit une partition originale pour ce film qui mêle comédie, drame et numéros de minstrel show (spectacle de ménestrels en blackface, alors en vogue). Le film est tourné en partie en Technicolor et réalisé par Michael Curtiz, témoignant des efforts de Warner pour séduire un public avide de divertissement chantant en tout début de la Grande Dépression. Irving Berlin, conscient de la popularité de Jolson, cherche à lui offrir des airs à sa mesure, capables de capitaliser sur son style expansif et son émotion.

Mammy suit les tribulations d’une troupe ambulante de ménestrels, les “Merry Meadow Minstrels”, dans l’Amérique rurale du début du XXe siècle. Al Fuller (Al Jolson) est le chanteur vedette de la troupe, qui se produit grimé en noir (blackface) chaque soir. Il est amoureux de Nora (Lois Moran), la fille du propriétaire du show, mais son rival Westy (Lowell Sherman), maître de cérémonie, convoite également la jeune femme. La première partie du film dépeint les difficultés de la troupe (spectacles minables, recettes en berne) jusqu’à ce qu’Al amuse suffisamment le shérif local pour obtenir son investissement financier, sauvant le spectacle. Le succès vient enfin et Al peut retourner voir sa mère (évoquant le refrain sentimental « Mammy »). Mais le mélodrame s’invite: Westy, jaloux, se dispute violemment avec Al; un figurant évincé charge alors le pistolet de scène d’Al avec de vraies balles. Lors de la représentation, Al tire en scène sur Westy, qui s’effondre réellement. Accusé de meurtre, Al s’enfuit en train de la ville. Finalement, le coup monté est découvert, le vrai coupable avoue, et Al est innocenté, lui permettant de retrouver Nora. Ce récit mélodramatique est ponctué de nombreux numéros musicaux sur scène, reflétant la tradition du minstrel show (costumes colorés, chœurs masculins dynamiques, ballades à sentiment). Irving Berlin y insère notamment « Let Me Sing And I’m Happy », chanson manifeste du personnage d’Al revendiquant que chanter suffit à son bonheur. Jolson l’interprète avec son énergie habituelle, faisant de ce morceau le clou du film.

Sorti en mars 1930, Mammy reçoit un accueil mitigé, symptomatique de l’essoufflement du genre du film musical cette année-là. Si Al Jolson reste une attraction, le public manifeste un peu de fatigue envers les mélodrames musicaux trop appuyés. Néanmoins, la chanson principale « Let Me Sing And I’m Happy » obtient un grand succès indépendant: enregistrée par Jolson lui-même, elle atteint la 2ème place des hit-parades américains en 1930. Le film, produit avant le krach musical de la fin 1930, engrange environ 947.000$ au box-office mondial – un résultat correct sans être exceptionnel pour Warner. La critique salue les performances chantées de Jolson et la qualité de certains airs d’Irving Berlin, tout en jugeant l’intrigue artificielle. Sur le plan technique, les séquences en Technicolor, innovantes, sont notées positivement. Cependant, Mammy souffre de la comparaison avec The Jazz Singer et d’autres véhicules à succès antérieurs de Jolson. Il demeure comme un film de transition, apprécié surtout des admirateurs du chanteur.

Pour Irving Berlin, Mammy constitue une étape significative de son aventure hollywoodienne naissante. Le film lui permet de collaborer avec Al Jolson, l’un des plus grands interprètes de ses premiers succès (Jolson chantait déjà du Berlin dans les années 1910), et de tester son écriture dans le cadre très codifié du minstrel show. La chanson « Let Me Sing And I’m Happy » rejoint le catalogue des standards de Berlin et sera reprise ultérieurement par d’autres artistes, attestant de sa vitalité au-delà du film. Néanmoins, Mammy pâtit rapidement de l’évolution des goûts: le concept du blackface et les mélodrames musicaux passent de mode dès la fin de 1930. Berlin lui-même comprendra que le cinéma nécessite d’autres approches. Il retiendra de Mammy l’importance de lier plus organiquement la musique et le récit, le film ayant été critiqué pour son collage de numéros.

En somme, sans être un triomphe, Mammy offre à Berlin une visibilité à Hollywood et l’expérience des contraintes du film musical pré-Code, le préparant à ses futurs chefs-d’œuvre cinématographiques lorsque le genre rebondira quelques années plus tard.

Reaching for the Moon est conçu à l’origine comme un film musical somptueux, produit par United Artists, pour Douglas Fairbanks, star du cinéma muet alors en perte de vitesse, et réalisé par Edmund Goulding (le même que pour Grand Hotel). Irving Berlin est engagé pour écrire 14 chansons originales et participer à la conception de la trame musicale. C’est l’un des plus gros engagements d’Hollywood pour un compositeur à ce moment-là.

Le contexte est pourtant défavorable: la mode des comédies musicales cinématographiques est en train de chuter brutalement à la fin de 1930, après un engouement fulgurant de 1929. De plus, Berlin se heurte à des conflits artistiques avec le réalisateur Goulding, qui n’aime pas le style direct des chansons de Berlin. La tension monte: le film est peu à peu dé-musicalisé en cours de production. Au final, la quasi-totalité des chansons de Berlin est coupée du film, à l’exception de deux bribes musicales!

Le scénario suit Larry Day (Douglas Fairbanks), un millionnaire excentrique et arrogant, qui méprise l’amour et les émotions. Il embarque pour une croisière transatlantique sur un paquebot, où il fait la connaissance de Vivian Benton (Bebe Daniels), une belle et libre voyageuse. Leur romance naît sur fond de rivalités amoureuses et de jeux de séduction, mais Larry devra apprendre à être moins dominateur et accepter d’aimer sincèrement. L’histoire, assez simple, devait être soutenue par de nombreux numéros musicaux situés à bord, en lien avec les étapes de leur relation. Seul un unique numéro chanté subsiste dans la version finale: «When the Folks High Up Do the Mean Low Down», chanté dans un bar par un tout jeune Bing Crosby, alors encore inconnu du grand public. C’est une chanson jazzy et satirique, moquant l’hypocrisie des élites sociales. Elle est brièvement dansée par Daniels dans le film.

À sa sortie fin 1930, le film est un semi-échec critique et commercial. Le public est déconcerté: vendu comme une comédie musicale avec Douglas Fairbanks, il s’avère être une comédie romantique à peine chantée. La critique trouve le ton bancal, et regrette le manque de rythme du film (ce que les chansons auraient pu compenser).

Berlin est très frustré de voir son travail quasiment écarté. Plusieurs chansons composées pour le film, mais non intégrées dans celui-ci, seront publiées séparément, et certaines rencontreront un succès indépendant. Notamment la ballade « Reaching for the Moon », qui devient un standard de jazz, reprise plus tard par Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Frank Sinatra… D’autres chansons prévues comme « They Call It Dancing », « If You Believe », « It’s Yours » ne seront connues que par les partitions et enregistrements ultérieurs. Le film est un cas d’école d’un musical "sabordé" en post-production, phénomène assez fréquent en 1930-31 à cause du désamour rapide du public pour les films chantés.

Pour Irving Berlin, l’expérience est amère mais formatrice. Il s’est investi dans un projet qui lui échappe: Reaching for the Moon lui apprend qu’à Hollywood, le compositeur n’a pas toujours voix au chapitre, surtout face à un réalisateur star ou à des changements de marché.

Ce revers va le détourner temporairement du cinéma: Berlin retournera à Broadway (Face the Music, As Thousands Cheer), et ne composera plus pour Hollywood avant 1935, quand il sera rappelé pour Top Hat – cette fois avec bien plus de contrôle.