En 1934, Vernon Duke continue sur sa lancée et participe à Thumbs Up! – une revue new-yorkaise en deux actes créée en pleine Prohibition finissante. Le spectacle est monté par les producteurs Lee et J.J. Shubert, grands manitous des revues de Broadway. Duke n’est pas l’unique compositeur sur ce projet (plusieurs auteurs contribuent à la partition), mais il y signe la chanson qui restera dans les annales. Il travaille cette fois en solo pour les paroles et la musique de “Autumn in New York”, une ballade mélancolique qu’il insère dans le spectacle.

La revue ouvre ses portes le 27 décembre 1934 au 42nd Street Theatre. Le titre Thumbs Up! est une expression signifiant “Pouces levés” (symbole d’optimisme): un intitulé encourageant alors que les États-Unis cherchent à sortir de la Dépression.

À l’instar des autres revues, Thumbs Up! ne raconte pas une histoire suivie. C’est un enchaînement de numéros comiques, de chansons et de danses célébrant l’esprit positif. Les sketches écrits par H.I. Phillips (également co-auteur du livret des Ziegfeld Follies la même année) se moquent gentiment de l’actualité et des travers de la société. On peut imaginer des parodies de la fin de la Prohibition (1933) ou de la vie new-yorkaise, mais peu de détails spécifiques nous sont parvenus. La revue se concentre surtout sur des ambiances festives, avec des chorégraphies et un orchestre swing pour soutenir les chants. Au milieu de cette légèreté surgit toutefois “Autumn in New York”, un moment plus poignant où le tempo ralentit et la poésie de Duke s’exprime.

Thumbs Up! tient l’affiche jusqu’en mai 1935, soit 156 représentations, ce qui en fait un succès raisonnable. La critique est mitigée sur la revue elle-même – certains jugent les sketches inégaux – mais unanime sur la qualité de “Autumn in New York”. Cette chanson de Vernon Duke, interprétée avec nostalgie, clôt le spectacle sur une note élégiaque et fait vibrer le public. Elle devient rapidement un standard en dehors du théâtre, reprise par des chanteurs de jazz et de variétés. Le compositeur lui-même en a signé à la fois la musique et les paroles, démontrant l’étendue de son talent d’auteur-compositeur. Alec Wilder louera d’ailleurs la construction sophistiquée de cette chanson, notamment son couplet introducteur ambitieux. L’impact de “Autumn in New York” est tel qu’elle éclipse presque le reste de la revue – preuve en est qu’on se souvient aujourd’hui davantage de la chanson que du spectacle. Grâce à ce « tube » de 1934, Thumbs Up! assure à Duke un nouveau succès populaire.

Avec Thumbs Up!, Vernon Duke assoit sa réputation de faiseur de standards. Après “April in Paris”, voici “Autumn in New York” – une chanson qui sera enregistrée par des légendes comme Frank Sinatra ou Billie Holiday dans les décennies suivantes. Sur le plan personnel, 1934 est aussi l’année où Duke collabore intensivement avec Yip Harburg: outre cette revue, les deux hommes créent ensemble des numéros pour les Ziegfeld Follies of 1934. Leur partenariat sur Thumbs Up! se passe néanmoins mieux que lors de ces Follies (où une brouille aura lieu, comme on le verra). Duke montre qu’il est capable d’écrire seul des paroles raffinées en anglais, langue qui n’est pourtant pas sa langue maternelle – un accomplissement notable. Sur le théâtre musical en général, Thumbs Up! contribue à imposer un ton où la chanson poignante a sa place au milieu de la comédie, préfigurant les revues plus nuancées. En résumé, ce spectacle consolide la carrière de Duke en lui offrant son second grand classique et en confirmant qu’il sait toucher le cœur du public, même au sein d’un divertissement léger.

1934 est décidément une année faste pour Duke. En plus de Thumbs Up!, il est engagé comme compositeur principal des Ziegfeld Follies of 1934. Comme nous l'avons vu, ces revues de grand spectacle, initiées par Florenz Ziegfeld, étaient célèbres dans les années 1910-1920 pour leurs somptueux tableaux. Ziegfeld étant décédé en 1932, ce sont les Frères Shubert qui reprennent le flambeau avec l’accord de la veuve de Ziegfeld, et montent une nouvelle édition des Follies pour la saison 1934. Pour la musique, plusieurs auteurs sont sollicités, mais in fine le duo Vernon Duke (musique) et E.Y. “Yip” Harburg (paroles) fournit l’essentiel du score.

Durant la création, Duke et Harburg s’investissent énormément… au point de se fâcher sérieusement pendant les répétitions en tournée. Malgré ces tensions en coulisses, la revue ouvre à Broadway le 4 janvier 1934 au Winter Garden Theatre et s’avère un spectacle fastueux, digne de la tradition Ziegfeld.

Par définition, les Follies sont des revues sans intrigue, mettant l’accent sur le luxe visuel, les grandes chorégraphies de showgirls, l’humour des comiques et les chansons accrocheuses. L’édition 1934 ne déroge pas à la règle: elle offre une série de numéros variés, du burlesque au numéro de charme. On y retrouve la légendaire Fanny Brice (star comique des Follies depuis les années 1920) pour des sketches humoristiques, le duo frère-sœur Willie et Eugene Howard dans des chansons comiques, ou encore la danseuse Tamara Geva. Les décors et les costumes cherchent l’éblouissement, prolongeant l’esthétique extravagante de Ziegfeld (plumes, paillettes et grands ensembles choraux). Vernon Duke et Harburg apportent quant à eux des chansons à la fois légères et élégantes. Parmi celles-ci, deux titres se détachent: “I Like the Likes of You” et “What Is There To Say?”, deux charmantes mélodies romantiques signées Duke/Harburg. Ces morceaux apportent une touche de grâce musicale au milieu de numéros plus comiques.

Les Ziegfeld Follies of 1934 est un franc succès. La revue se joue pendant plus de 5 mois jusqu’en juin 1934, et remplit le Winter Garden. Le public est ravi de revoir une Follies de haut niveau après une interruption de deux ans (due à la mort de Ziegfeld et aux difficultés économiques). La critique salue particulièrement la contribution de Vernon Duke: on reconnaît que ses chansons donnent une cohérence musicale à un spectacle qui, par nature, pourrait n’être qu’un collage disparate.

Bien que plusieurs compositeurs aient participé, ce sont les mélodies de Duke qui font mouche et qui restent en tête à la sortie. “I Like the Likes of You” – délicieuse déclaration d’amour espiègle – devient populaire, de même que “What Is There To Say?”, ballade plus mélancolique. Ces deux titres rejoindront plus tard le répertoire de chanteurs de cabaret. Si Duke et Harburg ont connu des différends en coulisses, le résultat sur scène est applaudi.

Ce spectacle consacre Vernon Duke comme un héritier des grands compositeurs de revues. Succéder à Irving Berlin, Cole Porter ou George Gershwin (qui avaient tous contribué aux précédentes Follies) n’était pas une mince affaire, mais Duke s’en tire avec brio. Sa collaboration avec Harburg, malgré la brouille, a été féconde. Ironiquement, Harburg ne retravaillera plus avec lui sur les Follies suivantes: il choisira Harold Arlen pour la revue Life Begins at 8:40 fin 1934, en évinçant Duke du projet. Néanmoins, Duke sera rappelé pour la Ziegfeld Follies de 1936 aux côtés d’Ira Gershwin – signe que sa contribution de 1934 a laissé une excellente impression.

Sur le plan de la carrière, Duke prouve qu’il peut gérer la pression d’une grosse production à sketches et fournir des airs mémorables dans un format de grand spectacle. Les Follies of 1934 renforcent encore son palmarès de chansons standards. Enfin, elles montrent la polyvalence de Duke: capable d’écrire du comique, du sentimental, du spectaculaire. C’est l’apogée de sa période “revue” avant qu’il ne se tourne vers des comédies musicales à intrigue continue à la fin de la décennie.

Fort du succès de l’édition 1934, Vernon Duke est de nouveau sollicité pour Ziegfeld Follies of 1936. Cette fois, il fait équipe avec le lyriciste Ira Gershwin (le frère de George) pour les chansons, Yip Harburg ayant quitté le projet. Le choix de Duke comme compositeur n’est pas innocent: George Gershwin lui-même, trop occupé pour écrire une revue, aurait suggéré Duke pour le remplacer, preuve de l’estime de ses pairs.

La revue est produite par les Shubert et ouvre le 30 janvier 1936 au Alvin Theatre. Notons que Ziegfeld n’étant plus de ce monde, le titre est un peu trompeur: ce sont en réalité des Follies «made in Shubert», mais le prestige du nom est maintenu. La période 1936 est juste avant que le book musical ne reprenne définitivement le dessus sur les revues à Broadway, et cette édition sera l’une des dernières Follies d’importance.

Toujours pas d’histoire unifiée, bien sûr. Ziegfeld Follies of 1936 enchaîne les numéros somptueux, avec un accent particulier sur la satire politique. En effet, le spectacle comprend un sketch mordant intitulé Swinging the Dream qui se moque des actualités de Washington, et le comédien Fritz Feld y imite même le président Roosevelt – audace assez rare pour l’époque. Parmi les têtes d’affiche, on retrouve la comédienne Fanny Brice (à nouveau présente, faisant par exemple une parodie hilarante de la célèbre aviatrice Amelia Earhart). Vernon Duke et Ira Gershwin livrent quant à eux une poignée de chansons originales, dont la plus marquante est “I Can’t Get Started”. Interprétée par la vedette Bob Hope (eh oui, avant le cinéma, Bob Hope chantait sur scène !), cette chanson raconte avec humour l’histoire d’un homme qui réussit tout sauf à conquérir la femme qu’il aime. Sa mélodie langoureuse et ses paroles spirituelles en font le tube du spectacle.

La revue est un succès, sans atteindre toutefois la longévité de celle de 1934. Jouée jusqu’en mai 1936 puis reprise en septembre pour quelques mois, elle remplit son contrat de divertissement. Ziegfeld Follies of 1936 est surtout entrée dans la postérité grâce à “I Can’t Get Started”. Cette chanson de Duke & Ira Gershwin devient l’un des plus grands standards de jazz de l’ère swing: elle sera popularisée en particulier par Bunny Berigan, dont l’enregistrement en 1937 avec sa trompette devient un classique. Sur scène, la presse apprécie également d’autres numéros, comme la satire politique audacieuse. Dans l’ensemble, la revue 1936 est bien accueillie, même si certains critiques notent qu’elle n’atteint pas tout à fait l’éclat de l’édition 1934. Il faut dire qu’entre-temps, la concurrence d’autres revues (comme The Show Is On, voir ci-dessous) se fait sentir.

Ziegfeld Follies of 1936 représente l’aboutissement de la contribution de Duke aux grandes revues de Broadway. Après ce spectacle, le format même des Follies va s’essouffler (il y aura bien une Ziegfeld Follies of 1943 plus tard, mais c’est Hollywood qui reprendra l’idée pour un film en 1946).

Pour Vernon Duke, c’est une transition: la même année, il se tournera davantage vers les comédies musicales à livret. Néanmoins, grâce à “I Can’t Get Started”, il laisse une empreinte indélébile. Ira Gershwin et lui prouvent que les revues peuvent encore produire des chansons de très haute qualité, aux arrangements sophistiqués.

Duke devient l’un des rares compositeurs à avoir fourni des hits dans trois grandes revues différentes en trois ans consécutifs (1934, 1935 avec Thumbs Up!, 1936). Ce parcours renforce sa réputation d’artisan du songbook américain.

À l’issue de 1936, Vernon Duke aura donc navigué avec succès dans l’univers des revues, et s’apprête à franchir un cap en abordant le véritable musical de Broadway avec intrigue, ce qu’il fera dès la fin de la décennie.

Mais il a encore rendez-vous avec une dernière revue...