

Comme nous l'avons dit à la page précédente, le terme 'musical play' désigne une forme où l’histoire est aussi importante que la musique. Nous nous proposons dans ce chapitre d'analyser cette lente évolution que nous avons symbolisée par un "bridge over troubled water" qui passe de Show Boat en 1927 à Oklahoma! en 1943.
La période décrite est celle entre les deux ponts. Les auteurs savent que l'on ne peut plus faire comme avant. Mais ils n'ont encore aucune certitude quant à ce qu'il faut faire. C'est donc une période d'évolution, d'expérimentations...
Il est impossible dans le cadre de ce site de lister de manière exhaustive tout ce qui a été tenté. Nous allons dans cette page faire un petit tracé schématique - et par conséquent non objectif - de cette évolution... Dans le «Point - Les grands créateurs», on s'attardera plus longuement sur les 'Big Fives' et quelques autres auteurs majeurs de la décennie. Mais ici, le seul but est d'illustrer les tendances d'une période, de souligner quelques grandes lignes...
2.B.1) D'une production de masse 'opérettique' à l'expérimentation
Commençons par une «petite» ligne du temps:

Type d'oeuvre: opérette - musical - revue / ✙ expérience du "Princess Theatre"
Réception: ou : succès / : échec ou flop
© YYY
Le tableau ci-dessus, reprenant les oeuvres musicales des 'Big Five' et des deux rois de l'opérette Sigmund Romberg et Rudolf Friml.
La première remarque que l'on peut faire, c'est évidemment la virtuelle disparition de l'opérette après Show Boat. Romberg et Friml ont eu une énorme production d'opérettes et de revues à succès dans les années '10 et '20. Ensuite, en dehors de quelques flops, ils ne produiront plus d'opérettes.
On peut remarquer quelque chose de similaire pour Irving Berlin dnas les 'Big Five'. Par contre, pour les quatre autres on voit dans les années '30, une production totalement raisonnable de spectacles musicaux. Il faut maintenant prendre du temps pour les créer mais aussi pour les produire, car tout est plus difficile depuis l'apparition du cinéma. On peut dire que l'on est dans une période expérimentale. Mais attention, ce sont des auteurs qui font des expériences isolées, des éclairs de modernité dans un ciel encore très "numéro-numéro-applaudissements-rideau". Chacun de ces spectacles est un laboratoire, un coup d’essai plus ou moins conscient vers une forme de musical intégré — mais chacun selon des logiques très différentes. Ce qui les relie ? Leur volonté de tordre les codes du musical traditionnel, sans encore parvenir à les abolir totalement.
A titre d'exemple, comparons deux des 'Big Five': Rodgers (et Hart) et Cole Porter.
2.B.2) Rodgers & Hart et Cole Porter: deux manières (très différentes) de flirter avec la cohérence dramatique
Rodgers & Hart — Les architectes du presque-intégré: La trajectoire du duo Rodgers & Hart, surtout dans les années '30, montre un vrai souci de donner aux chansons un ancrage dramatique plus solide qu’auparavant.
Citons quelques exemples marquants:
- A Connecticut Yankee (1927): il s'agit d'une parodie d’Arthur et les chevaliers, mais avec des chansons qui font avancer l’intrigue.
- On Your Toes (1936): ce musical intègre la danse classique à la narration (Balanchine à la chorégraphie), et les chansons expriment les désirs des personnages.
- Pal Joey (1940): il s'agit du premier musical cynique et amoral; les chansons servent à révéler des failles, des ambitions, pas juste à flatter l’oreille.
La force du duo réside dans une vraie recherche de psychologie dans les chansons. Mais il y aussi une terrible limite: les livrets restent souvent un peu brinquebalants. Et nous savons que quand Hammerstein va remplacer Hart aux côté de Rodgers, avec pour premier opus Oklahoma!, tout va changer...
Cole Porter — Le dandy ironique qui, parfois, se laisse prendre au jeu narratif: Cole Porter reste d’abord un virtuose du numéro isolé, du calembour, de la sophistication chic. Mais attention: il n’est pas que ça!
Ses moments "plus narratifs" sont:
- Anything Goes (1934): il s'agit d'un musical certes farfelu, mais dont certaines chansons sont presque des arias déguisées (ex : "I Get a Kick Out of You" exprime un spleen amoureux discret).
- Jubilee (1935): une pure expérimentation thématique autour du monde moderne et de la célébrité.
- Leave It to Me! (1938): la chanson "My Heart Belongs to Daddy" est drôle et dramatique: elle définit un personnage.
- Panama Hattie (1940): ici encore, les chansons commencent à mieux coller aux situations et aux personnages.
La force de Cole Porter réside principalement dans l'utilisation d'un ton ambigu entre parodie et sincérité. Mais il reste souvent prisonnier de la logique du star-système: spectacle pensé pour un acteur vedette plus qu’une histoire.
Ce qu’ils annoncent, sans le savoir...: Rodgers (et Hart) et Cole Porter posent tous deux des briques essentielles pour la suite :
- L'utilisation de chansons qui révèlent la psychologie d'un personnage: character song
- L'utilisation de chansons qui font avancer l’action: action song
- Le refus (progressif) des chansons de pur remplissage
Mais contrairement à Oklahoma! (où chaque chanson sera organique à l’histoire), Rodgers (et Hart) et Cole Porter travaillent encore dans un système hybride :
- L’histoire existe pour donner vie à des chansons
- Ces chansons servent PARFOIS à renforcer l’histoire
Mais on n’est pas encore au moment où l’histoire génère les chansons naturellement.
2.B.3) Quelques tentatives éparses d'intégration dramatique
Pour souligner une fois encore que cette période n'est en rien comparable à un 'grand fleuve qui avance' mais bien à une 'multitude de petits cours d'eau qui tentent de se frayer un chemin' dans la grande plaine des arts de la scène confrontés à la naissance du cinéma parlant en plein crise économique mondiale. Ce que nous avions résumé par notre 'bridge over troubled water'.
Voci quatre expériences, armi beaucoup d'autres. Chacun de ces spectacles est, comme nous l'avons dit dans l'introduction de cette page, un laboratoire, un coup d’essai plus ou moins conscient vers une forme de musical intégré — mais chacun selon des logiques très différentes. Ce qui les relie? Leur volonté de tordre les codes du musical traditionnel, sans encore parvenir à les abolir totalement.

«Concept musical»
Il s'agit d'un spectacle où l’accent est mis moins sur une intrigue traditionnelle (avec un début, un milieu, une fin bien ficelés) que sur le développement d’un thème ou d’un sujet. Un bon exemple? Company de Stephen Sondheim (1970). Plutôt que de raconter une grande histoire, Company explore le thème du mariage et des relations humaines à travers une série de scènes autour de son personnage principal.
As Thousands Cheer (Moss Hart & Irving Berlin):
L’exemple parfait du «concept musical» avant l’heure:
- Principe: chaque numéro est l’adaptation satirique d’un fait divers ou d’une personnalité marquante.
- Les chansons qui collent au contexte: exemple mythique — "Suppertime", interprétée par Ethel Waters, où une femme noire apprend la pendaison de son mari victime d’un lynchage. Sujet glaçant en pleine revue légère.
- Ce n’est pas une histoire, mais c’est un univers cohérent.
Héritage: future logique des concept musicals (comme Company ou Follies de Sondheim)
«Backstage musical»
Il s'agit tout simplement d'un musical dont l’intrigue tourne autour du monde du spectacle lui-même — que ce soit le théâtre, la danse, le chant ou même le cinéma. En gros: les personnages sont des artistes (acteurs, danseurs, chanteurs...) et l’histoire parle souvent de la création d’un spectacle ou des défis de la vie artistique. Deux exemples célèbres: 42nd Street (1980) et A Chorus Line (1975).
The Band Wagon (Howard Dietz & Arthur Schwartz):
Revue autocritique du monde du spectacle.
- C’est une série de tableaux, oui, mais certains révèlent un regard ironique sur le showbiz: des parodies de spectacles prétentieux, des sketches qui tournent en dérision les caprices des vedettes, des numéros qui ironisent sur la course effrénée au succès, des portraits amusés de producteurs cupides ou metteurs en scène mégalos....
- Fred Astaire joue un double de lui-même.
- On retrouve déjà des éléments qui annoncent les «backstage musicals» plus narratifs.
Héritage: The Band Wagon sera repris au cinéma (1953) sous forme beaucoup plus narrative et intégrée.
Porgy and Bess (George Gershwin):
Il s'agit de l'un des plus grands pas vers le musical dramatique sérieux.
- Sujet grave, traitement musical ambitieux, personnages complexes: on y suit l’histoire tragique de Porgy, un mendiant handicapé vivant dans un quartier noir pauvre de Charleston (Caroline du Sud), et de Bess, une femme tourmentée par ses propres démons (drogue, violence, hommes abusifs).
- Chansons entièrement issues de l’action dramatique: Summertime est une berceuse dans l’histoire, pas un hit plaqué.
- Style hybride: Broadway et opéra fusionnent.
Héritage: il ouvre la voie à l’ambition "opératique" de certains musicals modernes.
Pal Joey (Rodgers & Hart):
Broadway découvre l’ambiguïté morale en racontant l’histoire de Joey Evans, un chanteur de boîte de nuit ambitieux, charmeur et sans scrupules, qui séduit une femme plus âgée et riche pour grimper dans le monde du spectacle… mais qui finit par tout perdre à cause de son opportunisme.
- Joey est un séducteur minable, manipulateur, mais terriblement humain.
- Les chansons sont à double fond: par exemple Bewitched, Bothered and Bewildered est à la fois une confession et une auto-illusion.
- La fin est amère, sans rédemption hollywoodienne. Joey n’est ni puni violemment ni récompensé héroïquement. Il perd tout (l’amour, l’argent, les opportunités), mais sans véritable rédemption.
Héritage : le musical peut aussi raconter des histoires d’adultes, pas juste des contes de fées.
En guise de conclusion, on peut dire ce que ces 4 spectacles annoncent en creux:
Ancien modèle | Nouveau modèle en gestation |
Revue ou succession de numéros | Unité thématique ou dramatique |
L'oeuvre est conçu comme un 'véhicule pour une star' |
L'oeuvre est conçue avec des personnages qui sont au cœur d'une action |
Les chansons ont pour but de recueillir des applaudissements |
Les chansons ont pour but de développer un personnage ou l'histoire |
Il s'agit bien souvent d'un spectacle léger | Il y a une vraie prise en compte du réel, de la noirceur, de la satire |
Une fois encore, rappellons que ce chapitre est plus illustratif de tendances via des exemples qu'encyclopédique...