En 1936, Vernon Duke est en pleine période faste. Il vient de briller avec Thumbs Up! (1934), The Ziegfeld Follies of 1934 et The Ziegfeld Follies of 1936. Dans cette même veine de revue élégante, il participe activement à la création de The Show Is On, montée pour mettre en vedette deux monstres sacrés de la scène comique et musicale: Bea Lillie et Bert Lahr.
La revue est produite par Max Gordon et ouvre au Winter Garden Theatre à Broadway le 21 décembre 1936. Les paroles sont partagées entre E.Y. "Yip" Harburg, Ira Gershwin, et quelques autres contributeurs mineurs, tandis que Vernon Duke compose la majeure partie de la musique. Notons également que l’un des librettistes est George S. Kaufman, ce qui ajoute à la qualité satirique et politique du spectacle.
Il s'agit d'une revue typiquement new-yorkaise, dans la tradition de Pins and Needles ou des Follies, combinant sketches, chansons originales, et clins d’œil à l’actualité.
Bea Lillie, grande dame de la parodie aristocratique, exécute plusieurs personnages, dont une institutrice poétiquement ridicule et une diva délirante. Bert Lahr, futur roi des lions peureux dans The Wizard of Oz (1939), est ici dans son élément de clown burlesque, combinant pantomime et jeux de mots absurdes. Le spectacle alterne donc sketches parlés et chansons, avec des tableaux aux titres évocateurs:
- "A Penny for Your Thoughts" (chanté par Lillie)
- “Words Without Music” (chanson subtile d’Ira Gershwin et Duke, où une femme vante les vertus du silence amoureux !)
- “Now That the Party Is Over” (ballade amère et élégante)
- “Your Minuet” (numéro dansé par Lahr avec une parodie de style baroque).
La musique de Duke varie entre la légèreté sophistiquée, le pastel ironique et le cabaret sentimental. On y décèle ses racines russes (dans certains accompagnements quasi impressionnistes) mais surtout son art du théâtre de caractère: chaque chanson épouse parfaitement le ton et le rythme du sketch auquel elle appartient.
The Show Is On connaît un bon succès critique et public, avec 131 représentations jusqu’en mai 1937. La presse souligne le brio des interprètes, notamment Lillie, impériale dans sa folie douce. Elle met aussi en évidence l'esprit des paroles, notamment celles d’Ira Gershwin, toujours aussi précis et pleins de finesse. Et surtout, la musique de Vernon Duke, saluée pour sa subtilité, sa richesse harmonique et son exactitude dramatique.
Le New York Times salue l’équilibre du spectacle: «Une revue qui amuse sans tomber dans la facilité, avec une musique au-dessus du lot habituel des revues». Les critiques apprécient que le spectacle « n'insulte jamais l’intelligence du spectateur».
The Show Is On consolide la réputation de Vernon Duke comme compositeur majeur du théâtre musical new-yorkais des années '30. Ce spectacle lui permet de montrer sa souplesse stylistique dans une revue tout en nuance, de poursuivre sa collaboration fructueuse avec Ira Gershwin, et d’inscrire une chanson durable dans le répertoire: “Words Without Music”, qui sera reprise plus tard par de nombreux interprètes de cabaret (comme Mabel Mercer ou Barbara Lea).
Il prouve aussi sa capacité à écrire pour des comédiens de tempérament, à les habiller musicalement en fonction de leurs qualités de jeu — ce qui n’est pas donné à tous les compositeurs. Même s’il est parfois éclipsé par The Ziegfeld Follies of 1936 la même année (plus spectaculaire), The Show Is On reste une revue précieuse, d’intelligence rare, qui combine élégance, satire et mélodie avec brio.
Cabin in the Sky est la première véritable comédie musicale dont Vernon Duke compose l’intégralité de la partition pour Broadway. En 1940, le producteur Albert Lewis souhaite monter une fable morale centrée sur une communauté afro-américaine du sud des États-Unis – un projet audacieux à l’époque, où le casting sera entièrement noir (chose rare hors du registre du jazz-opéra Porgy and Bess). Le livret, écrit par Lynn Root, est présenté à George Balanchine, célèbre chorégraphe russe fraîchement arrivé à Broadway, qui accepte d’en être le metteur en scène et chorégraphe. Balanchine propose naturellement le projet à Vernon Duke, son compatriote russe, pour la musique. Duke hésite d’abord, doutant d’être légitime pour écrire dans un style «folklore noir» du Sud. Finalement, séduit par le livret allégorique, il accepte à condition d’avoir un lyriciste imprégné de culture du Sud. Ira Gershwin et Yip Harburg déclinent (Harburg doutant que Duke puisse rendre la couleur locale requise). C’est finalement John Latouche, poète blanc du Virginia ayant grandi dans le Sud, qui est choisi pour les paroles. L’équipe créative est ainsi un mélange atypique: un trio de créateurs russes en exil (Duke, Balanchine, le décorateur Boris Aronson) et des artistes afro-américains sur scène. La pièce est montée au Martin Beck Theatre, où elle ouvre le 25 octobre 1940.
Cabin in the Sky est sous-titré «parable of Southern Negro life» («parabole de la vie des Noirs du Sud»). L’histoire s’inspire du folklore biblique façon Faust: «Little Joe», un homme bon mais faible, est tué suite à une dette de jeu. Au Ciel, on lui accorde 6 mois pour revenir sur Terre et prouver sa vertu afin de gagner sa place au paradis (cabin in the sky désigne symboliquement la cabane céleste). Sur Terre, Joe, ressuscité, tente de se racheter sous la bienveillance de sa pieuse épouse Petunia, tandis que le diable envoie la tentatrice Georgia Brown pour le faire rechuter. S’ensuit une lutte entre les forces du Bien (le Général du Ciel) et du Mal (Lucifer Junior) autour de l’âme de Joe, le tout se concluant par une seconde mort de Joe et son ascension au paradis aux côtés de Petunia, triomphe de la rédemption. Cette intrigue mêle le merveilleux (apparitions d’anges et de démons), l’humour (les déboires de Lucifer Jr. incapable de damner Joe quand Petunia veille) et des scènes de vie du Sud. On a par exemple des séquences dans un honky-tonk (salle de danse) où Georgia Brown chante son blues sensuel, ou la vision d’une petite église baptiste où Petunia implore le ciel. Balanchine intègre plusieurs numéros de danse, notamment avec la troupe de Katherine Dunham qui apporte des chorégraphies afro-caribéennes et de claquettes. La partition de Duke mélange gospel, jazz swing et ballades. Parmi les chansons marquantes, citons “Taking a Chance on Love” – ajoutée trois jours avant la première pour donner un showstopper à Petunia. Cette chanson, d’abord écrite par Duke avec Ted Fetter puis remaniée par Latouche, deviendra un classique du spectacle. Autres morceaux notables: l’airs spirituel “The Gospel Train”, la berceuse “Cabin in the Sky” chantée par Petunia, ou encore le numéro trépidant “Honey in the Honeycomb” dansé par Georgia.
La comédie musicale est très bien accueillie. Elle se joue durant 156 représentations – un succès respectable pour l’époque. La critique salue l’originalité du sujet et la qualité de la production. On applaudit la mise en scène inventive de Balanchine, les décors stylisés d’Aronson et surtout la performance électrisante d’Ethel Waters dans le rôle de Petunia. Waters, déjà star de la chanson, trouve ici l’un de ses rôles scéniques les plus emblématiques et son interprétation de “Taking a Chance on Love” fait un triomphe chaque soir. Le public, blanc en majorité, découvre avec enthousiasme un univers musical imprégné de gospel et de jazz, présenté dans le cadre rassurant d’une fable morale à la Capra. Quelques critiques pointent des stéréotypes dans l’écriture de certains personnages (forcément, un diable caricatural, etc.), mais globalement Cabin in the Sky est considéré comme une réussite majeure de la saison 1940-41. Le spectacle est si marquant qu’Hollywood en tire une adaptation filmée en 1943, réalisée par Vincente Minnelli avec Ethel Waters et Eddie “Rochester” Anderson, preuve de sa popularité.
Cabin in the Sky est un jalon dans la carrière de Vernon Duke. C’est son premier “book musical” à succès, qui prouve qu’il peut exceller au-delà des revues. Il a su adopter un style musical différent, incorporant des éléments de musique noire américaine tout en y ajoutant sa touche mélodique. Cette expérience illustre également la capacité de Duke à collaborer avec des artistes très divers : son entente avec Balanchine (malgré quelques discordances linguistiques, les répétitions mêlant russe et anglais étaient parfois cocasses) et Latouche a porté ses fruits. D’un point de vue historique, Cabin in the Sky enrichit le théâtre musical en mettant en lumière des interprètes noirs dans un contexte non-stéréotypé (une parabole universelle plutôt qu’une revue exotique). C’est l’un des rares musicals de Broadway de l’époque, avec Porgy and Bess (1935), à avoir une distribution entièrement noire et à rencontrer le succès auprès du grand public. Pour Vernon Duke, le spectacle apporte un standard supplémentaire à son répertoire (“Taking a Chance on Love”) et un immense prestige. Longtemps relégué au second plan derrière Gershwin ou Porter, Duke prouve avec Cabin in the Sky qu’il est un compositeur de première ligne. Son influence se fait sentir jusqu’à aujourd’hui : l’œuvre a été redécouverte et montée en version concert à New York en 2016 (Encores! City Center) avec grand intérêt, témoignant de son statut de classique méconnu du Broadway des années '40.
Banjo Eyes est une comédie musicale créée pour mettre en valeur la star du vaudeville Eddie Cantor. Cantor, célèbre chanteur-comique aux “yeux en banjo” (surnom dû à ses yeux globuleux), cherche en 1941 un nouveau spectacle à sa mesure. Les producteurs Albert Lewis et Vinton Freedley engagent Vernon Duke pour la musique, John La Touche et Harold Adamson pour les lyrics, et montent un livret adapté de la pièce Three Men on a Horse (1935) de George Abbott et John Holm. La pièce source étant un vaudeville à succès sur un modeste employé qui a un don pour prédire les chevaux gagnants, l’idée est de la transformer en musical comique taillé pour le sens du show de Cantor. La mise en scène est confiée à Hassard Short. Banjo Eyes ouvre à Broadway le 25 décembre 1941 au Hollywood Theatre, un timing particulier car intervenant juste après l’entrée en guerre des États-Unis (Pearl Harbor ayant eu lieu le 7 décembre). On y voit d’ailleurs l’influence du contexte patriotique dans l’ajout de certaines chansons.
L’histoire suit donc principalement Erwin Trowbridge (le personnage renommé pour Eddie Cantor), petit comptable de Newark qui, sur le chemin du travail, croise un duo de gangsters hippiques. Erwin a la particularité de pouvoir prédire infailliblement les résultats des courses de chevaux… tant qu’il ne parie pas lui-même. Les gangsters, en profitant de son don, le prennent sous leur aile. Cantor, en Erwin naïf, se retrouve entraîné dans le monde des paris, avec quiproquos et situations farfelues à la clé. Un élément fantaisiste ajouté dans la version musicale est le personnage de “Banjo Eyes”: non pas Cantor lui-même, mais un cheval qui parle dans les rêves d’Erwin! Ce cheval, incarné sur scène par un duo de danseurs en costume équin, conseille Erwin sur les chevaux gagnants et lui donne confiance – un ressort comique pour des numéros oniriques. L’intrigue diverge assez librement de la pièce originale pour accommoder ces éléments loufoques. Bien sûr, tout est prétexte à mettre Eddie Cantor en avant : il chante, danse, fait ses mimiques comiques et brise même le quatrième mur en fin de spectacle en offrant un medley de ses grands succès en blackface (selon la tradition vaudeville, hélas, il termine grimé en noir et chante ses tubes, ce qui de nos jours apparaît très daté). La partition de Duke contient des chansons dans le ton joyeux de la farce : “I’ve Got to Hand It to You”, “I’m Nobody’s Baby Now”, etc., mais aucune ne deviendra particulièrement célèbre. Une chanson patriotique, “We Did It Before (And We Can Do It Again)”, est même insérée en Acte II pour raviver l’ardeur du public en pleine guerre (elle fait référence au fait que l’Amérique a déjà vaincu ses ennemis auparavant et peut le refaire).
Banjo Eyes reçoit un accueil chaleureux du public initialement. La présence d’Eddie Cantor, showman adoré du public, assure de bonnes ventes de billets et le spectacle atteint 126 représentations, ce qui est honnête. Cantor est en forme et ses facéties font rire. Cependant, la série est interrompue brusquement en avril 1942 lorsque la star est victime d’une crise cardiaque ou d’un grave problème de santé (selon les sources) – “le spectacle ferma lorsque sa vedette eut une urgence médicale”. Sans Cantor, impossible de continuer, et Banjo Eyes doit baisser le rideau. Du point de vue critique, la comédie musicale est jugée divertissante sans être révolutionnaire. La presse apprécie l’énergie de Cantor et les moments oniriques avec le cheval parlant qui ajoutent une touche surréaliste. En revanche, le livret lâche est un prétexte évident, et aucune chanson de Vernon Duke ne se détache vraiment (pas de « tube » immédiat). On retient surtout l’atmosphère bon enfant du spectacle, qui a sans doute apporté un peu de légèreté à Broadway dans les premiers mois de la guerre.
Pour Vernon Duke, Banjo Eyes est une expérience de travail avec une grande star du vaudeville. C’est un type de collaboration différent – il ne s’agit plus de laisser parler son seul style, mais d’accompagner le numéro d’un artiste. Duke livre une partition efficace, mais l’œuvre reste avant tout celle d’Eddie Cantor. Aucune mélodie de Banjo Eyes n’a enrichi le répertoire standard, et le spectacle lui-même n’a pas vraiment été repris par la suite. Cependant, Duke en retire sans doute des leçons sur l’art d’écrire sur mesure. Le show montre aussi la tendance de Broadway pendant la guerre à injecter de la propagande légère (avec la chanson patriotique ajoutée un peu artificiellement). On pourrait dire que Banjo Eyes a eu un destin lié étroitement à son interprète principal: une fois Cantor hors jeu, la pièce est tombée dans l’oubli. Cela n’entache pas la carrière de Duke, qui avait de toute façon d’autres projets plus personnels. À titre anecdotique, on note que la jeune Jacqueline Susann (future auteure de La Vallée des poupées) tenait un petit rôle dans la distribution – preuve que la comédie musicale a aussi ses futurs talents cachés dans les chœurs! En résumé, Banjo Eyes fut un divertissement de son temps, un véhicule à star sympathique, dont l’impact sur la carrière de Duke reste limité mais qui illustre la variété de son répertoire.


.png)
.png)




