Les années 1930 voient les artistes afro-américains maintenir vivante une tradition de revue musicale aussi riche que combative. Héritières directes de l’effervescence des années 1920 — dominées par des spectacles comme Shuffle Along (1921) de Sissle et Blake, ou Blackbirds of 1928 produit par Lew Leslie — les revues noires de la décennie suivante doivent, elles, évoluer dans un contexte de crise économique, de ségrégation persistante et de tensions raciales renforcées par la montée des idéologies fascisantes.

La revue noire, en tant que forme scénique populaire mêlant chansons, danses, humour et numéros visuels, reste un espace essentiel d’expression pour les communautés afro-américaines. Mais c’est aussi un terrain d’ambivalence : souvent financées par des producteurs blancs, jouées dans des lieux ségrégués, ces revues doivent séduire un public blanc tout en portant la mémoire, le rythme, l’énergie – et parfois la souffrance – d’une culture noire en mutation.

Les années 30 n’ont pas connu autant de “grandes” revues noires à Broadway qu’en 1928, mais elles ont vu naître une galaxie de spectacles semi-professionnels, de cabarets innovants, de numéros extraordinaires portés par des performers de génie, et de revues locales ou itinérantes qui ont nourri la scène musicale américaine dans son ensemble. Ce que la décennie a perdu en faste, elle l’a gagné en densité artistique, en revendication implicite, et en raffinement rythmique.On va donc suivre les pas, parfois discrets, parfois tonitruants, de ces revues noires dans l’Amérique des années 30, en explorant les lieux emblématiques, les figures majeures, les styles artistiques et les dynamiques raciales qui ont façonné leur trajectoire.

4.G.1) Les hauts lieux de la revue noire : Harlem et au-delà

Dans l’Amérique ségréguée des années '30, les artistes afro-américains ont trouvé des espaces de visibilité et d’innovation dans des lieux à la fois bouillonnants et contradictoires. Ces scènes sont autant de foyers artistiques où la revue noire évolue, se transforme et se transcende. On peut en distinguer trois grands pôles: les clubs sélects comme le Cotton Club, les scènes populaires comme l’Apollo Theater, et le réseau des tournées communautaires connu sous le nom de Chitlin’ Circuit.

4.G.1.a) Le Cotton Club : prestige, luxe… et ségrégation

« We entertained royalty, but couldn’t sit down at the bar. »

Duke Ellington, sur le Cotton Club

image

Sans doute le plus célèbre des cabarets de Harlem, le Cotton Club représente toute l’ambiguïté de la revue noire dans les années 30. Situé au cœur de Harlem mais réservé à un public blanc, ce club employait exclusivement des artistes noirs pour divertir une clientèle blanche huppée. Fondé par le mafieux Owney Madden, il allie glamour, exploitation et performance de haut niveau.

Entre 1930 et 1936, le Cotton Club accueille des revues somptueuses au rythme soutenu, renouvelées tous les 6 mois. Chaque "Cotton Club Parade" combine sketches, chansons, claquettes et chorus girls en plumes. L’orchestre, dirigé tour à tour par Duke Ellington, Cab Calloway ou Jimmie Lunceford, est en soi un argument majeur. C’est là que naissent de nombreux standards du jazz symphonique.

Les revues du Cotton Club ne sont pas de simples cabarets: elles sont conçues avec une scénographie précise, des chorégraphies élaborées, des “theme shows” où les danses tribales croisent les rythmes urbains. La direction artistique est souvent confiée à des chorégraphes noirs comme Charles Davis ou parfois blancs comme Leonard Harper (qui travaillait régulièrement avec des performeurs noirs).

C’est aussi au Cotton Club que s’illustre Ethel Waters dans les années 30, l’une des rares chanteuses à imposer une intensité dramatique dans un lieu plutôt dédié à la légèreté. Elle y interprète notamment “Stormy Weather” (bien avant Lena Horne), avec une sobriété bouleversante.

4.G.1.b) L’Apollo Theater: le creuset du théâtre populaire noir

Ouvert aux Afro-Américains à partir de 1934, l’Apollo Theater devient immédiatement le coeur battant de Harlem. Contrairement au Cotton Club, l’Apollo est un espace populaire, accessible, et bien plus représentatif de la culture noire réelle. On y joue de la musique, de la comédie, de la revue, du gospel, du vaudeville… souvent dans une atmosphère électrique.

Les revues à l’Apollo sont plus modestes que celles du Cotton Club, mais tout aussi dynamiques. Elles font une place importante aux numéros d’humour et aux jeunes talents, souvent découverts via le fameux Amateur Night. C’est sur cette scène qu’émergent dans les années 30 de futures légendes comme Ella Fitzgerald (en 1934), ou Pearl Bailey. Le duo Buck and Bubbles y triomphe régulièrement avec leur cocktail piano-tap-danse-comédie.

L’Apollo sert aussi de laboratoire pour des artistes qui se produiront ensuite dans des circuits plus larges. Les spectacles y sont montés vite, avec peu de moyens, mais une authenticité et une liberté de ton rares ailleurs.

4.G.1.c) Le Chitlin’ Circuit: la tournée noire à travers les États-Unis

Ce qu’on appelle le Chitlin’ Circuit désigne un réseau informel mais très dense de théâtres, clubs, cinémas reconvertis ou salles communautaires où les artistes noirs pouvaient se produire dans le Sud et le Midwest ségrégationnistes. À défaut d’accéder à Broadway ou à Hollywood, nombre d’artistes afro-américains vivent de ces tournées qui vont de Birmingham à Kansas City, de Memphis à Baltimore.

Les revues qui tournent sur ce circuit sont souvent hybrides : un peu de musical, beaucoup de vaudeville, un zeste de burlesque et de blues. On y retrouve des stars comme Moms Mabley, pionnière de l’humour stand-up, Pigmeat Markham, Butterbeans & Susie, ou encore des chanteurs comme Big Joe Turner dans des segments chantés.

Certains spectacles, comme ceux montés par Spencer Williams, contiennent des sketchs très engagés sur les inégalités raciales, l’hypocrisie religieuse ou le monde du travail. D’autres adoptent une esthétique très “basse”, avec des allusions sexuelles directes et des danses suggestives – ce qui n’empêche pas un réel talent scénique.

Le Chitlin’ Circuit forme ainsi l’épine dorsale économique de la revue noire des années 30, un écosystème autonome, ancré dans les communautés noires, loin du regard blanc new-yorkais. Il permet aux artistes de tourner, de rôder leurs numéros, et de nourrir toute une culture parallèle au “Broadway officiel”.

Ces lieux, bien que très différents, participent tous à la circulation, la survie et l’évolution des formes de revue afro-américaine dans une Amérique marquée par le racisme institutionnel mais avide de rythmes noirs.

4.G.2) Les artistes phares: visages, voix et rythmes d’une scène noire

Dans les années '30, la revue noire s’écrit avant tout à travers ses artistes. À une époque où l’accès aux grandes scènes reste difficile, chaque apparition sur les planches est une conquête, chaque succès, une victoire sur l’invisibilisation. Plusieurs figures dominent la décennie, par leur présence scénique, leur polyvalence artistique ou leur rôle de passeur culturel entre mondes noirs et publics blancs. Voici trois d’entre eux.

4.G.2.a) Ethel Waters: la voix de l’Amérique blessée

«Supper Time»

Supper time
I should set the table
'Cause it's supper time
Somehow I'm not able

'Cause that man of mine
Ain't coming home no more
Oh, supper time
Kids will soon be yelling

For this supper time
While I keep from telling
That that man of mine
Ain't coming home no more

While I keep explaining
When they ask me where he's gone
While I keep from crying
When I bring the supper on

How can I remind them
To pray at their humble board
How can I be thankful
When they start to thank the lord,

Oh, lord!
Supper time,
I should set the table
'Cause it's supper time

Somehow I'm not able
'Cause that man of mine
Ain't coming home no more
Ain't coming home no more

« Je suis entrée dans ce monde avec le blues.
Et je n’en suis jamais vraiment sortie.
»

Ethel Waters

image
Ethel Waters

Née en 1896 à Chester, en Pennsylvanie, Ethel Waters a connu une enfance marquée par la pauvreté, les foyers d’accueil et le travail précoce. Elle se fait d’abord connaître dans les années 1920 grâce au blues, puis se tourne vers le théâtre avec une aisance troublante. Dans les années 30, elle devient l’une des premières grandes vedettes noires de Broadway à être mise en vedette non pas comme curiosité, mais comme interprète dramatique et musicale à part entière.

Sa voix, grave, chaude et expressive, porte des émotions profondes, loin des stéréotypes joyeux qu’on assigne trop souvent aux chanteuses noires de l’époque. Elle chante la douleur, la fierté, la solitude, sans surjeu. C’est sur les scènes du Cotton Club qu’elle affine cet art, avec des titres comme “Stormy Weather” (qu’elle interprète avant Lena Horne) ou “Am I Blue?”. Mais c’est surtout dans la revue As Thousands Cheer (1933) qu’elle frappe un grand coup.

Dans cette production de Berlin et Hart, elle chante le déchirant “Supper Time”, numéro inspiré d’un lynchage, seule sur scène, répétant que son mari ne rentrera pas dîner. Jamais une chanson si explicitement politique et tragique n’avait été chantée sur Broadway. Waters impose le silence, la douleur, l’histoire de tout un peuple – et oblige le public à écouter. Elle devient ainsi la première artiste noire à tenir un rôle principal dans une production mixte à Broadway, aux côtés de Marilyn Miller et Clifton Webb. Ethel Waters ne se contente pas de chanter; elle incarne une dignité noire jusque-là absente des scènes dominantes.

4.G.2.b) Bill “Bojangles” Robinson: le maître des claquettes, ou l’homme qui dansait au-dessus des lois

« He was the greatest of all. He didn’t just tap — he spoke with his feet. »

Gregory Hines, danseur de claquettes modernes

Impossible de parler de revue noire sans évoquer Bill "Bojangles" Robinson (1878–1949), icône des claquettes et figure légendaire du spectacle afro-américain. Né à Richmond, Virginie, il commence à danser enfant dans les spectacles de minstrel shows, puis dans les vaudevilles. Dans les années 30, il est déjà une star.

Ce qui frappe chez lui, c’est l’élégance. Robinson dansait «en montant», disait-on, c’est-à-dire sur l’avant du pied, en opposition à la tradition plus percussive du flat-footed tap. Son style aérien, presque léger, donne à ses performances une forme de grâce masculine irrésistible. Il ne danse pas pour faire rire ou épater, il danse comme on parle, avec une diction rythmique claire.

Sur scène, il tourne dans plusieurs revues populaires – notamment dans Blackbirds of 1930, où il partage l’affiche avec Ethel Waters – et multiplie les apparitions dans les circuits noirs comme dans les clubs prestigieux. Mais c’est à Hollywood qu’il deviendra un visage familier du grand public, notamment grâce à ses danses avec Shirley Temple, dans lesquelles il incarne à la fois l’ami, le serviteur et le clown bienveillant – un rôle ambivalent, qui l’a rendu célèbre mais aussi critiqué pour ses compromis.

En privé, Robinson est un militant discret: il finance des écoles pour enfants noirs, organise des levées de fonds pour les hôpitaux, et défie la ségrégation dans les théâtres du Sud. À Broadway, il est respecté comme un technicien hors pair et un artiste inégalable, capable de transformer un simple escalier en instrument musical (le staircase dance).

4.G.2.c) Noble Sissle: le gentleman du jazz et de la revue

« Mon but a toujours été de montrer qu’un homme noir
peut être un homme de scène… sans grimaces ni travestissement.
»

Noble Sissle

image
Noble Sissle
© NYPL Digital Collection

Si Noble Sissle (1889–1975) est moins connu du grand public aujourd’hui que Waters ou Robinson, son rôle dans l’histoire des revues noires est fondamental. Auteur, chanteur, chef d’orchestre, producteur: il est de tous les métiers, mais toujours au service d’une vision ambitieuse et élégante du spectacle noir.

Avec son complice Eubie Blake, il crée en 1921 la comédie musicale Shuffle Along, premier grand succès de Broadway écrit, composé, interprété et produit par des Noirs. Ce succès marque le début d’une reconnaissance artistique timide mais réelle. Dans les années 30, Sissle poursuit son action à la scène comme en coulisses: il monte plusieurs revues musicales (souvent sous son nom), avec pour but de valoriser les jeunes talents afro-américains dans un cadre professionnel exigeant.

Son style est raffiné: orchestre bien vêtu, harmonies léchées, numéros chantés précis, sketches parfois satiriques. Il s’oppose aux représentations caricaturales et promeut un modèle de respectabilité noire, à rebours des stéréotypes imposés par les producteurs blancs.

On le retrouve également à la radio, où il anime une émission hebdomadaire mettant en avant les musiciens noirs — rareté absolue à l’époque. Son influence dépasse la seule scène: Sissle est un homme de réseau, en lien avec les syndicats, les associations d’artistes et les cercles culturels de Harlem.

 

Derrière ces trois figures majeures, la scène noire des années '30 foisonne de talents:

  • The Nicholas Brothers (Harold & Fayard), prodiges de la claquette acrobatique,
  • Lena Horne, qui commence au Cotton Club avant de devenir icône,
  • Butterbeans & Susie, duo comique conjugal à succès,
  • Moms Mabley, pionnière du stand-up queer et social,
  • Chick Webb, batteur chef d’orchestre à la tête de l’orchestre de l’Apollo,
  • Florence Mills, disparue prématurément mais dont le souvenir hante encore les années 30,
  • ...

Ces artistes, avec leurs forces, leurs luttes et leur audace, ont nourri la mémoire vivante de la revue noire et façonné une culture qui, bien que marginalisée à l’époque, a transformé l’histoire du musical américain.