Parler de la comédie musicale des années '30 en Europe est une chose difficile. Car il ne s'agit pas d'une voie unique. Il s'agit bien plutôt d'une polyphonie... Alors, commençons donc par dresser un premier tableau général en guise d'introduction.

 

Il y a, au début des années 1930, deux bruits sourds qui résonnent dans l’Europe des arts de la scène: d’un côté, le craquement de la crise économique, de l’autre, le cliquetis du cinéma parlant.

Entre ces deux dangers, une forme tente de trouver sa place et ne cesse de grandir: le spectacle musical. À Paris comme à Londres, il redessine les soirées, fait circuler les talents et s’empare des nouveaux médias (radio et cinéma) avec un appétit féroce. Les acteurs deviennent aussi chanteurs, les décorateurs travaillent pour le cinéma, les musiciens passent du théâtre à la radio. Mais surtout, le musical devient un art du lien, capable de rassembler autour d’un refrain ou d’un décor grandiose un public qui cherche, en pleine incertitude, un peu de rêve et d’énergie. C’est cette vitalité à la fois légère et lucide, joyeuse et fragile, que ce chapitre va tenter de décrirer.

Paris et Londres ne vivent pas en mondes séparés: ce sont deux vases communicants d’un même phénomène, même s'il peut prendre des formes différentes. À Paris, triomphent la revue et l’opérette, genres du faste et des vedettes, héritiers du café-concert et de l’esprit de boulevard. À Londres, le West End perfectionne la "musical comedy", mêlant humour, romance et élégance. Les artistes, les chansons et les idées circulent sans peine d’une rive à l’autre de la Manche: on adapte, on traduit, on s’inspire. Dans le même temps, le cinéma parlant, la radio et le disque transforment le métier: un air né sur scène peut très vite, grâce à la radio ou le cinéma, devenir un succès national. Il n'est pas rare qu'une vedette de revue se retrouve star de film. À travers ces échanges, une véritable culture musicale européenne prend forme, entre tradition et modernité.

1.B.1) Paris: vitrine de la revue et de l’opérette

À Paris, les Folies Bergère et le Casino de Paris continuent de briller comme les grands temples du spectacle. Chaque soir, l’escalier y devient presque un personnage à part entière: les danseuses en plumes, les «girls», y apparaissent comme des fleurs vivantes, synchronisées, étincelantes. Ces revues sont construites comme des suites de tableaux: chaque numéro a son décor, son idée, son ambiance. On passe d’une danse exotique à un sketch humoristique, d’un couplet politique à un final en fanfare. Rien n’est laissé au hasard: la lumière, les costumes, le rythme, tout est pensé pour émerveiller le public et lui donner le sentiment d’assister à quelque chose d’unique, d’immense, presque magique.

À quelques rues de là, d’autres salles comme le Châtelet ou le Théâtre Mogador cultivent une tradition différente: celle de l’opérette. Ici, la musique prend toute la place: un orchestre fourni, des chœurs imposants, des décors qui changent à vue et des intrigues où l’amour, les malentendus et la fantaisie s’entrelacent avec élégance. C’est tout un art «à la française»: raconter une histoire avec de la légèreté, glisser une valse entre deux quiproquos, et faire sourire même quand on parle d’amour contrarié. L’opérette reste un genre populaire, mais aussi raffiné ; un espace où la tradition du théâtre lyrique rencontre l’esprit du boulevard.

Et au centre de tout cela, il y a la vedette. Elle est la clé de voûte du système: son nom en lettres d’ampoules attire le public, son visage s’affiche sur les colonnes Morris, sa voix se reconnaît au premier mot. Certaines deviennent de véritables icônes: Mistinguett, avec son sourire triomphant, ou Joséphine Baker, avec son charisme magnétique et son style venu d’ailleurs. Ces artistes ne sont plus seulement des interprètes: ce sont des marques vivantes, des visages qui incarnent une époque. Leurs chansons passent en boucle à la radio, leurs disques tournent sur les 78 tours, leurs portraits circulent dans les journaux. Grâce à elles, le musical parisien devient plus qu’un divertissement: une vitrine du rêve français, mélange de modernité, de glamour et d’une pointe d’ironie bien locale.

Dans ce Paris des années '30, chaque spectacle est à la fois un événement et une machine bien huilée. Les costumiers, les peintres, les machinistes, les musiciens et les chorégraphes travaillent main dans la main. Derrière les paillettes, c’est toute une industrie culturelle qui s’affirme, fière de son savoir-faire et de son goût du grandiose. Le public, lui, vient chercher un peu de lumière au milieu des incertitudes de la décennie. Et il la trouve: sur scène, dans un pas de danse ou dans une mélodie qu’il fredonnera sur le chemin du retour.

1.B.2) Londres: laboratoire de la 'musical comedy'

Pendant que Paris s’enivre de plumes et de valses, Londres trace une autre voie: celle de la musical comedy, un genre plus construit, plus «narratif», où la chanson n’interrompt pas l’histoire mais la fait avancer. Le public du West End ne vient pas seulement admirer un décor ou une vedette ; il veut aussi suivre un récit — léger, sentimental ou malicieux — où chaque air s’insère avec naturel dans l’action.

Les grandes salles du centre, du Drury Lane Theatre à l’Adelphi, affichent complet presque tous les soirs. Leur style ? Le raffinement britannique: des décors somptueux mais mesurés, un humour discret, des intrigues pleines de charme, et ce sens de la mesure qui distingue le divertissement anglais de la démesure parisienne. Le mot d’ordre est la distinction, même dans le rire. On y retrouve ce mélange bien anglais de romantisme et d’ironie, d’émotion retenue et de chorégraphie millimétrée.

Les années 1930 sont celles des grands noms: Ivor Novello, compositeur et acteur adulé, signe des opérettes modernes où se mêlent lyrisme et nostalgie. Ses succès, joués au Drury Lane, sont des événements mondains ; les spectateurs s’y pressent autant pour entendre les mélodies que pour admirer son profil d’idole. À ses côtés, Noël Coward impose son humour élégant et ses dialogues acérés, tandis que Noël Gay fait danser tout le pays avec The Lambeth Walk de Me and My Girl, véritable hymne populaire qui franchit vite les frontières. Et autour d’eux gravite une génération d’actrices-chanteuses pleines de charme et d’énergie, comme Jessie Matthews, symbole d’une Angleterre moderne, légère, qui danse pour oublier la crise.

Londres, dans ces années-là, est un véritable laboratoire. Les spectacles y testent des effets visuels nouveaux, des scènes tournantes, des changements de décor en quelques secondes. Les orchestres s’adaptent au goût du public et aux micros de la radio, pendant que les producteurs, tels C. B. Cochran, bâtissent des spectacles d’une précision presque industrielle. Le cinéma, lui, veille: les grands succès du West End sont rapidement adaptés à l’écran, filmés dans les studios Gaumont-British ou Elstree, et exportés à travers le Commonwealth. Le musical devient ainsi un produit d’exportation culturelle, une carte de visite de la Grande-Bretagne moderne.

Mais derrière cette élégance, il y a aussi une société en miroir. La musical comedy met souvent en scène des différences de classe, des amours impossibles entre aristocrates et jeunes gens du peuple, des malentendus que la danse finit par résoudre. Le rire, ici, a toujours une nuance sociale: il permet de parler des frontières entre riches et pauvres sans amertume. C’est aussi ce qui explique le succès de Me and My Girl: la «Lambeth Walk» devient une danse nationale parce qu’elle fait entrer l’accent cockney et la joie populaire sur la scène du West End.

Ainsi, dans les années '30, Londres reste le cœur battant du musical britannique, entre élégance, satire et optimisme. Tandis que Paris brille par la féerie et la démesure, Londres séduit par la finesse et le ton. Les deux villes ne s’opposent pas: elles se répondent. Là où Paris vend du rêve en couleurs, Londres offre un sourire et une chanson qui dit, à sa manière: keep calm and carry on dancing.

À la fin des années '20, le cinéma parlant arrive comme un ouragan. En quelques mois, il bouleverse les habitudes, les carrières, et même la manière d’imaginer le spectacle. Ce qui, hier encore, se jouait uniquement sur scène, peut désormais se voir et s’entendre sur grand écran. Le musical n’est plus réservé aux grandes capitales: il s’invite dans toutes les villes où il y a un cinéma, et sa voix franchit les frontières plus vite que les tournées.

Les premiers films chantants laissent parfois sourire, tant la technique est encore hésitante: micros mal placés, chanteurs figés, décors étouffants. Mais très vite, les artistes comprennent que le cinéma peut devenir leur allié. Les producteurs, eux, flairent la bonne affaire: un spectacle coûte cher (il faut louer un théâtre, payer des artistes à CHAQUE représentation, ...) et il disparait à jamais après quelques mois ; un film, au contraire, rapporte longtemps et peut être montré partout. Le public découvre alors sur l’écran des visages qu’il a déjà vus sur scène, et inversement: les vedettes passent d’un art à l’autre avec une aisance nouvelle.

En France, le cinéaste René Clair donne le ton. Dans Sous les toits de Paris (1930) ou Le Million (1931), il prouve qu’on peut filmer la musique autrement: les chansons deviennent des transitions, les bruits de la ville se mêlent à la mélodie, la caméra danse presque avec les personnages. Le spectateur n’a plus l’impression d’assister à un numéro plaqué, mais de se promener dans une ville qui chante naturellement. Cette manière de mêler réalisme et fantaisie influence profondément le théâtre musical français, qui doit désormais rivaliser avec la magie du grand écran.

À Londres aussi, le cinéma attire les talents du West End. Des stars comme Jessie Matthews tournent des comédies musicales filmées qui prolongent l’esprit du théâtre tout en profitant de la modernité du studio. Les producteurs de la Gaumont-British ou des Elstree Studios transforment les succès scéniques en films populaires ; les refrains sortent des salles pour se glisser dans les foyers via la radio ou les disques. C’est une nouvelle chaîne du succès: la chanson naît parfois sur scène, triomphe au cinéma, et vit ensuite à la radio.

Cette révolution technique change aussi les métiers du spectacle. Les chefs d’orchestre apprennent à composer pour le micro, les chanteurs modèrent leurs voix, les décorateurs découvrent la profondeur de champ. Dans les coulisses, on parle de prise de son, de montage, d’éclairage. Le spectacle vivant emprunte au cinéma ses effets, tandis que le cinéma, à son tour, copie la vivacité de la scène. Le musical devient un laboratoire commun, où se mêlent traditions du théâtre et innovations techniques.

Mais le plus grand bouleversement est sans doute dans le rapport au public. Grâce à la radio et au disque, les chansons du moment entrent dans les maisons: on les fredonne avant même d’avoir vu le spectacle. Le spectateur ne découvre plus ; il reconnaît. Il vient applaudir «en vrai» ce qu’il connaît déjà par le son. C’est une inversion subtile mais décisive: le spectacle musical cesse d’être un simple divertissement de soirée pour devenir une culture partagée, un lien entre la scène, la ville et le foyer.

La Grande Dépression touche l’Europe de plein fouet. Les faillites s’enchaînent, le chômage monte, et les journaux ne parlent plus que d’économie et de politique. Pourtant, les soirs de semaine, les files s’allongent devant les théâtres, les music-halls et les cinémas. Pourquoi ? Parce que le public vient y chercher ce que la vie quotidienne lui refuse: de la lumière, du rêve, et surtout, le sentiment d’appartenir à une communauté qui chante encore malgré tout.

À Paris, les producteurs doivent composer avec les moyens du bord, mais ils rivalisent d’ingéniosité. On réutilise les décors, on réduit les distributions, on allège les orchestres — sans jamais sacrifier le spectacle. Le public, fidèle, s’y retrouve. Dans les années 1930, aller au Châtelet, au Mogador ou aux Folies Bergère, c’est à la fois s’évader et se rassurer: tant que ces lieux brillent, tout n’est pas perdu. Et lorsque les congés payés arrivent en 1936, une nouvelle catégorie de spectateurs découvre le plaisir de la sortie: les employés, les ouvriers, les familles modestes. Le spectacle musical devient un loisir partagé, non plus réservé à l’élite mais offert à tous.

À Londres, le phénomène est similaire. La crise frappe durement, mais les salles du West End ne désemplissent pas. Les Britanniques, réputés pour leur flegme, trouvent dans la musical comedy un miroir bienveillant de leur propre courage: on chante pour tenir, on rit pour se défendre. L’humour, souvent plein d’autodérision, devient une arme légère contre la morosité. Dans les banlieues, les tournées de troupes apportent un peu du prestige londonien aux villes industrielles ; dans les quartiers populaires, les airs du West End passent à la radio et se sifflent dans les pubs.

C’est aussi une époque où le temps libre devient une réalité. La semaine de travail raccourcie, les vacances payées, la démocratisation des transports créent un nouveau public, disponible et curieux. Ce public, plus varié, transforme la vie des théâtres: on adapte les horaires, on multiplie les représentations, on cherche à plaire à la fois aux habitués et aux nouveaux venus. Le musical devient un refuge social, une zone de respiration au cœur des années grises.

Ce mélange de nécessité et d’optimisme donne au spectacle une énergie particulière. Ce n’est pas un luxe, mais une réponse à la crise: on s’évade pour mieux tenir. Le rideau s’ouvre, les cuivres résonnent, et pendant deux heures, la société se remet à chanter ensemble. Sur les scènes de Paris comme sur celles de Londres, le musical devient alors bien plus qu’un divertissement: il devient une manière de croire encore au collectif, un art de traverser la tempête en gardant le rythme.