Rodgers et Hammerstein ont également révolutionné la dramaturgie du musical en accordant une attention inédite à la cohérence dramatique et à la psychologie des personnages. Oklahoma! est souvent qualifié de «musical play» – littéralement «pièce musicale» – tant sa structure dramatique s’apparente à celle d’une véritable pièce de théâtre, où les enjeux émotionnels et psychologiques priment sur le simple enchaînement de numéros. Hammerstein II, en véritable homme de théâtre, construit le livret d’Oklahoma! avec une solide charpente dramatique:

  • exposition fluide des personnages
  • exposition des deux intrigues amoureuses:
    • le couple principal Laurey/Curly
    • le couple léger Ado Annie/Will Parker
  • conflit amoureux et triangles sentimentaux (notamment l’obsession de Jud pour Laurey),
  • montée des tensions jusqu’à la scène du bal et son cauchemar,
  • puis résolution lors du mariage final perturbé par le retour de Jud

Cette trame, certes simple, est racontée sérieusement, sans cynisme ni prétexte farfelu, ce qui permet une implication émotionnelle du public plus forte que dans les opérettes et comédies musicales légères précédentes.

Le critique Ethan Mordden souligne d’ailleurs que si Oklahoma! passe pour le premier musical «intégré», Show Boat «l’avait précédé sur ce terrain» quant à l’intégration de l’histoire et des chansons, mais que Oklahoma! fut le premier à le faire dans une véritable ambiance américaine locale (folk), ancrée dans le terroir de l’Oklahoma rural. Ce choix d’un cadre prosaïque et de «gens ordinaires» participe de la nouvelle démarche dramatique: le public de 1943 découvre des héros qui lui ressemblent davantage (fermiers, cowboys, colporteurs) et peut donc prendre ces enjeux au sérieux, là où les musicals précédents mettaient souvent en scène des aristocrates européens, des mondains new-yorkais ou des intrigue légères purement fantaisistes.

L’un des aspects les plus novateurs d’Oklahoma! réside dans la profondeur psychologique accordée aux personnages à travers la musique et la danse. Rodgers et Hammerstein donnent une voix intérieure à des protagonistes jusque-là stéréotypés dans le théâtre musical. Un exemple marquant est le traitement du «méchant» Jud Fry: loin d’être un vilain de carton, il bénéficie d’une chanson soliste, «Lonely Room», qui exprime sa solitude maladive, son ressentiment et son désir violent de posséder Laurey. Cette plongée dans la psyché de l’antagoniste était rare dans les musicals antérieurs – un équivalent dans Show Boat serait le personnage de Julie, femme métisse abandonnée, à qui l’on confie bien une chanson mélancolique («Bill»), mais qui reste en retrait de l’action principale. Dans Oklahoma!, au contraire, Hammerstein fait de Jud un personnage central du conflit dramatique en exposant ses tourments internes par la musique. De même, le couple Laurey/Curly est traité avec un réalisme émotionnel inhabituel: leur incapacité initiale à exprimer directement leurs sentiments (d’où la chanson pudique « People Will Say We’re in Love » où ils feignent l’indifférence) rend leur relation plus crédible psychologiquement que les amours instantanés des opérettes. Le ton général sérieux et sincère d’Oklahoma! dans le portrait des émotions tranche avec l’ironie et la légèreté qui dominaient beaucoup de spectacles avant guerre.

Comme l’observe l’écrivain William Zinsser, ce musical «devint un jalon» à partir duquel les historiens situent un avant et un après, tant il a redéfini la manière de construire des personnages et des intrigues dans le théâtre du XXème siècle. Rodgers et Hammerstein démontrent que l’on peut allier le divertissement musical à une véritable démarche dramatique cohérente et profonde – une leçon retenue par les créateurs suivants de la comédie musicale.

 

Une innovation déterminante d’Oklahoma! réside dans l’utilisation de la danse comme outil narratif à part entière. La chorégraphe Agnes de Mille, engagée par Rodgers et Hammerstein, va concevoir pour Oklahoma! des ballets intégrés qui constituent de véritables «moments clés du récit» et non plus de simples intermèdes décoratifs.

En 1943, c’est une révolution: la danse dans les musicals précédents servait surtout de divertissement autonome (numéros de claquettes, revues dansées, etc.), parfois brillants mais extérieurs à l’intrigue. Certes, des tentatives avaient eu lieu (on pense au ballet Slaughter on Tenth Avenue inséré dans On Your Toes en 1936, chorégraphié par Balanchine, qui était un numéro dansé avec un semblant d’histoire interne), mais Oklahoma! pousse l’idée beaucoup plus loin et de façon organique.

Le point culminant de cette approche est le fameux «dream ballet» (ballet onirique) qui clôt l’acte I. Agnes de Mille eut l’audace de proposer un long ballet sans paroles d’une quinzaine de minutes, visant à plonger dans l’inconscient de l’héroïne Laurey pour éclairer ses émotions contradictoires. Cette séquence, qui démarre comme un rêve romantique et vire au cauchemar (Laurey hallucine son mariage avec Curly puis voit surgir Jud, symbole de ses peurs sexuelles et de la menace qu’il représente), sert à externaliser visuellement et musicalement le conflit intérieur de l’héroïne.

Hammerstein était initialement hésitant, craignant qu’un ballet sérieux ne casse le rythme. De Mille parvint à le convaincre en démontrant que ce rêve dansé porterait l’intrigue en avant en révélant la vérité des sentiments de Laurey, d’une manière impossible à exprimer par de simples dialogues. Le résultat stupéfia le public: pour la première fois, un spectacle de Broadway utilisait la danse non pas comme un entracte ou un numéro de bravoure, mais comme un mode de narration à part entière, au même titre que les scènes chantées ou parlées.

L’importance du ballet dans Oklahoma! ne se limite pas à la scène de rêve. Tout au long du musical, Agnes de Mille incorpore de la danse dans les scènes d’ensemble pour renforcer l’histoire, par exemple:

  • « Many a New Day » comporte une section dansée reflétant les espoirs et doutes de Laurey et des jeunes filles du chœur
  • le grand tableau du social « The Farmer and the Cowman » utilise la danse folklorique pour figurer l’affrontement puis la fraternisation entre deux communautés rivales

La chorégraphe veille à ce que chaque mouvement serve le contexte dramatique et les relations entre personnages. Le journaliste Ruthie Fierberg note que de Mille fut la première à «tisser ensemble la narration et la danse, plutôt que d’utiliser la danse comme une pause dans l’intrigue».

En ce sens, Oklahoma! peut être considéré comme le premier musical «dansé» de manière intégrée, bien qu’il y ait eu des ballets avant lui – différence soulignée par le critique Ethan Mordden : Oklahoma! a été appelé « le premier grand musical à danse », même si d’autres l’avaient précédé sur ce terrain (Gay Divorce ou On Your Toes); l’authentique nouveauté d’Oklahoma! fut de combiner cette primauté de la danse avec une histoire vernaculaire américaine cohérente.

L’héritage de cette intégration de la chorégraphie sera immense. Rodgers et Hammerstein conserveront cet élément dans leurs œuvres suivantes (Carousel comporte également un ballet symbolique dans sa scène finale, Allegro en 1947 poussera encore plus loin l’abstraction dansée). D’autres créateurs s’inspireront de cette voie : on peut citer l’apport de Jerome Robbins, qui dès On the Town (1944) – créé l’année suivant Oklahoma! – mêle comédie, chant et danses narratives dans l’histoire de marins en goguette, puis atteint un sommet avec West Side Story (1957) où la danse raconte les rixes de gangs et les passions amoureuses presque sans paroles. En intégrant la danse au cœur de la narration, Oklahoma! a ainsi élargi le langage scénique de la comédie musicale, la faisant passer du statut de simple divertissement à celui d’œuvre d’art totale, combinant étroitement texte, musique et mouvement.

 

Le partenariat de Richard Rodgers (musique) et d’Oscar Hammerstein II (livret & paroles) a été décisif dans la formalisation du musical moderne. S’ils ont pu, avec Oklahoma!, imposer une nouvelle formule, c’est en grande partie grâce à leur complémentarité et à leur vision commune d’un théâtre musical abouti. Tous deux étaient déjà des vétérans de Broadway en 1943, mais cherchaient à se renouveler: Rodgers avait derrière lui de grands succès avec Lorenz Hart, souvent brillants mais axés sur des numéros de vedette ou des intrigues urbaines sophistiquées; Hammerstein, de son côté, avait coécrit des opérettes dans les années 1920 (Rose-Marie, The Desert Song) et la précédente tentative intégrée majeure qu’était Show Boat. Fatigué du style opérette, Hammerstein affirmait en 1940: «l’opérette est un pigeon mort», résolu qu’il était à écrire autre chose. Leur union va permettre de cristalliser une nouvelle forme: le «musical play», terme qu’ils affectionnent pour souligner que leurs spectacles sont d’abord de véritables pièces de théâtre avec de la musique.

Rodgers & Hammerstein ont institutionnalisé le modèle du «book musical» en l’appliquant non seulement à Oklahoma! mais à la série de shows qui ont suivi, tous construits selon des principes similaires. Parmi ces principes, on trouve:

  • l’unité du livret et de la partition: chaque chanson découle naturellement de la situation dramatique et possède une cohérence de style avec l’ensemble
  • l’importance égale des éléments comiques et sérieux: ils sont souvent incarnés par le duo d’amoureux secondaires en opposition aux principaux pour équilibrer le ton
  • l’ancrage de l’histoire dans un contexte socio-historique crédible: que ce soit l’Oklahoma en 1906, la Nouvelle-Angleterre de 1873 dans Carousel, une île du Pacifique pendant la WWII dans South Pacific, etc.; le but est de donner du poids thématique: Hammerstein n’hésite pas à traiter du racisme et des préjugés dans South Pacific en 1949, de l’immigration asiatique dans The King and I en 1951, poursuivant ainsi la voie du musical à message qu’avait ouvert Show Boat.

Surtout, ils obtiennent un contrôle artistique accru sur leurs productions: après le succès d’Oklahoma!, Rodgers et Hammerstein fondent leur propre société de production (la Rodgers & Hammerstein Organization) et produisent eux-mêmes Carousel, puis coproduisent de nombreux autres musicals d’autres auteurs. Cette autonomie leur permet de garantir le respect de leur vision intégrée, sans subir les pressions de producteurs extérieurs cherchant à ajouter des numéros superficiels. On se souvient que Show Boat, produit par Florenz Ziegfeld, avait dû insérer quelques scènes de comédie et chansons de divertissement pour rassurer ce dernier – un compromis que Rodgers & Hammerstein n’auraient plus à accepter dans l’ère post-Oklahoma!, car le public s’était acclimaté à des musicals plus narratifs et cohérents.

En standardisant la forme du musical intégré, le duo Rodgers & Hammerstein a en quelque sorte écrit les règles du genre pour l’après-guerre. La structure type qu’ils popularisent – souvent imitée, parfois parodiée – est celle qu’on retrouve dans d’innombrables œuvres de l’«âge d’or»:

  • un acte I riche en développement, se terminant sur un conflit ou un questionnement (exemple classique du «Dream Ballet» ou d’une grande reprise dramatique en finale d’acte
  • un acte II plus court menant à la résolution, le tout porté par des personnages empathiques et des thèmes musicaux récurrents.

Même la distribution vocale typique (quatuor central avec un lead masculin baryton, une lead féminine soprano, un jeune premier ténor et une comique alto souvent en couple secondaire) devient une sorte de formule, initiée par Oklahoma!​ et reprise maintes fois sur Broadway par la suite.

On pourrait y voir une standardisation un peu rigide, mais force est de constater que cette formule a permis au musical d’atteindre une maturité narrative et d’engendrer des chefs-d’œuvre variés durant plus de deux décennies.

Sans Oklahoma! et la méthode Rodgers & Hammerstein, le musical aurait peut-être stagné dans le divertissement sans intrigue solide. Au lieu de cela, ils ont prouvé qu’un musical pouvait être aussi abouti qu’une pièce de théâtre classique, ce qui a encouragé d’autres talents (Lerner & Loewe, Bernstein & Sondheim à leurs débuts, etc.) à explorer de nouveaux sujets et formes tout en conservant cette exigence d’intégration du livret et de la musique.