
Avant de nous plonger dans l’analyse détaillée des œuvres que Kurt Weill composa en exil, il convient de faire un pas de recul. Comprendre les circonstances de son départ d’Europe, les épreuves de l’exil et les bouleversements qu’il traversa, c’est éclairer autrement sa musique d’outre-Atlantique.
6.A.1) Pourquoi Kurt Weill quitte-t-il l’Allemagne?
1933. Le moment est clair: l'arrivée d'Hitler au pouvoir en janvier change tout. En tant que compositeur juif, et surtout en tant que figure du théâtre engagé aux idées gauchisantes (ses collaborations avec Bertolt Brecht, en particulier L’Opéra de quat’sous ou La Grandeur et la décadence de la ville de Mahagonny, étaient considérées comme "dégénérées"), Weill devient une cible évidente.
Dès février 1933, la censure nazie s’abat : les répétitions de Der Silbersee sont interdites, l’œuvre est retirée de l’affiche au bout de quelques représentations. Le climat est devenu dangereux, et Weill sait que rester à Berlin, c’est risquer l’arrestation, voire pire.
Il quitte donc l’Allemagne précipitamment le 28 mars 1933, passant par Paris, où il espère reconstruire une carrière européenne.
6.A.2) Une étape française en demi-teinte (1933–1935)
À Paris, Weill n’est pas inactif. Il compose Les Sept Péchés capitaux avec Brecht (ce sera leur dernière collaboration, orageuse), puis travaille sur des ballets et des œuvres de concert. Mais il peine à s’intégrer à la scène lyrique française, et la barrière de la langue ne facilite pas les choses.
En parallèle, les milieux artistiques parisiens ne lui réservent pas un accueil aussi chaleureux qu’il l’espérait. Il se sent en exil dans l’exil.
En 1935, une opportunité américaine se présente grâce à un autre exilé: Max Reinhardt, le grand metteur en scène, l’invite à écrire la musique d’un gigantesque spectacle biblique, The Eternal Road, à New York.
6.A.3) Arrivée aux États-Unis : 10 septembre 1935
Kurt Weill arrive à New York le 10 septembre 1935, à bord du S.S. Majestic. Il est alors un compositeur célèbre en Europe, mais virtuellement inconnu en Amérique. Il ne parle pas encore l’anglais, ce qui va vite le préoccuper (et qu’il résoudra en l’apprenant rapidement: dès 1936, il écrit ses propres notes en anglais et lit la presse).
Il débarque avec une valise, son épouse Lotte Lenya, et une réputation à reconstruire.
6.A.4) Les premières difficultés (1935–1936)
6.A.4.a) Des projets ambitieux mais fragiles
Le projet The Eternal Road s’éternise. Les répétitions s'enlisent, les financements vacillent, les conflits artistiques abondent… La première est sans cesse reportée (elle aura finalement lieu en 1937).
Pendant ce temps, Weill n’a aucune rentrée d’argent. Il vit dans une petite chambre à l’hôtel Madison et doit emprunter à ses amis pour survivre.
6.A.4.b) Un style inadapté au goût américain?
Il comprend vite que sa musique "européenne", surtout dans son habillage politique, n’est pas directement transposable à Broadway. Le théâtre musical américain est dominé par des revues légères, de l'opérette romantique, ou du jazz populaire — rien qui ressemble à Mahagonny.
D’où un dilemme: s’adapter sans se trahir.
6.A.5) L’effort d’américanisation
Weill est remarquablement lucide et volontaire: il ne veut pas être un “exilé cultivé” en marge du public. Il veut devenir un compositeur américain.
Dès 1936, il accepte un projet avec le Group Theatre, une troupe engagée socialement, pour Johnny Johnson, un musical antimilitariste. C’est son premier ouvrage entièrement écrit en anglais, et il s’implique totalement : il adapte son langage musical, collabore avec des auteurs locaux (Paul Green), et même son orchestration commence à s’américaniser.
Il dit à ce moment-là:
« Je ne veux pas simplement apporter quelque chose d’Européen à l’Amérique. Je veux devenir un compositeur américain, écrire pour les Américains, sur l’Amérique. »
Kurt Weill
6.A.6) Le pari réussi: naturalisation et reconnaissance
Ce lent travail d’intégration finit par porter ses fruits. Dès 1938 avec Knickerbocker Holiday, puis Lady in the Dark (1941), One Touch of Venus (1943) et surtout Street Scene (1947), Weill devient une figure incontournable du théâtre musical de Broadway.
Il obtient la nationalité américaine en 1943 et ne cessera plus jamais de se considérer comme un compositeur américain. Il dira à plusieurs reprises qu’il a trouvé dans les États-Unis une nouvelle patrie artistique, où il peut expérimenter librement.
6.A.7) Conclusion – L’exil comme renaissance
L’exil de Kurt Weill fut une fuite pour survivre, mais aussi un formidable renouveau. Il a quitté l’Allemagne en paria et réinventé sa carrière à Broadway, devenant un pont entre l’avant-garde européenne et la comédie musicale américaine. L’exil n’a pas étouffé sa voix : il l’a rendue plus vaste, plus accessible, plus universelle.
On peut dire que l’exil a sauvé sa vie… et enrichi le théâtre musical d’un maître atypique.
6.B.1) Genèse et contexte – Une commande dans la tourmente
Nous sommes en mars 1933. Hitler vient de prendre le pouvoir en Allemagne, la répression contre les artistes “dégénérés” commence. Kurt Weill, juif, a déjà quitté Berlin pour Paris. Bertolt Brecht, marxiste convaincu, est en fuite vers la Scandinavie.
Dans ce climat tendu, surgit une commande inattendue : la mécène Edward James, richissime Anglais proche des surréalistes (et mari de la danseuse Tilly Losch), veut offrir à sa femme un ballet sur mesure, destiné au Théâtre des Champs-Élysées à Paris, avec Losch dansant et Lotte Lenya (la femme de Weill) chantant.
Weill voit là l’occasion:
- de travailler de nouveau avecsa femme Lenya, qu’il tente de faire percer en France,
- de montrer son talent à Paris (où il est peu connu),
- et de se repositionner dans le monde du spectacle à un moment où il est en danger
Pour répondre à cette commande, Weill propose un “ballet chanté”: genre hybride entre opéra et danse. Il fait appel à Brecht pour écrire le livret — ce sera leur ultime collaboration. La composition est achevée en quelques semaines, dans l’urgence, à Paris.
L’œuvre est créée le 7 juin 1933 au Théâtre des Champs-Élysées, dans une mise en scène de Georges Balanchine (déjà célèbre à Paris pour ses ballets), avec Tilly Losch et Lotte Lenya incarnant deux aspects du même personnage.
6.B.2) Intrigue – Une fable satirique en sept tableaux
Les Sept Péchés capitaux raconte l’histoire d’Anna, une jeune femme envoyée par sa famille dans différentes villes américaines pour gagner de l’argent et faire fortune. Elle est dédoublée:
- Anna I: rationnelle, chante (interprétée par Lenya),
- Anna II: émotive, danse (interprétée par Losch)
On comprend vite qu’il s’agit en réalité d’un seul personnage scindé en deux: une allégorie de la lutte entre devoir et désir, raison et instinct. Les deux Anna parcourent sept villes représentant les sept péchés capitaux. Mais ici, l’ordre moral est inversé.
À chaque étape, Anna II cède à une pulsion humaine “naturelle”, que la société qualifie de péché:
- Orgueil: elle refuse de se déshabiller dans un cabaret
- Avarice: elle donne de l’argent à un pauvre
- Colère: elle se révolte contre l’injustice
- Luxure: elle tombe amoureuse d’un jeune homme pauvre
- ...
À chaque fois, Anna I, plus calculatrice, la réprimande: «Tu ne dois pas céder à ces faiblesses si tu veux faire fortune pour la famille.»
Le chœur familial (père, mère, frères) ponctue les tableaux, représentant les valeurs bourgeoises conformistes.
L’histoire se termine lorsque Anna revient en Louisiane avec une maison achetée — elle a “réussi” — mais au prix de sa soumission à une société immorale, où les véritables vertus sont considérées comme des péchés.
6.B.3) Réception – Une œuvre ovni, saluée et incomprise
La création parisienne de juin 1933 suscite la curiosité mais aussi la perplexité.
Certains critiques saluent l’originalité de l’œuvre, d’autres ne savent pas quoi en faire: est-ce un opéra? un ballet? un manifeste politique? une satire bouffonne?
La musique de Weill, mêlant foxtrot, barcarolle, parodie d’arioso et forme chorale, désarçonne les oreilles classiques. Mais on reconnaît son talent d’orchestrateur et sa capacité à allier ironie et émotion.
Lenya, encore peu connue en France, est remarquée pour son style expressionniste mordant. Losch, en revanche, divise : certains la trouvent trop “froide” ou “rigide” pour le rôle.
La critique française est tiède. Le public de l’époque, en pleine crise économique et dans un Paris tendu par la montée des fascismes, n’adhère pas pleinement à une œuvre aussi caustique et stylisée.
L’œuvre ne sera jouée que quelques fois, puis tombe dans l’oubli… jusqu’à sa redécouverte dans les années 1950, grâce à Lenya qui l’intègre à ses récitals.
6.B.4) Conséquence et analyse – Une œuvre visionnaire et à part
Les Sept Péchés capitaux est aujourd’hui reconnue comme l’un des chefs-d’œuvre de Weill, et un testament du duo Brecht–Weill.
Sur le plan musical:
- Weill y cristallise son style transitoire, entre sa période berlinoise et sa future américanisation.
- Il manie les styles américains populaires avec virtuosité satirique.
- La forme est radicale: 7 tableaux musicaux autonomes, un chœur antique-burlesque, une héroïne scindée en deux.
Sur le plan dramaturgique:
- Le livret de Brecht est une critique féroce de la morale bourgeoise, qui dénonce une société inversant les valeurs : l'amour est un péché, la cupidité une vertu.
- Le choix de nommer les péchés comme des étapes professionnelles est une satire de l’“American way of life”.
Sur le plan symbolique:
- Anna, double féminin, est une métaphore de l’artiste dans la société capitaliste : scindée entre la création pure et les exigences du marché.
- C’est aussi un autoportrait implicite de Weill et Lenya, tiraillés entre idéal et survie.
Aujourd’hui, Die sieben Todsünden est une pièce centrale du répertoire contemporain, souvent montée en version concert, ballet ou opéra de chambre. Elle est fréquemment programmée aux côtés de L’Opéra de quat’sous comme œuvre de transition entre le théâtre politique européen et l’art total.
6.B.5) Pourquoi cette œuvre fut-elle le chant du cygne du tandem Brecht–Weill?
La collaboration entre Bertolt Brecht et Kurt Weill a toujours été créativement explosive, mais en 1933, elle devient ouvertement conflictuelle.
Voici les principaux points de friction lors de Die sieben Todsünden/Les Sept Péchés:
- Rivalité artistique exacerbée: Weill veut que la musique prime, Brecht veut que le texte domine. Dans Mahagonny déjà, ils s’étaient affrontés sur la structure. Ici, Weill impose la forme musicale (ballet chanté), ce que Brecht juge trop "formaliste".
- Une commande trop “bourgeoise” selon Brecht: le fait que l’œuvre soit écrite pour un mécène privé, et qu'elle soit destinée à un public mondain parisien, révolte Brecht, qui y voit une trahison de l’idéalisme révolutionnaire.
- Weill refuse la politisation du programme: Brecht voulait insérer dans le livret ou les notes de programme une explication marxiste du propos. Weill refuse, au motif que la musique doit parler par elle-même. Cela entraîne une rupture personnelle. Brecht dira plus tard: «Kurt Weill a choisi de devenir un bon compositeur américain, moi je voulais rester un mauvais auteur allemand.»
- Propriété artistique et droits: les deux hommes entrent en conflit sur les droits d’exploitation. Brecht voudrait réutiliser le livret à sa guise, Weill exige de contrôler les futures représentations. L’ambiance devient glaciale.
- La fin d’un monde partagé: symboliquement, cette œuvre scelle la fin d’un duo qui avait incarné l’avant-garde berlinoise. Chacun va suivre une voie très différente:
- Brecht s’oriente vers le théâtre didactique marxiste et s’installe plus tard en RDA.
- Weill, lui, choisit l’intégration américaine, Broadway et l’opéra populaire.
Les Sept Péchés capitaux marque la fin d’une ère. Dans une Europe en train de basculer, Weill et Brecht livrent une œuvre dense, ironique, déchirante — à leur image. C’est une miniature de théâtre total, où tout est inversé, fragmenté, chanté et dansé — comme si le monde, en 1933, ne pouvait plus se dire que par allégorie.
Une œuvre à part, à la croisée de l’art et de l’exil.