Johnny Johnson est la toute première pièce musicale de Kurt Weill aux États-Unis, créée trois ans après son exil d’Allemagne en 1935. Weill, fraîchement débarqué à Broadway et désireux de s’intégrer à son nouvel environnement, collabore avec le dramaturge américain Paul Green pour concevoir cette œuvre au cours de l’été 1936 dans une maison louée du Connecticut.
Le projet lui est proposé par le Group Theatre de New York, une troupe engagée politiquement, sensible aux idéaux pacifistes et de justice sociale. Weill y voit l’occasion de poursuivre dans la veine du théâtre épique qu’il pratiquait en Europe, cette fois au service d’un message anti-guerre dans le contexte américain.
Fait amusant, le titre Johnny Johnson a été choisi car c’était le nom le plus répandu parmi les soldats américains tombés au front – d’où un équivalent de “Monsieur Tout-le-Monde” pour incarner le soldat universel. Initialement mis en scène par Harold Clurman, le spectacle subit des modifications lorsque le metteur en scène Lee Strasberg reprend le flambeau, privilégiant le texte et coupant une partie de la musique de Weill (au grand dam du compositeur). Weill, qui venait d’échapper à l’Europe nazie, s’immerge donc dans le théâtre new-yorkais progressiste, avec l’espoir que cette 'play with music' (pièce de théâtre avec musique) rencontre un écho favorable auprès du public américain des années 30.
L’histoire, inspirée du roman satirique Le Brave Soldat Chvéik de Jaroslav Hašek, suit les tribulations de Johnny Johnson, un jeune homme candide et idéaliste d’une petite ville américaine. Pacifiste convaincu, Johnny s’enrôle pourtant en 1917 pour “faire la guerre pour mettre fin à la guerre” – reprenant la promesse du président Woodrow Wilson. Sur le front en Europe, il découvre l’horreur des tranchées et fraternise avec un soldat ennemi allemand prénommé… Johnny Johnson lui aussi.
Convaincu que les simples soldats des deux camps n’ont aucune querelle personnelle, Johnny tente une action farfelue pour stopper le conflit: il largue du gaz hilarant lors d’une réunion des généraux, neutralisant temporairement les gradés et provoquant un cessez-le-feu surréaliste. Hélas, une fois l’effet dissipé, la guerre reprend de plus belle et Johnny est considéré comme un fou.
Interné dix ans dans un asile, notre héros rentre enfin chez lui en Amérique, pour découvrir que sa fiancée Minny Belle s’est mariée entre-temps à un gros industriel. Désabusé mais toujours aussi pur, Johnny décide d’ouvrir une boutique de jouets et refuse obstinément d’y fabriquer des soldats en plomb – son modeste geste de paix dans une société de plus en plus belliciste.
L’intrigue mélange donc satire anti-militariste et ton de vaudeville, peignant le portrait doux-amer d’un idéaliste dont les rêves se heurtent à la folie du monde.
Le Group Theatre (1931–1941)
Le Group Theatre fut une troupe théâtrale new-yorkaise révolutionnaire, fondée par Harold Clurman, Lee Strasberg et Cheryl Crawford dans le sillage de la Grande Dépression. Inspiré par les idéaux de Stanislavski et du théâtre d’avant-garde européen, le groupe aspirait à créer un théâtre engagé, socialement pertinent, qui refléterait les réalités de l’Amérique contemporaine. Leur devise officieuse: “No plays about nothing”.
Ils prônent un jeu naturaliste, collectif et émotionnellement authentique, avec une forte dimension politique — souvent teintée de gauche progressiste. Parmi leurs membres : Elia Kazan, Stella Adler, Sanford Meisner, Clifford Odets (auteur phare du groupe), et John Garfield.
Le Group Theatre devient le berceau du "Method Acting" américain, influençant profondément Hollywood par la suite. Même s’ils peinent financièrement et se déchirent sur les méthodes internes (entre Adler et Strasberg notamment), leur influence est immense : ils ont transformé la scène américaine en introduisant un théâtre psychologique, collectif et sociétalement conscient.
Même si le Group Theatre s’est tenu à l’écart des productions commerciales, son impact sur Broadway fut profond et durable. En introduisant un théâtre psychologiquement réaliste et socialement engagé, il a préparé le terrain pour des musicals plus sérieux et narratifs. En particulier, des figures issues du Group (comme Elia Kazan) deviendront des metteurs en scène majeurs de Broadway dans les années 1940–50, apportant avec eux la rigueur dramatique héritée de Stanislavski.
Leur influence se fait sentir dans des œuvres comme The Cradle Will Rock, Street Scene, South Pacific, ou West Side Story : spectacles où le jeu d’acteur, le contexte social et le conflit moral prennent le pas sur la simple légèreté du divertissement.
Par ailleurs, leur exigence collective a contribué à faire émerger une culture de troupe, plus cohérente et investie, qui inspirera des compagnies comme l’Actors Studio — futur vivier d’interprètes pour le théâtre musical “intégré”.
En somme, sans jamais vraiment y jouer, le Group Theatre a intériorisé Broadway et contribué à sa mutation vers un théâtre plus adulte, profond… et américain.
Johnny Johnson est créé le 19 novembre 1936 au 44th Street Theatre de New York, sous l’égide du Group Theatre. Malgré un accueil critique plutôt positif (la pièce sera même nommée “runner-up” au prix du Meilleur spectacle américain par le New York Drama Critics' Circle), le succès public reste limité: l’œuvre ne tient l’affiche que 68 représentations. En clair, ce fut un succès d’estime plus qu’un triomphe commercial.
Le contexte n’était sans doute pas idéal pour une fable pacifiste: en 1936, le public américain se préoccupait de la Grande Dépression et observait avec inquiétude la montée des périls en Europe – un spectacle antimilitariste pouvait sembler en décalage (“pas le bon timing pour une comédie musicale anti-guerre”, notera un critique plus tard). Weill lui-même, qui deviendra quelques années plus tard un ardent soutien de l’effort de guerre américain contre le nazisme, avait paradoxalement mis en scène un message pacifiste absolu – d’où une certaine perplexité. Quoi qu’il en soit, la mise en scène sobre de Lee Strasberg et le jeu de la troupe du Group Theatre (où l’on retrouvait de futurs grands noms comme Elia Kazan ou John Garfield dans de petits rôles) ont été salués pour leur sincérité.
Mais Johnny Johnson n’a pas trouvé le large public espéré et s’est refermé après deux mois, laissant Weill un peu déçu mais plus déterminé que jamais à adapter son art au goût de Broadway.
Si Johnny Johnson n’a pas enflammé le box-office, cette expérience a été formatrice pour Kurt Weill. Il y a expérimenté la fusion de sa musique européenne (il reste des accents de sa période berlinoise) avec le théâtre américain engagé. Weill a mesuré les différences culturelles: à Broadway, le livret et l’accessibilité priment souvent sur l’ironie mordante à la Brecht. La collaboration avec Paul Green et le Group Theatre l’a aidé à affiner son style pour le public américain, même si Strasberg a coupé certaines de ses partitions – ce qui a pu frustrer le compositeur habitué à l’importance de la musique en Allemagne.
Johnny Johnson a néanmoins démontré la capacité de Weill à écrire des chansons en anglais et à traiter de sujets socio-politiques sur scène aux USA. En filigrane, l’œuvre annonce la suite de sa carrière: la volonté de réformer la comédie musicale en abordant des thèmes sérieux tout en divertissant. Weill ne se décourage pas de cet demi-échec commercial; au contraire, il y voit un point de départ. Dans les années suivantes, il s’orientera vers des projets moins directement pacifistes, mais toujours innovants. En résumé, Johnny Johnson est un OVNI plein de bonnes intentions, maladroit peut-être, mais touchant – à l’image de son héros éponyme qui fabrique des jouets au lieu de soldats. Weill a appris qu’à Broadway, on ne gagne pas toutes les batailles du premier coup, mais cette défaite honorable lui a servi de leçon pour conquérir la suite.
The Eternal Road (en allemand Der Weg der Verheißung), l'une des œuvres les plus monumentales — et les plus atypiques — de Kurt Weill. Elle occupe une place singulière dans sa carrière, à la frontière entre oratorio biblique, théâtre d’exil et manifeste politique.
6.D.1) Une commande symbolique en temps de péril
En 1934, l’exilé autrichien Max Reinhardt, célèbre metteur en scène de théâtre et de cinéma, conçoit à New York un projet monumental: une fresque dramatique biblique, destinée à raviver la mémoire juive dans un contexte où la montée du nazisme s’aggrave chaque jour en Europe. Il fait appel à:
- Franz Werfel, écrivain juif autrichien catholique de cœur mais bibliophile de plume, pour écrire le texte
- Kurt Weill, qui vient de fuir l’Allemagne et cherche à s’ancrer dans le paysage artistique américain, pour composer la musique.
L’idée est de créer un “oratorio dramatique” racontant les grandes figures de l’Ancien Testament, encadrées par une situation contemporaine: celle d’un groupe de Juifs réfugiés dans une synagogue d’Europe de l’Est, au bord d’un pogrom. À l’intérieur du lieu sacré, un vieil homme lit les Écritures à l’enfant qui doute, et les récits bibliques prennent vie sur scène.
La production, titanesque, mettra trois ans à aboutir. Initialement prévue pour 1935, elle est repoussée sans cesse à cause de difficultés financières, artistiques, logistiques. On parle de plus de 200 figurants, d’effets scéniques grandioses, de décors géants signés Norman Bel Geddes, et d’une partition orchestrale massive de plus de 4 heures.
Le spectacle est finalement créé le 7 janvier 1937 au Manhattan Opera House à New York, sous le titre anglais The Eternal Road. Ce sera l’œuvre la plus longue et la plus coûteuse jamais montée par un exilé juif à Broadway.
6.D.2) Le peuple juif face à l’éternité
Le livret alterne entre:
- un cadre dramatique contemporain: des Juifs assiégés dans une synagogue d’Europe de l’Est, écoutant leur rabbin lire les Écritures dans un moment de désespoir,
- une succession de récits bibliques qui prennent vie au fur et à mesure de la lecture: Abraham et Isaac, Joseph en Égypte, Moïse et l’Exode, les dix plaies, les Tables de la Loi, le veau d’or, Jérémie et la destruction du Temple…
L’ensemble forme une méditation théâtrale sur la condition juive, articulée autour de la transmission et de la mémoire. Le personnage de l’Enfant, qui doute du sens de la foi et de la promesse divine, est peu à peu convaincu par l’exemplarité de ses ancêtres — malgré leurs souffrances, leur foi les a menés à préserver l’espérance.
Le titre Der Weg der Verheißung (Le Chemin de la Promesse) renvoie à cette idée: l’histoire du peuple juif comme marche vers un salut jamais atteint, mais jamais abandonné. L’œuvre s’achève sur une vision prophétique de retour à Jérusalem, comme une image d’avenir incertain, mais espéré.
6.D.3) Un “événement” plus qu’un succès
À sa création, The Eternal Road est accueilli comme un exploit artistique, mais ne rencontre pas un grand succès populaire.
Les critiques sont partagées:
- Le New York Times loue le souffle de la musique de Weill, son habileté à fusionner chants hébraïques, récitatifs bibliques, et effets dramatiques modernes.
- D’autres se disent dépassés par la lenteur de l’œuvre, sa durée excessive, et son ton parfois trop solennel pour le public new-yorkais habitué à plus de rythme.
Le public juif new-yorkais, très représenté dans la salle, accueille l’œuvre avec émotion, certains spectateurs déclarant avoir pleuré en entendant le “Shema Israël” chanté par des centaines de voix, dans un temps où les nouvelles d’Allemagne deviennent alarmantes.
Mais le coût de la production (plus de 350 000 dollars de l’époque), combiné à la complexité logistique, empêche toute tournée. La pièce s’arrête après 153 représentations, sans jamais être reprise intégralement du vivant de Weill. En somme : un événement culturel fort, mais un one-shot fragile.
6.D.4) L’œuvre monumentale d’un exilé
The Eternal Road est la seule œuvre liturgique à grande échelle de Weill. Il y montre:
- une maîtrise orchestrale impressionnante, mêlant éléments de l’opéra wagnérien, oratorio à la Händel, psalmodie juive et effets hollywoodiens,
- une capacité à écrire pour des ensembles massifs, des solistes dramatiques, et des chœurs en contrepoint,
- un ton grave, mystique, très éloigné de la satire berlinoise à la Brecht.
Weill, qui ne se disait pas pratiquant, y livre cependant une œuvre de mémoire juive sincère et profondément respectueuse, marquée par une grande tendresse pour les figures bibliques.
Sur le plan de sa carrière:
- l’œuvre ne lui rapporte ni argent ni notoriété durable,
- mais elle lui ouvre les portes de l’Amérique culturelle, en montrant qu’il peut écrire en anglais, pour un public américain, et avec une ambition dramatique hors norme.
Certains musicologues voient dans The Eternal Road une prémisse du “Broadway opera” que Weill développera plus tard dans Street Scene: un opéra pour le peuple, avec narration claire, structure chorale, et émotion directe.


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