Après les Années folles vinrent ce qu’on pourrait à juste titre appeler les Années trente théâtrales. Ce fut une décennie pleine de faux espoirs et de réalités économiques sombres, mais que le théâtre musical sut habilement déguiser sous une forme de glamour et d’optimisme que seul le monde du spectacle peut vraiment incarner.

Londres suivait son propre chemin, sans trop se soucier de ce qui se passait ailleurs dans le monde — du moins en ce qui concernait ses théâtres —, et attira les meilleurs artistes venus d’Europe, d’Amérique du Nord et même de l’hémisphère sud.

3.A.1) Un West End en pleine effervescence

Des dizaines de spectacles du West End virent le jour, certains remportant de grands succès, d’autres un peu moins. Les compositeurs anglais incontestablement dominants de cette période furent Vivian Ellis, Ivor Novello et Noël Coward, chacun d’eux méritant un chapitre à part entière. Il y eut toutefois bien d’autres figures dignes d’une sérieuse reconnaissance. Par leur talent, leur professionnalisme, leur enthousiasme contagieux, leurs mots, leur musique et leurs productions hautes en couleur, ils tinrent temporairement à distance les réalités désagréables de la politique mondiale et de la dépression économique omniprésente.

Même les plus modestes, notamment dans les régions industrielles du Nord, pouvaient désormais entendre leurs stars et spectacles préférés grâce à la radio et aux disques 78 tours.

3.A.2) 3 producteurs incontournables: Charlot, Cochran et Reader.

Les années trente ne naquirent évidemment pas en vase clos : la plupart des grands acteurs de cette scène avaient commencé leur carrière bien auparavant.

3.A.2.a) André Charlot – l’élégance venue de Paris

Parmi eux, une figure importante fut André Charlot (1882-1956), né à Paris, qui monta plus de trente spectacles entre 1912 et 1937, avant de partir à Hollywood pour consacrer le reste de sa vie à l’industrie cinématographique. D’abord directeur de plusieurs théâtres parisiens — dont les Folies Bergère —, il traversa la Manche pour prendre la direction de l’Alhambra et marqua rapidement la scène londonienne, travaillant avec plusieurs théâtres et de nombreux acteurs et chanteurs célèbres.

Parmi ses productions les plus connues figurent Keep Smiling (1913), Buzz, Buzz (1918), A to Z (1921), London Calling! (1923), Please (1933), The Sleeping Beauty et Shall We Reverse (toutes deux en 1935) ainsi que Red, Bright and Blue (1937). (Retour au début de sa carrière dans le chapitre des années '20 )

3.A.2.b) Charles B. Cochran – le grand showman britannique

Le grand impresario de l’époque, cependant, fut Charles Blake Cochran (1872-1951), plus affectueusement surnommé « CB », véritable géant du show-business londonien durant les années vingt et trente. Personnage plus grand que nature, originaire de Brighton (Sussex), il commença sa carrière à New York, mais, dès le tournant du XXe siècle, il s’était déjà établi à Londres, où il produisait ses propres revues dans la grande tradition américaine. De longues lignes de danseuses de revue, les jambes levées et claquant des talons, illuminaient la scène ; mais Cochran soutint aussi de vastes spectacles impliquant presque tous les grands noms du théâtre de l’époque. Son nom devint synonyme de succès.

Anobli en 1948 pour services rendus au théâtre, il supervisa personnellement pas moins de 128 productions entre 1914 et 1950. En outre, il trouva le temps d’être directeur du Royal Albert Hall, de faire découvrir au public britannique le patin à roulettes et le grand échappologiste américain Houdini, de siéger comme administrateur actif du Shakespeare Memorial Theatre à Stratford-upon-Avon, d’organiser des championnats mondiaux de boxe à l’Olympia et au Fulham Stadium, de promouvoir le Rodéo de l’Exposition de l’Empire britannique à Wembley (1924), de présider le Actors’ Benevolent Fund, et enfin de recevoir en 1950 la Légion d’honneur pour services rendus au théâtre français. Un curriculum vitae véritablement extraordinaire.

Au fil des ans, de nombreuses vedettes sortirent des rangs des « Mr. Cochran’s Young Ladies » (ainsi appelait-on ses danseuses), et « CB » demeure l’un des personnages majeurs du théâtre musical britannique du XXe siècle. Il est impossible d’énumérer toutes ses productions, mais certaines demeurent célèbres : Blackbirds (1926, 1934, 1936), This Year of Grace (1928), Bitter Sweet (1929), Private Lives (1930), Nymph Errant (1933), Streamline (1934), Anything Goes (1935), Paganini (1937) et Bless the Bride (1947). (Retour au début de sa carrière dans le chapitre des années '20 )

3.A.2.c) Ralph Reader – le théâtre scout

Ralph Reader (1904-1982) est aujourd’hui surtout connu pour avoir créé les Scout Gang Shows, qui se produisirent tout au long des années trente et furent mémorablement relancés après la guerre. Ces spectacles n’avaient pas de vedettes évidentes, mais étaient habilement conçus pour offrir un kaléidoscope musical plaisant que le public appréciait pleinement — et qu’il continue d’apprécier encore dans les productions scoutes amateurs à travers tout le pays. Il est dommage que leur succès continu ait eu tendance à éclipser les talents de Reader comme acteur, auteur et producteur polyvalent d’autres beaux spectacles, notamment ceux de Noël Coward. Il craignait tellement que les premières représentations du Gang Show ne ruinent sa réputation dans le West End qu’il garda son nom secret pendant les trois premières années ! Il n’avait pourtant aucune raison de s’en inquiéter, car la consécration arriva sous la forme d’une Royal Command Performance. Reader ne prit jamais vraiment sa retraite et continua à travailler jusqu’à un âge avancé.

3.A.3) Et une multitude d'artistes brillants

Billy Mayerl (1902-1959) fut un pianiste brillant, au style unique, qu’il enseigna par le biais de sa propre école musicale par correspondance. En plus de ses exploits dans le jazz et la musique de danse, il composa plusieurs musicals, dont The Punch Bowl, Nippy, Between Ourselves, Crazy Days, Sporting Love, Over She Goes et Runaway Love, qui sont étudiés plus en détail dans un chapitre séparé.

Poursuivant une collaboration fructueuse entamée dans les années vingt, les compositeurs et paroliers londoniens Jack Waller (1885-1957) et Joseph Tunbridge (1886-1961) continuèrent de monter en puissance pendant les années trente. Parmi leurs nombreuses productions conjointes figuraient Silver Wings, For the Love of Mike, Tell Her the Truth, He Wanted Adventure, Mr Whittington, Yes Madam, Please Teacher, Certainly Sir, Big Business et Bobby Get Your Gun. Dans ce dernier, Bobby était interprété par Bobby Howes, assisté de Diana Churchill. D’autres vedettes ayant participé à leurs multiples spectacles incluent Tessa Deane, Binnie Hale, Harry Welchman, Wylie Watson, Lupino Lane, Syd Walker, Arthur Riscoe, Jack Buchanan, the Carlyle Cousins, Elsie Randolph, Fred Emney et Roma Beaumont.

Guy Bolton (1884-1979) fut un librettiste d’une longévité et d’une productivité remarquables. Formé d’abord comme architecte, il partit ensuite en Amérique, où il fit équipe avec l’humoriste P. G. Wodehouse. Ensemble, ils écrivirent plusieurs livrets spirituels qui devinrent des musicals à succès, dont Oh, Joy! (1919, musique de Jerome Kern) et Oh, Kay! (1927, musique de George Gershwin). Pendant les années trente, Bolton collabora aussi avec Martin Broones (1892-1971) pour Give Me a Ring et Swingalong ; avec Vivian Ellis (1904-1996) pour Going Places, Hide and Seek, The Fleet’s Lit Up et Running Riot ; avec Al Hoffman (1902-1960) pour Going Greek ; et avec Eric Maschwitz (1901-1969) et George Posford (1906-1976) pour Magyar Melody. Ces deux derniers compositeurs restèrent actifs bien après la guerre, tout comme leur contemporain Richard Addinsell (1904-1977), dont il sera question plus loin.

Parmi les grandes productions étrangères présentées dans les années trente figuraient : A Yankee at the Court of King Arthur, Heads Up, Ever Green et On Your Toes (toutes de Rodgers & Hart) ; Music in the Air et Three Sisters (Kern & Hammerstein) ; Anything Goes (Cole Porter) ; et Land of Smiles (Franz Lehár).

Rise and Shine fut une collaboration inhabituelle réunissant les Américains Fred Astaire (1899-1987) et Vincent Youmans (1898-1946), ainsi que l’Autrichien Robert Stolz (1880-1975). Astaire devint une légende vivante de la danse, tandis que Youmans fut l’auteur des musiques de No, No, Nanette (« Tea for Two », « I Want to Be Happy »), Hit the Deck et The One Girl. Stolz, quant à lui, avait d’abord été chef d’orchestre, étroitement associé à Franz Lehár et Richard Tauber, mais il composa aussi plusieurs musicals populaires, dont The Blue Train, Wild Violets et l’incontournable White Horse Inn (1931), en collaboration avec le compositeur tchèque Ralph Benatzky (1884-1957).

D’autres grands noms des années trente incluent les prolifiques Noel Gay (1898-1954), Michael Carr (1904-1968) et Jimmy Kennedy (1902-1984), qui participèrent à plusieurs musicals tels que O-Kay for Sound, London Rhapsody et The Little Dog Laughed, tous produits au Palladium pour la troupe comique des Crazy Gang (Flanagan & Allen, Nervo & Knox, Naughton & Geld). Tous trois sont cependant surtout restés célèbres pour leurs chansons : celles de Gay, par exemple, « Run Rabbit Run », « The King’s Horses », « Leaning on a Lamp Post » et « Hey Little Hen » ; celles de Kennedy, « Red Sails in the Sunset », « Isle of Capri » et « Teddy Bears’ Picnic » ; et celle de Carr, « Dinner for One, Please James ». Carr et Kennedy signèrent ensemble plusieurs classiques, dont « Ole Faithful », « Why Did She Fall for the Leader of the Band? », « South of the Border » et le chant patriotique de guerre « We’re Gonna Hang Out the Washing on the Siegfried Line », rendu célèbre par Flanagan & Allen — chanson et interprètes incarnant l’indomptable esprit britannique au moment où le pays tenait seul face à Hitler.

Nat Ayer (1887-1952) émigra en Angleterre depuis l’Amérique en 1911 et ne regretta jamais son choix, signant entre autres The Bing Boys Are Here, Houp-La!, The Bing Girls Are There, Stop ... Go! et Somewhere in England. Le parolier Clifford Grey (1887-1941) écrivit les textes de plusieurs de ces spectacles, mais collabora aussi avec Vivian Ellis, Rudolf Friml, Youmans, Gay, Kern, Waller et Tunbridge.

Walter Leigh (1905-1942) fut un musicien remarquable, tragiquement tué au combat à Tobrouk pendant la campagne du désert nord-africain. Son héritage des années trente comprend Pride of the Regiment (titre ironiquement prémonitoire) et l’excellent Jolly Roger, qui mettait en vedette un George Robey vieillissant. S’il avait survécu, Leigh aurait sans aucun doute enrichi encore le répertoire du West End par de nouvelles revues à succès.

À bien des égards, sa mort marqua la fin d’une époque. Certes, la guerre révéla le meilleur de la tradition britannique du bulldog spirit, mais le théâtre national ne survécut qu’au prix d’une profonde transformation. En 1945, l’influence américaine en Europe atteignait son apogée, et les spectacles britanniques aux accents d’Oxford des années trente parurent soudain bien sages en comparaison. Loin de s’effacer doucement, ils furent rapidement projetés dans l’histoire — mais, pour notre bonheur, quelques musicals (ou musical plays, comme on les appelait alors) survécurent contre toute attente, et continuent aujourd’hui encore de procurer un grand plaisir lorsqu’ils sont repris avec passion par des troupes amateurs à travers tout le pays.