5.B.7) 1938: Couleur et nostalgie
Quand Hollywood s’éblouit lui-même
5.B.7.a) L’Amérique du rêve restauré
À la fin des années 1930, la Grande Dépression s’essouffle. Hollywood, moteur du rêve collectif, veut désormais rassurer et réenchanter. Le musical devient miroir d’un âge d’or idéalisé, un refuge où la musique, la danse et la couleur promettent un monde réconcilié. La nouveauté technique — le Technicolor trois bandes — bouleverse tout: après une décennie de noir et blanc brillant, Hollywood veut chanter en couleurs. Le musical, par nature visuel, devient le terrain d’expérimentation rêvé pour cette révolution chromatique.
5.B.7.b) 20th Century-Fox: Alexander’s Ragtime Band – le musical historique
Sous la houlette de Darryl F. Zanuck, la Fox signe un des plus grands succès de l’année: Alexander’s Ragtime Band, réalisé par Henry King, avec Alice Faye, Tyrone Power et Don Ameche. Il s'agit d'une saga musicale qui retrace l’évolution de la musique populaire américaine — du ragtime au swing — à travers la carrière fictive d’un compositeur inspiré d’Irving Berlin. Berlin signe lui-même la bande originale, recyclant et orchestrant ses plus grands succès: «Alexander’s Ragtime Band», «A Pretty Girl is Like a Melody», «Blue Skies», «Easter Parade»…
Ce musical est important car il est le premier biopic musical assumé et le premier grand musical historique tourné en Technicolor. Il mélange nostalgie patriotique et virtuosité orchestrale. Il célèbre non seulement la musique, mais la mémoire du musical lui-même.
Le film triomphe au box-office et prouve qu’on peut faire du musical une chronique nationale: le musical n’est plus seulement divertissement, il devient histoire de l’Amérique.
5.B.7.c) RKO: Carefree – le duo Astaire/Rogers s’amuse de sa légende
Astaire et Rogers, toujours chez RKO, signent leur neuvième film ensemble: Carefree. L’atmosphère est plus légère, plus absurde, presque surréaliste. Fred y joue un psychanalyste (clin d’œil à la mode du moment) tombant amoureux de sa patiente, Ginger. Les numéros d’Irving Berlin restent mémorables:
- «Change Partners» (murmure amoureux d’une élégance incroyable)
- «The Yam» (fantaisie de couple)
Mais surtout, le film brille par son autodérision: Astaire et Rogers savent qu’ils incarnent désormais un mythe — et ils s’en amusent. La série touche à sa fin, mais elle atteint ici une maturité ironique: les rôles sont inversés, la romance est douce-amère.
5.B.7.d) MGM: la couleur comme prestige – Sweethearts
Le musical MGM Sweethearts, avec Jeanette MacDonald et Nelson Eddy, marque un jalon technique: c’est le premier film musical MGM tourné en Technicolor trois bandes.
L’histoire et simple: un couple de chanteurs d’opérette, vedettes d’un spectacle à succès, voit leur carrière et leur amour menacés par les ingérences du producteur. Tout est charmant, luxueux, impeccablement orchestré — un «musical de studio» dans toute sa splendeur. Pourquoi c’est important? Parce que la MGM montre que le musical peut être aussi fastueux qu’un drame historique. La couleur y devient symbole de pureté et de romantisme, pas seulement d’ornement.
C’est aussi un film méta, sur les coulisses du spectacle, un écho à Show Boat et aux Broadway Melody des années précédentes. Là encore, Hollywood se contemple: il chante le musical lui-même, comme pour se remercier d’avoir survécu à la crise.
5.B.7.e) Les autres visages du musical 1938
- The Goldwyn Follies (Samuel Goldwyn) – revue luxueuse, première production Goldwyn en Technicolor, avec George Gershwin (musique posthume). Un hommage à la beauté du spectacle et à la musique américaine.
- Rosalie (MGM) – un de ces musicals à grand spectacle où Eleanor Powell tourbillonne dans un décor monumental.
- Joy of Living (RKO) – avec Irene Dunne et Douglas Fairbanks Jr., comédie pétillante mêlant jazz et satire sociale.
Tous témoignent d’une même ambition: sublimer la réalité par la musique et la beauté visuelle.
5.B.7.f) Le ton: la nostalgie rayonnante
1938, c’est le moment où le musical se regarde chanter, où il célèbre sa propre légende avant de renaître autrement: la couleur donne au rêve sa matérialité, les compositeurs historiques (Berlin, Gershwin, Kern) sont honorés à l’écran et les studios MGM, Fox et RKO se partagent les styles (prestige, patriotisme, élégance).
Tout est prêt pour 1939: la magie de The Wizard of Oz, la jeunesse de Babes in Arms, et la naissance d’une nouvelle génération. L’âge de la nostalgie touche à sa fin — l’âge de la mythologie hollywoodienne commence.
5.B.8) 1939: l’année enchantée
L’enfance, le mythe et la renaissance du rêve
5.B.8.a) Un Hollywood au sommet de sa puissance
1939 est souvent appelée l’année d’or du cinéma américain. La MGM, la Warner, la Fox et la RKO tournent à plein régime; le Technicolor est au point; les compositeurs (Arlen, Warren, Berlin, Rodgers, Kern) sont au sommet de leur art.
C’est aussi une année d’apogée morale: à l’approche de la guerre, le public cherche des repères, des rêves réparateurs. Le musical devient alors la forme idéale: à la fois échappatoire et parabole.
5.B.8.b) MGM: The Wizard of Oz — la naissance du mythe moderne
Aucun autre film ne symbolise mieux 1939 que The Wizard of Oz, produit par la MGM et réalisé (en partie) par Victor Fleming. C’est à la fois un conte, un musical et une allégorie de l’Amérique.
Tput le monde connait l’histoire de Dorothy, cette petite fille du Kansas (interprétée par Judy Garland, 16 ans) qui est emportée par une tornade dans un monde merveilleux: Oz. Elle y rencontre l’Épouvantail, le Bûcheron de fer-blanc et le Lion peureux — trois figures d’humanité blessée.
Harold Arlen (musique) et E.Y. Harburg (paroles) créent une partition inoubliable:
- «Over the Rainbow» — chanson simple, presque naïve, mais universelle: le rêve d’un ailleurs meilleur.
- «Follow the Yellow Brick Road»
- «If I Only Had a Brain»
- «We’re Off to See the Wizard»
L’impact est énorme. Pour la première fois, un musical cinématographique marie Technicolor, conte initiatique et message moral. Dorothy devient l’archétype de l’héroïne intérieurement forte. «Over the Rainbow» remporte l’Oscar et devient l’hymne d’une génération. The Wizard of Oz transforme le musical en mythe américain: celui du rêve, de la quête de soi et du retour à la maison.
5.B.8.c) MGM(bis): Babes in Arms — la jeunesse en scène
Autre triomphe MGM Babes in Arms, réalisé par Busby Berkeley. Mais ici, Berkeley change totalement de registre: il quitte les chorégraphies démesurées pour un ton jeune, spontané, quasi improvisé.
On suit Mickey Rooney et Judy Garland incarnant deux adolescents issus de familles de comédiens qui sont décidés à «monter un show» pour sauver la situation financière de leurs parents.
Tout est énergie, entrain, naïveté — et sincérité. La partition d’Arthur Freed et Nacio Herb Brown regorge de tubes:
- «Good Morning» (que la MGM réutilisera dans Singin’ in the Rain)
- «Where or When»
- «Babes in Arms»
Ce film, produit par Arthur Freed, est considéré comme le prototype de la «Freed Unit»: l’équipe de producteurs, compositeurs et chorégraphes qui, dans les années 1940-1950, fera naître Meet Me in St. Louis, An American in Paris et Singin’ in the Rain. Berkeley, l’ancien maître du monumental, découvre la fraîcheur du naturel: le musical devient générationnel, joyeux, et se tourne vers la jeunesse.
5.B.8.d) RKO: The Story of Vernon and Irene Castle — la fin d’un couple mythique
Pendant ce temps, chez RKO, Fred Astaire et Ginger Rogers signent leur dernier film ensemble (avant leur bref retour de 1949): The Story of Vernon and Irene Castle. Le film raconte l’histoire vraie du couple de danseurs Vernon et Irene Castle, qui, avant la Première Guerre mondiale, popularisèrent les danses de salon en Amérique. Mais l’histoire se termine tragiquement: Vernon meurt pendant la guerre.
Astaire et Rogers terminent leur trajet en duo non pas sur une pirouette, mais sur une note douce et grave. Le film évoque la fragilité du bonheur, la nostalgie du passé — une émotion qui traverse tout 1939. C’est la fin d’un cycle: le musical n’est plus un divertissement éternel, mais une forme sensible, capable d’émouvoir sans clinquant.
5.B.8.e) Les autres éclats de 1939
- Second Fiddle (Fox, avec Sonja Henie): mélange de comédie romantique et de satire d’Hollywood.
- Rose of Washington Square (Fox): variation sur la vie de Fanny Brice, toujours avec Alice Faye.
- At the Circus (MGM): Marx Brothers en musical burlesque.
Même les comédies ou films d’aventure adoptent désormais la chanson comme respiration naturelle.
5.B.8.f) 1939: l’unification des lignes
En 1939, toutes les tendances du musical des années 1930 se rejoignent:
Le musical s’est intégré, moralement ennobli, esthétiquement apaisé, et techniquement magnifié. Tout ce qu’il fallait pour passer le relais à la décennie suivante.
5.B.8.g) En conclusion: la fin d’un monde, le début d’un âge d’or
1939 clôt la décennie de la renaissance et ouvre celle de la plénitude. Les artifices de 1933 ont donné naissance à des symboles immortels. Berkeley a transformé la foule en architecture. Astaire et Rogers ont transformé la danse en dialogue amoureux. Judy Garland, en un seul refrain, a transformé le rêve en mythe. Le musical est devenu langage universel — un cinéma du chant, du mouvement et du cœur. Et dans le ciel de Kansas, la petite Dorothy nous laisse la phrase qui résume toute la décennie: «There’s no place like home.»
5.B.9) 1933-1939: en guise d'épilogue
L’enfance, le mythe et la renaissance du rêve
5.B.8.a) Un Hollywood au sommet de sa puissance
En six ans, le musical est passé du vacarme des coulisses à la sagesse de l’arc-en-ciel. De la grue de Berkeley au sourire de Judy Garland, Hollywood a trouvé sa voix.
1933 fut sa résurrection,
1935 son raffinement,
1936 son élévation,
1937 sa grâce,
1938 sa nostalgie,
1939 son apothéose.
La décennie suivante héritera d’un art prêt à se dépasser: plus dramatique, plus lyrique, plus humain — l’âge d’or de la MGM, l’époque de la Freed Unit, de Meet Me in St. Louis, An American in Paris et Singin’ in the Rain.
Mais tout ce qui viendra après portera, dans un coin du décor, une trace de 1939 — celle d’une jeune fille en robe bleue qui regarde le ciel et chante: «Somewhere over the rainbow…» 🌈


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