
Comme nous l'avons vu (), avec The Desert Song (1926), Romberg avait imposé le modèle de l’opérette romantique à l’américaine, influencée par Lehar et Friml, mais teintée de couleurs exotiques et d’une plus grande efficacité dramatique. Romberg est alors une figure incontournable du Broadway opérette: riche, adulé, recherché par les producteurs. Il possède un grand appartement à Manhattan et un chalet de campagne dans le Connecticut.

Partitions
Rosalie est une comédie musicale créée à Broadway en janvier 1928, produite par Florenz Ziegfeld. Cette production atypique réunit deux équipes créatives: Sigmund Romberg fut engagé pour composer la partition, mais pressé par le temps, il fit appel à George Gershwin en renfort. Les paroles furent signées par P. G. Wodehouse et Ira Gershwin, sur un livret de William Anthony McGuire et Guy Bolton. Malgré cette multiplicité d’auteurs, Rosalie s’est avéré un succès populaire: la pièce a tenu l’affiche 335 représentations, faisant de Rosalie l’un des plus grands succès de Ziegfeld à la fin des années 1920.
L’intrigue, typique des opérettes des années 1920, est une fantaisie romantique centrée sur Rosalie, une princesse européenne qui tombe amoureuse d’un jeune Américain de condition modeste. Sous couvert d’anonymat, la princesse se rend aux États-Unis et fréquente l’Académie militaire de West Point, où elle rencontre le cadet dont elle s’éprend. L’action alterne entre la principauté imaginaire de Romanza et les États-Unis (notamment à bord d’un paquebot puis à New York), et joue des quiproquos liés au statut secret de Rosalie. Finalement, l’amour triomphe au-delà des barrières sociales: la princesse révèle son identité et renonce à un mariage arrangé pour épouser son amoureux roturier, résolvant la tension entre devoir royal et sentiments personnels dans une conclusion heureuse classique.
La partition de Rosalie oscille entre le style opérette viennois cher à Romberg et le jazz naissant qu’affectionne Gershwin, offrant une alliance originale. Romberg composa la majorité des morceaux romantiques et d’ensemble, tandis que Gershwin apporta plusieurs numéros teintés de comédie et de rythmes modernes, parfois issus de ses œuvres antérieures. Parmi les airs marquants, How Long Has This Been Going On?, reprise d’un morceau de Gershwin, s’est distingué, tout comme Say So! et New York Serenade. L’orchestrateur Emil Gerstenberger veilla à l’unité de style, créant un son riche en cuivres et en cordes typique des revues Ziegfeld de l’époque. L’alternance de valse lente pour les amours princiers et de fox-trot dynamique pour les scènes américaines reflète bien le choc des cultures au cœur du livret.
À sa création, Rosalie reçut un accueil enthousiaste du public, porté par la popularité de la vedette Marilyn Miller dans le rôle-titre. La critique salua un spectacle fastueux, même si certains commentateurs notèrent l’incohérence d’une partition écrite à « quatre mains ». Néanmoins, le mélange Romberg-Gershwin fut jugé efficace, « prouvant que de nombreux cuisiniers ne gâtent pas forcément le bouillon ». Rosalie fut adaptée au cinéma en 1937 par la MGM, mais de façon très libre: le film, avec Eleanor Powell, remplaça la plupart des chansons de Romberg/Gershwin par de nouvelles compositions de Cole Porter. Si la version scénique est aujourd’hui rarement reprise, Rosalie demeure un exemple singulier de collaboration entre deux grands compositeurs de la comédie musicale américaine des années 1920.
Romberg est alors au sommet de sa gloire. The Desert Song triomphe toujours, The New Moon est en cours de gestation, et Rosalie confirme son statut de compositeur de luxe de Ziegfeld. Il fréquente Broadway, les salons de Manhattan, et son nom est un gage de succès.
Créée le 19 septembre 1928 au Imperial Theatre, The New Moon est conçue par un trio: Sigmund Romberg à la musique, Oscar Hammerstein II et Frank Mandel au livret, et des paroles de Hammerstein et Laurence Schwab. Produit par Arch Selwyn, ce spectacle est monté dans la foulée du triomphe de The Desert Song. L’objectif: réitérer l’exotisme romantique dans une veine encore plus dramatique, mais cette fois en Louisiane française au XVIIIe siècle.
La pièce arrive sur les planches au moment où, grâce à Show Boat, Broadway oscille entre tradition (opérette) et modernité (revue, comédie musicale jazzy). The New Moon fait le pari de l’opéra romantique accessible, en version américaine.
The New Moon se déroule à la fin des années 1780 et met en scène Robert Misson (Robert Halliday), un noble français vivant désormais incognito à La Nouvelle-Orléans, où il est serviteur sous contrat auprès du riche Beaunoir (Pacie Ripple). Robert est également épris de Marianne (Evelyn Herbert), la fille de Beaunoir. En France, il avait été accusé du meurtre d’un membre de la royauté lors d’une émeute révolutionnaire. Lorsqu’il est finalement capturé par les Français en Louisiane, il est embarqué sur le navire The New Moon afin d’être ramené en France pour y être jugé et inévitablement exécuté à la guillotine. À bord, Robert découvre que Marianne s’y trouve également. Avec elle et ses partisans, il parvient à s’évader et s’enfuit sur l’Île des Pins, où ils fondent une colonie destinée à accueillir tous ceux qui aspirent à la liberté.
La partition de Romberg est l’une de ses plus riches et mémorables. Elle allie souffle épique, lyrisme romantique et vigueur chorale. Parmi les airs devenus standards:
- “Stouthearted Men”: hymne martial des mutins, repris comme chant de camaraderie masculine aux États-Unis.
- “Lover, Come Back to Me” : valse dramatique, devenue l’une des plus célèbres chansons de Romberg, reprise par Judy Garland, Barbra Streisand ou Billie Holiday.
- “One Kiss”, “Softly, As in a Morning Sunrise” : deux ballades d’une grande élégance, souvent intégrées au répertoire jazz.
La musique épouse l’évolution narrative: les airs passionnés alternent avec des chœurs révolutionnaires, des valses mélancoliques et des ensembles spectaculaires. Hammerstein réussit à ancrer les lyrics dans l’action, amorçant ici son style futur de « chanson dramatique intégrée ».
The New Moon est un immense succès à sa création: 509 représentations, et des tournées prolongées pendant plusieurs années aux États-Unis et au Canada. Le spectacle est salué pour sa dramaturgie ambitieuse, rare dans une opérette. Le prestige de The New Moon est durable: deux adaptations filmées (1930 avec Grace Moore, 1940 avec Jeanette MacDonald et Nelson Eddy), plusieurs revivals, et des chansons entrées dans le canon américain.
Aujourd’hui, c’est avec The Desert Song et The Student Prince l’une des trois œuvres-phares de Romberg.
Mais ... The New Moon de Sigmund Romberg fut la dernière des grandes opérettes classiques. D'autres œuvres du genre furent occasionnellement produites à Broadway dans les années suivantes, mais plus jamais les opérettes ne dominèrent la scène musicale comme elles l’avaient fait au cours des premières décennies du siècle. À bien des égards, le mot "opérette" devint presque tabou pour les critiques et le public.
Romberg, inquiet des bouleversements économiques, commence à accepter des projets pour le cinéma. Il passe de plus en plus de temps en Californie. Il collabore aussi avec Oscar Hammerstein II sur de nouveaux projets de films-opérettes. Et il va se lancer avec un de ses grands succès du passé.
Au lendemain de la succès de l’opérette The Desert Song sur scène (1926), Warner Bros en acquiert les droits pour en tirer l’un des premiers films musicaux de l’ère du parlant. Réalisé par Roy Del Ruth, The Desert Song sort en avril 1929, en partie tourné en Technicolor, ce qui en fait un événement technologique pour l’époque. Romberg, co-auteur de la musique originale avec Oscar Hammerstein II et Otto Harbach, supervise l’adaptation de sa partition pour l’écran – l’une des premières transpositions directes d’un succès de Broadway au cinéma parlant. Le budget élevé et la volonté d’être fidèle au spectacle scénique font de ce film l’opérette filmée la plus somptueuse de son temps.
L’intrigue reprend fidèlement celle de l’œuvre scénique: au Maroc sous domination française, le héros Pierre Birabeau mène une double vie. Fils d’un général français, il se déguise en justicier masqué surnommé « Le Mouron rouge » (Red Shadow) pour défendre les tribus Riffs insurgées. Il s’éprend de Margot, une cantatrice française aventureuse. S’ensuivent complots militaires et quiproquos identitaires dans le désert. Finalement, Pierre révèle son identité secrète pour sauver Margot et les rebelles, et obtient la bénédiction de tous. Le film conserve les éléments romantiques (le triangle amoureux avec la fougueuse danseuse Azuri) et héroïques (batailles et chevauchées dans les dunes) qui firent le succès de l’opérette originale.
La plupart des chansons phares de Romberg sont intégralement conservées à l’écran, ce qui est notable pour un film de 1929. On retrouve notamment “The Riff Song”, marche entraînante entonnée par le chœur des insurgés, “One Alone”, la sérénade d’amour de Pierre, ou encore “Sabre Song”. L’orchestration symphonique d’origine est enrichie pour profiter des possibilités du son filmé : Warner Bros mobilise un orchestre Vitaphone d’une centaine de musiciens, conférant une ampleur sonore rare aux numéros. Le film intègre également des interludes chorégraphiés, tirant parti de la caméra pour offrir des plans d’ensemble exotiques. Si le jeu d’acteur demeure théâtral (marqué par l’héritage du muet), la partie musicale est exécutée avec soin, faisant de The Desert Song version film une captation relativement fidèle de l’esprit de l’opérette, depuis ses duos sentimentaux jusqu’à ses chœurs martiaux.
The Desert Song fut un succès commercial à sa sortie: le public, curieux de voir une opérette filmée en couleur, afflua et le film devint l’un des premiers hits du cinéma musical parlant. La critique salua la fidélité au spectacle original et la performance vocale de John Boles (Pierre) qui rend justice aux mélodies de Romberg. Cependant, avec l’instauration du Code Hays en 1934, le film de 1929 fut retiré des écrans américains en raison de ses audaces pre-Code (allusions grivoises, sensualité d’Azuri). Warner en produisit alors des versions édulcorées: un court métrage résumé en 1932 (The Red Shadow) et deux remakes, en 1943 (transposant l’action en luttant contre les nazis) et en 1953 (version Technicolor grand public). Ces versions ultérieures, bien que visuellement soignées, atténuèrent les éléments adultes et modifièrent certains détails de l’intrigue, mais conservèrent l’essentiel de la partition de Romberg. Aujourd’hui, la version de 1929 est considérée par les historiens comme la plus authentique vis-à-vis de l’opérette, bien qu’elle ne survive qu’incomplète (les séquences couleur n’ayant subsisté qu’en noir et blanc). The Desert Song version film, dans toutes ses incarnations, a contribué à populariser durablement les airs de Romberg auprès d’un large public international.
Créée à Broadway en septembre 1930, Nina Rosa est une opérette romantique sur un livret d’Otto Harbach, avec des paroles d’Irving Caesar et une musique de Sigmund Romberg. Elle marque la première grande production de Romberg après le krach de 1929, à une époque où l’opérette viennoise est en perte de vitesse face à la «musical comedy» américaine. Nina Rosa fut montée par le producteur Lee Shubert, misant sur la notoriété encore vive de Romberg pour attirer le public de Broadway en pleine Dépression. La première eut lieu au Majestic Theatre et la production se maintint jusqu’en janvier 1931, totalisant 136 représentations – un résultat honorable compte tenu du contexte économique difficile.
L’action se déroule en Espagne et met en scène Nina Rosa, une jeune femme espagnole noble, et Carlos, un modeste chanteur de rue dont elle tombe amoureuse. Pour échapper à un mariage arrangé avec un aristocrate, Nina s’enfuit à Séville sous une fausse identité. Elle y retrouve Carlos, et tous deux se produisent incognito dans un café chantant. Intrigues et quiproquos s’ensuivent lorsqu’apparaît le fiancé officiel et que l’identité de Nina est révélée. Après des conflits de classe et de jalousie, Nina Rosa parvient à faire triompher son amour pour Carlos. L’histoire se termine par la réunion des amants et la bénédiction du père de Nina, convaincu par la sincérité de leur passion.
La musique de Nina Rosa s’inscrit dans la tradition de l’opérette hispanisante populaire à Broadway dans les années 1920–30. Romberg y mêle des rythmes de valse lente et de paso doble pour évoquer l’ambiance espagnole, le tout agrémenté de mélodies romantiques caractéristiques de son style. Irving Caesar, parolier renommé, apporte des refrains simples et entêtants. Un des airs marquants est “I’ve Never Loved Anyone But You”, duo amoureux de Nina et Carlos, aux accents passionnés. À côté des ballades, des numéros légers comme “Spanish Dancing Lesson” (chanté par un personnage comique aux dépens du fiancé guindé) apportent une touche de fantaisie. L’orchestration demeure traditionnelle (cordes langoureuses, bois chantants), confirmant que Romberg, malgré quelques touches jazzy discrètes, restait fidèle à l’esthétique de l’opérette classique alors même que le genre commençait à paraître démodé.
Les critiques de 1930 furent mitigées: si Nina Rosa fut applaudie pour ses chansons mélodieuses et son exotisme charmant, la presse nota aussi la prévisibilité de l’intrigue et un certain archaïsme face aux musicals innovants de l’époque. Le spectacle ne connut pas la longévité des grands succès antérieurs de Romberg, mais il trouva un public grâce à son escapisme romantique en pleine Dépression. Nina Rosa ne fut pas adaptée au cinéma en anglais, toutefois une version hispanophone partielle aurait été envisagée pour le marché latino-américain (pratique courante à l’aube du cinéma parlant). L’héritage de Nina Rosa réside surtout dans son enregistrement de chansons par des orchestres de salon des années '30, qui en ont fait circuler les mélodies à la radio. L’opérette est rarement rejouée de nos jours, mais elle représente la tentative de Romberg de prolonger l’âge d’or de l’opérette dans un paysage théâtral en mutation.