
Avant Oklahoma!, le candidat sérieux au titre de «premier musical moderne» est sans conteste Show Boat. Créée en 1927, cette œuvre de Kern et Hammerstein est souvent saluée comme la première comédie musicale à livret intégré et à ambition dramatique. En son temps, Show Boat a innové de manière spectaculaire: pour la première fois à Broadway, les chansons faisaient corps avec l’histoire et faisaient véritablement avancer l’action, au lieu d’être de jolis morceaux interchangeables. Hammerstein, adaptant le roman d’Edna Ferber, conçoit un livret fleuve couvrant plus de vingt ans de la vie d’une troupe de bateau-théâtre sur le Mississippi, entremêlant la saga de Magnolia Hawks (fille de capitaine devenue star de scène puis mère abandonnée) et plusieurs intrigues secondaires. Le show aborde des thèmes graves et nouveaux pour l’époque : le racisme et les lois anti-métissage (destin tragique de Julie, chanteuse métisse qui doit quitter la troupe), l’alcoolisme et l’abandon familial (le mari Gaylord Ravenal qui déserte Magnolia et son enfant), le poids des préjugés sociaux. Ces sujets donnaient à Show Boat une tonalité dramatique inédite, à mille lieues des opérettes viennoises ou des pétillantes comédies de mœurs qui triomphaient alors. D’un point de vue musical, Kern dote la partition d’une grande richesse, passant du style negro spiritual avec le chœur des débardeurs noirs (« Ol’ Man River ») aux airs romantiques plus européens pour Magnolia (« You Are Love »), en incluant du ragtime, du cake-walk et même une chanson en forme de valse à la Offenbach. Cette diversité de styles au service des personnages et de leur background était alors révolutionnaire et montrait qu’un musical pouvait adopter des tons variés pour coller à son sujet.
Le sérieux de l’œuvre et son intégration livret-musique ont fait dire à beaucoup que Show Boat était le véritable ancêtre du musical moderne. En France, Laurent Valière le qualifie de « véritable première comédie musicale à l’américaine », soulignant qu’il prouve que le genre peut devenir sérieux et s’adapter de manière crédible à un roman dramatique.
Show Boat a également été pionnier en affichant sur scène une distribution mixte, avec des artistes blancs et noirs réunis dans la même histoire – une audace en 1927, héritière indirecte du jazz et des revues afro-américaines (telles Shuffle Along en 1921) qui commençaient à influencer Broadway.
L’impact initial de Show Boat fut important: le public et la critique de 1927 accueillirent chaleureusement cette fresque émouvante, qui connut 572 représentations (énorme pour l’époque). On parla d’«opéra américain» tant l’œuvre semblait mêler le populaire et l’artistique. Elle fut adaptée trois fois au cinéma au cinéma (1929, 1936 puis 1951), signe de sa place dans le patrimoine.
En somme, Show Boat a été un précurseur visionnaire, jetant les bases (livret unifié, thématiques adultes, personnages travaillés) de ce que deviendrait plus tard la comédie musicale moderne.
Arguments souvent avancés en faveur de Show Boat comme fondateur du genre moderne :
- Intégration du livret et des chansons: Show Boat est le premier musical dont les numéros musicaux sont complètement imbriqués dans l’intrigue, sans interruption de l’histoire – chaque chanson correspond à une situation dramatique précise et en fait progresser la narration. Par exemple, « Ol’ Man River » revient comme un leitmotiv commentant l’action et le passage du temps, et « Make Believe » sert la romance naissante entre Magnolia et Ravenal.
- Gravité et maturité thématique: c’est une des premières fois qu’une comédie musicale aborde des sujets sociaux sérieux (le racisme, la condition des Afro-Américains post-guerre de Sécession, la déchéance personnelle). Hammerstein traite notamment le drame de Julie (révélée comme femme noire mariée à un blanc, ce qui était illégal) avec un ton empathique et tragique peu commun sur une scène musicale à l’époque. Cette ambition rapproche Show Boat d’un drame théâtral classique, rompant avec la frivolité habituelle du genre.
- Personnages plus développés et réalistes: Hammerstein esquisse dans Show Boat des personnages complexes, avec leurs failles et leur évolution sur plusieurs décennies. Magnolia, de jeune ingénue rêveuse, devient une femme forte qui affronte l’adversité ; Julie, chanteuse déchue, incarne le pathétique et la dignité face au racisme ; le couple secondaire comique (Ellie et Frank) et d’autres personnages (Cap’n Andy, Queenie…) offrent un éventail de profils qui donnent de la richesse à l’univers du spectacle. Cette galerie contraste avec les figures stéréotypées qu’on voyait souvent jusque-là.
- Cohérence narrative accrue: bien que très ample, l’histoire de Show Boat suit un fil continu (la vie autour du Cotton Blossom sur deux générations) et tente de lier les scènes entre elles de manière logique. On n’assiste pas à une suite décousue de saynètes sans lendemain : l’intrigue a une continuité, avec des conséquences d’un acte sur l’autre (départ de Ravenal, besoin pour Magnolia de travailler, etc.). Pour l’époque, c’est une avancée vers le musical à histoire au long cours, comparé aux comédies musicales contemporaines souvent cantonnées à une intrigue mince juste suffisante pour relier les chansons.
Ces arguments expliquent que beaucoup voient en Show Boat le spectacle fondateur du musical moderne. Cependant, un examen attentif de son réception et de son héritage relativise ce statut et met en lumière pourquoi Oklahoma! en 1943 a davantage cristallisé le genre.
- Un succès sans postérité immédiate: malgré ses qualités, Show Boat n’a pas engendré de mouvement durable dans les années qui suivirent. Au cours des années 1930, Broadway est dominé par des comédies musicales légères, des revues jazz et des opérettes de distraction. La crise économique et l’essor du cinéma musical à Hollywood détournent l’attention, et aucun autre «musical sérieux» ne voit vraiment le jour avant la fin de la décennie (à l’exception de Porgy and Bess en 1935, œuvre à part qualifiée d’«opéra folk» plus que de Broadway musical). En d’autres termes, Show Boat apparaît rétrospectivement comme un éclaireur isolé: il faudra attendre 16 ans – jusqu’à Oklahoma! en 1943 – pour que Broadway s’engage résolument dans la voie du musical intégré et en fasse désormais son standard. Oklahoma! au contraire a immédiatement fait école, ouvrant la voie à une profusion de musicals construits sur son modèle d’intégration (la plupart des créations marquantes de 1945 à 1960 en témoignent).
- Des concessions aux conventions du vaudeville: Show Boat a certes intégré ses chansons à l’histoire, mais pas toutes de manière parfaitement organique. Sous la pression de son producteur Florenz Ziegfeld – célèbre pour ses Follies fastueuses – Hammerstein a dû inclure quelques numéros de diversion pour alléger l’atmosphère grave du livret. Par exemple, des scènes comiques avec des chansons de vaudeville (le duo « I Might Fall Back On You » par Ellie et Frank, artistes de second ordre, ou « Life Upon the Wicked Stage » chanté par ces mêmes personnages) apportent du spectacle mais restent relativement détachées du parcours émotionnel de Magnolia ou de Julie. De plus, certaines danses et tableaux de foule (comme le numéro final festif autour de « After the Ball ») étaient là pour satisfaire l’œil sans nécessairement faire progresser l’intrigue principale. Hammerstein lui-même a dû lutter et remanier la structure, notamment un deuxième acte jugé trop long et digressif: il remonta le spectacle à plusieurs reprises dans les années suivantes pour essayer d’améliorer la continuité narrative. Ces faiblesses montrent que Show Boat n’était pas totalement affranchi des exigences du divertissement de son époque, ce qui atténue sa pureté d’« œuvre intégrée ». À l’inverse, Oklahoma! bénéficia de la détermination de Rodgers & Hammerstein à éliminer toute « scorie » non-narrative, comme on l’a vu avec la coupe du numéro de claquettes superflu – un pas que Show Boat n’avait pas pu franchir en 1927.
- Structure narrative éclatée vs. unité d’action: le livret de Show Boat couvre plusieurs décennies, change de lieu et de protagoniste principal en cours de route (après l’entracte, Magnolia cède presque la vedette à sa fille dans la dernière scène). Cette structure en saga, bien que novatrice, donne une œuvre moins resserrée dramatiquement qu’Oklahoma! qui, lui, concentre son action sur une période brève avec une progression linéaire claire. Ainsi, Show Boat peut sembler plus proche d’un roman-feuilleton adapté (ce qu’il est, effectivement), avec des ellipses temporelles et une certaine dispersion de l’attention dramatique au fil des années qu’il dépeint. Oklahoma! au contraire offre une unité de temps, de lieu et d’action relative, qui facilite l’identification du public et la tension dramaturgique continue. Cette différence explique qu’en dépit de l’ambition de Show Boat, c’est Oklahoma! qui a véritablement montré la voie à un récit de musical équilibré et reproductible facilement sur scène par d’autres productions.
- Rôle de la danse et de la mise en scène: Show Boat utilise peu la danse comme ressort dramatique. Mis à part quelques danses de style cake-walk ou valses exécutées pendant les scènes de spectacle sur le bateau (cohérentes avec l’ambiance, mais sans portée narrative forte), la chorégraphie n’y joue qu’un rôle mineur. On est encore dans une esthétique où les danseurs interviennent lors de numéros “sur scène” (puisque l’histoire se passe dans le milieu du théâtre, plusieurs chansons sont présentées comme des performances des artistes du Show Boat). Oklahoma! au contraire intègre la danse au-delà de la simple performance scénique, en l’utilisant pour révéler l’invisible (rêves, tensions communautaires, etc.) comme évoqué plus haut. Cette avancée n’existait pas en 1927. Ainsi, sur le plan narratologique pur, Show Boat reste un musical à l’ancienne quant à l’usage du corps et du mouvement : l’histoire principale aurait pu être comprise sans les quelques danses incluses, alors que dans Oklahoma! la compréhension complète du dilemme de Laurey passe par le ballet de rêve.
En somme, si Show Boat fut un précurseur audacieux, il est resté isolé dans le paysage de son époque et présentait encore des compromis avec le modèle antérieur. Oklahoma! a su reprendre l’esprit d’intégration et de sérieux de Show Boat, en le polissant et en l’absolutisant, puis – point crucial – en le faisant entrer dans la norme. Après 1943, le Broadway musical ne sera plus jamais le même : les revues et comédies décousues cèdent la place aux « musicals à livre » héritiers d’Oklahoma!, où l’on s’attend désormais à ce que chansons et danses servent l’histoire et la psychologie des personnages. C’est pourquoi nombre de critiques et historiens, sans nier l’importance historique de Show Boat, estiment qu’Oklahoma! mérite le titre de véritable acte de naissance de la comédie musicale moderne.
Show Boat (1927) et Oklahoma! (1943) sont deux jalons fondamentaux de l’histoire de la comédie musicale, mais leur rôle dans l’évolution du genre diffère. Show Boat a été un éclat précurseur, démontrant dès les années 1920 que le musical pouvait gagner en cohérence et en profondeur. Cependant, la flamme qu’il a allumée s’est maintenue faiblement pendant une quinzaine d’années, jusqu’à ce que Oklahoma! vienne en 1943 embraser Broadway et établir de nouvelles règles du jeu. Grâce à Rodgers & Hammerstein et leur équipe (chorégraphe, metteur en scène, etc.), Oklahoma! a concrétisé l’idéal du musical intégré en une forme aboutie, populaire et reproductible – il a ouvert la voie à des dizaines d’autres œuvres qui ont fait l’âge d’or de Broadway.
En réunissant tous les éléments – une histoire captivante ancrée dans la réalité américaine, des personnages fouillés, des chansons inoubliables qui naissent de ces personnages, et une danse signifiante – Oklahoma! a prouvé de manière éclatante la viabilité et la supériorité artistique du musical book sur l’ancienne revue chantée. Son impact historique (succès public massif, longévité, influence sur ses successeurs) surpasse celui de Show Boat, faisant de 1943 une date plus décisive que 1927 dans la chronologie du théâtre musical. Comme l’écrit un historien, les époques du musical se définissent désormais par rapport à Oklahoma! tant il a constitué un tournant.
En définitive, on peut reconnaître à Show Boat le mérite d’avoir été le prototype audacieux du musical moderne, tout en accordant à Oklahoma! le statut de point de départ effectif de ce musical moderne – celui qui a transformé l’essai et inauguré une nouvelle ère pour Broadway. Si Show Boat est le précurseur, Oklahoma! est le fondateur : le véritable acte de naissance de la comédie musicale telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Sources et références: la présente analyse s’appuie sur des travaux de critiques et historiens du musical, notamment Laurent Valière, Thomas Hischak, Ethan Mordden, William Zinsser, ainsi que sur des documents publiés par la Rodgers & Hammerstein Organization, l’Oklahoma Historical Society et des articles spécialisés (Playbill, Broadway Scene) offrant un éclairage musicologique et narratologique sur Show Boat et Oklahoma!.