Harold Rome naît en 1908 à Hartford (Connecticut) dans une famille aisée. Il étudie d’abord à Trinity College puis à l’Université Yale, où il obtient un diplôme d’architecture en 1934. Parallèlement, il se passionne pour la musique: excellent pianiste de jazz, il joue dans des orchestres étudiants et des clubs pour financer ses études. Diplômé en pleine Grande Dépression, il peine à trouver du travail comme architecte et décide de se tourner vers sa vocation artistique. «J’étais un architecte sans bâtiments à construire», dira-t-il plus tard. Dès 1935, il devient directeur musical d’un centre de vacances (Green Mansions dans les Adirondacks) et y monte des revues d’été, peaufinant son talent de compositeur et d’arrangeur.

C’est dans ce contexte qu’il est approché par le syndicat ILGWU (le syndicat international des ouvriers du vêtement pour dames, à forte implantation new-yorkaise) qui lui commande une revue militante interprétée par des amateurs du syndicat. Ce projet s’inscrit dans le climat social et politique du New Deal, qui voit émerger un théâtre engagé à gauche. Rome, lui-même sensibilisé aux causes sociales et entouré d’artistes progressistes (il côtoie par exemple le compositeur Marc Blitzstein), puise dans ces influences pour composer des chansons satiriques et «socialement significatives». Cette première revue syndicale, créée confidentiellement en 1936, va marquer le véritable départ de sa carrière l’année suivante sur Broadway.

Pins and Needles est une revue musicale produite par l’ILGWU. Conçue initialement comme un spectacle du week-end interprété par des ouvriers du vêtement, la revue finit par s’installer à Broadway fin 1937, au petit Princess Theatre. Harold Rome en compose la musique et les paroles, tandis qu’une équipe d’auteurs (dont Blitzstein) écrit des sketches engagés. Le contexte de création est inédit : c’est la première fois qu’un syndicat monte une revue à Broadway, avec l’ambition de divertir tout en défendant les droits des travailleurs en pleine ère Roosevelt.

En tant que revue, Pins and Needles enchaîne des numéros satiriques plutôt qu’une intrigue suivie. Les chansons de Rome y abordent avec humour les sujets d’actualité sociale et politique. Par exemple, le fameux «Sing Me a Song of Social Significance» appelle à chanter des choses «qui comptent» (le chômage, les grèves…) plutôt que des bluettes frivoles. D’autres tableaux se moquent des tyrans européens de l’époque ou célèbrent la solidarité ouvrière. L’ambiance générale est joyeuse et militante, portée par un jazz swing entraînant.

Contre toute attente, la revue devient un énorme succès populaire. Créé en novembre 1937, Pins and Needles se joue d’abord le week-end (les ouvriers continuant leur travail en semaine), puis face à la demande le spectacle ajoute des représentations et déménage dans un théâtre plus grand. Le bouche-à-oreille est excellent: le show affiche finalement 1.108 représentations, ce qui en fait le plus long succès de Broadway dans les années 1930. Des chansons comme « Sunday in the Park » plaisent au grand public et sont même enregistrées par des orchestres de jazz, atteignant les hit-parades en 1938. La critique salue la fraîcheur satirique du spectacle et sa dimension socio-politique inédite.

Pins and Needles lance la carrière de Harold Rome de façon spectaculaire, l’imposant comme un auteur-compositeur capable d’allier divertissement et conscience sociale. Ce succès, né d’un contexte militant, prouve qu’un message pro-syndical peut triompher sur Broadway, ce qui est unique dans l’histoire du théâtre musical. Rome restera marqué par cette expérience : le ton satirique et l’engagement social de Pins and Needles deviendront sa signature dans plusieurs œuvres ultérieures. La revue connaîtra d’ailleurs une longue postérité: elle sera régulièrement remise à jour pendant sa création pour coller à l’actualité, puis enregistrée en studio en 1962 avec une jeune Barbra Streisand à l’occasion de son 25ème anniversaire. Encore aujourd’hui, Pins and Needles est considérée comme une pièce historique, symbole d’un théâtre engagé et populaire, au meilleur sens du terme.

Fort du triomphe de Pins and Needles, Harold Rome est sollicité par deux figures majeures du théâtre, George S. Kaufman et Moss Hart, pour collaborer à une nouvelle revue d’actualité. Intitulée Sing Out the News, cette revue voit le jour en 1938 sous la production de Kaufman et Hart, avec des sketches satiriques de Charles Friedman et une partition de Rome. Le contexte est une fois encore la satire politique: l’équipe créative entend croquer les nouvelles du moment (New Deal, politique internationale…) sur le mode de la comédie musicale.

Sing Out the News propose une succession de tableaux humoristiques inspirés des gros titres de la presse de 1938. L’un des numéros marquants est « F.D.R. Jones », une chanson swing moqueuse où un couple d’Afro-Américains prénomme son bébé Franklin D. Roosevelt en hommage au président – un clin d’œil à la popularité de FDR dans toutes les couches de la société. D’autres sketches caricaturent les dictateurs européens ou les potins d’Hollywood. La jeune June Allyson figure parmi la troupe, incarnant divers personnages comiques.

La revue, créée en septembre 1938 au Music Box Theatre, connaît un succès correct sans égaler Pins and Needles. Elle tient l’affiche 105 représentations, soit environ trois mois – un score honorable pour une revue satirique de l’époque. Sing Out the News reçoit des critiques plutôt positives, appréciant sa verve et son esprit d’à-propos, même si certains y voient un divertissement plus léger que la revue syndicale précédente. La chanson « F.D.R. Jones » en particulier sort du lot : elle devient rapidement un hit populaire, enregistrée notamment par la grande chanteuse de jazz Ella Fitzgerald en 1938. Cette popularité conforte Rome dans sa capacité à écrire des chansons satiriques accessibles au grand public.

Avec Sing Out the News, Harold Rome confirme sa place de compositeur-lyriciste spécialisé dans la revue politique. Ce spectacle marque la fin de sa première période créative sur Broadway, car l’Europe est déjà en guerre en 1938-39 et les États-Unis s’y préparent. En effet, peu après, Rome va mettre sa carrière théâtrale entre parenthèses pour contribuer à l’effort de guerre. Néanmoins, Sing Out the News aura prouvé que le succès de Pins and Needles n’était pas un hasard : Rome sait capter l’air du temps avec humour. À noter qu’en dehors de Broadway, il place aussi à cette époque quelques chansons dans des films : ainsi, dès 1941, on entend ses paroles dans la revue filmée Babes on Broadway de la MGM. Cette polyvalence entre scène et écran commence alors qu’il n’a qu’une trentaine d’années.

Après un silence scénique de quelques années, Harold Rome revient à Broadway en 1942 avec Let Freedom Ring, une revue dont il compose paroles et musique. Le spectacle est créé en octobre 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale. Le titre, emprunté à une expression patriotique (« Que la liberté sonne »), annonce une revue teintée de patriotisme, destinée à galvaniser le moral dans un contexte troublé. Rome s’associe à de nouveaux collaborateurs (les auteurs des sketches incluent Sylvia Fine et Felix Leon, d’après certaines sources) et intègre possiblement des artistes de variétés connus. Par exemple, la célèbre strip-teaseuse Gypsy Rose Lee participe à une revue de Rome en 1942 (Star and Garter), et Let Freedom Ring s’inscrit dans cette veine de spectacles divertissants soutenant l’effort de guerre.

Let Freedom Ring est une revue patriotique mêlant numéros comiques et chants exaltant l’unité nationale. Les sketches abordent la vie des Américains en guerre, la propagande contre les forces de l’Axe, et encouragent le public à l’optimisme. L’un des tableaux aurait mis en scène la Marianne américaine ralliant ouvriers et soldats pour « laisser sonner la liberté ». Musicalement, Rome propose des chœurs entraînants et des balades patriotiques, sans oublier quelques satires politiques à la manière de ses revues précédentes.

Créé à l’automne 1942, Let Freedom Ring connaît un accueil favorable dans un pays désormais entré en guerre. La revue semble toucher le public patriote de l’arrière-front, même si son exploitation est écourtée par rapport aux précédents succès de Rome (il est probable que le spectacle ait tourné en province ou sur les bases militaires ensuite). On considère Let Freedom Ring comme l’une des revues marquantes de Rome dans les années 1940, mais elle est rapidement éclipsée par l’implication directe de l’auteur dans l’armée l’année suivante.

Let Freedom Ring clôt la première vague de revues satiriques de Harold Rome. En 1943, en effet, Rome s’engage dans les services spéciaux de l’U.S. Army, où il écrit des spectacles pour divertir les troupes. Durant ces années de service, il signe par exemple des revues militaires aux titres ironiques (Stars and Gripes, Lunchtime Follies) jouées sur les bases américaines et jusqu’à Londres. Par ailleurs, Rome co-écrit en 1945 l’adaptation d’une chanson française (« Ma Mie ») en anglais : « (All of a Sudden) My Heart Sings », qui devient un standard populaire et sera intégrée au film musical Anchors Aweigh en 1945. Cette période montre la capacité de Rome à adapter son talent à la propagande de guerre. De retour à la vie civile en 1945, il va capitaliser sur sa réputation de pourvoyeur de bonne humeur patriotique avec un nouveau spectacle célébrant la fin du conflit.

9.E.1) Un compositeur engagé à gauche dès les années 30

Dès ses débuts, Harold Rome se distingue par une sensibilité socialiste-progressiste rare à Broadway. Il n’est pas membre du Parti communiste, mais il gravite autour des milieux syndicaux et de la gauche new-yorkaise, au moment où la culture américaine est traversée par le New Deal de Roosevelt, les luttes ouvrières, et la montée du fascisme en Europe.

  • En 1937, Pins and Needles (commande d’un syndicat textile, l’ILGWU) est emblématique : Rome y met en musique les espoirs, les luttes et les revendications des ouvriers. Il y célèbre le droit de grève, l’antifascisme, le féminisme syndical, et l’égalité raciale. C’est un spectacle explicitement politique, qui ne cache ni ses convictions ni sa satire des puissants.
  • Ses chansons de l’époque se veulent des armes joyeuses au service du progrès social. L’une d’elles s’intitule même : « Sing Me a Song with Social Significance », tout un programme.

9.E.2) Un patriote progressiste pendant la guerre

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Rome entre dans les Services spéciaux de l’armée américaine. Il y écrit des revues destinées à divertir les troupes, mais conserve sa patte satirique et inclusive. Il est convaincu que la culture peut unir, élever et faire réfléchir, même en uniforme.

  • Avec Call Me Mister, il signera en 1946 une revue post-démobilisation qui porte un regard tendre et moqueur sur le retour à la vie civile des GI’s, sans verser dans le chauvinisme.
  • Plusieurs de ses chansons sont de vrais hymnes à la fraternité humaine – y compris entre classes sociales, races et nations.

9.E.3) Un humaniste antifasciste, antiraciste et universaliste

Dans les années 50-60, alors que Broadway se diversifie, Rome continue d’écrire des œuvres empreintes d’humanisme et d’ouverture, souvent à contre-courant des facilités commerciales.

  • En 1965, The Zulu and the Zayda met en scène une amitié improbable entre un vieux Juif yiddish et un jeune Zoulou, en pleine Afrique du Sud de l’apartheid. C’est un acte de courage artistique, à une époque où les tensions raciales aux États-Unis atteignent un paroxysme.
  • Sa dernière comédie musicale à Broadway, I Can Get It for You Wholesale, dépeint un monde capitaliste impitoyable et déshumanisé. C’est une critique à peine voilée du rêve américain dévoyé par l’avidité.

9.E.4) Une voix sociale dans le musical américain

Harold Rome est souvent vu comme le chaînon entre Marc Blitzstein et des figures comme Stephen Sondheim ou Tony Kushner. Ce n’est pas un révolutionnaire au sens radical, mais un libéral humaniste profondément attaché aux luttes sociales, à l’idée que le théâtre peut être un vecteur de conscience et d’éducation populaire, sans renoncer au plaisir du spectacle.

Il représente un Broadway où satire, conscience sociale et humour peuvent coexister. C’est aussi un rare exemple d’artiste ayant su transcender les formats : il a écrit des revues, des comédies musicales à intrigue, des chansons individuelles et même des œuvres d’adaptation internationales, tout en maintenant une cohérence morale et esthétique.