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«Leave it to Me!» - Partition «Most Gentlemen don't like love»

Cole Porter a rebondi du désastre You Never Know () avec le hit Leave It to Me! (), une adaptation très large de Clear All Wires, une comédie de 1932 de Bella et Samuel Spewack qui s’était jouée pour 93 représentations au Times Square Theatre, avant d’être adaptée au cinéma en 1933.

Le musical avait en tête d’affiche les comiques William Gaxton et Victor Moore dans leur quatrième de huit duos, et a été leur troisième gros succès de la décennie (après Of thee I sing () et Anything Goes () – avant un autre succès énorme en 1940 dans Louisiana Purchase () d’Irving Berlin). Sophie Tucker et Tamara ont également joué des rôles importants dans le spectacle. Enfin, cerise sur le gâteau, Leave It to Me! () a marqué les débuts à Broadway de deux stars: Mary Martin (dans un rôle vedette) et de Gene Kelly (dans le chœur).

Dans ce spectacle, Victor Moore a eu l’un de ses meilleurs rôles. Il incarnait Alonzo P. Goodhue, un malheureux mari dominé par sa femme (Sophie Tucker). Cette dernière n’ayant de cesse que de s’élever dans l’échelle sociale, elle force son mari à quitter le monde merveilleux de Topeka – qui comporte un hôtel de ville, un cinéma, et « autres merveilles » – pour déménager à Moscou afin qu’il devienne ambassadeur des États-Unis en URSS. Quand Mme Goodhue s’amuse avec Staline, elle se réjouit que «les Kennedy soient en ébullition!». Attention nous sommes à la fin des années ’30 et il ne s’agit pas encore du futur Président John Fitzgerald Kennedy ou de Robert Kennedy, mais plutôt de leur père, Joseph Kennedy, qui avait été nommé en ’38 ambassadeur au Royaume-Uni, pays qu’il estimait fort peu. Mme Goodhue signale a Staline qu’un jour son mari «aura sa statue au Hall of Fame». Mais, Alonzo lui, en cachette de sa femme, fait tout ce qu’il peut pour être rappelé aux États-Unis. Mais quand il viole une propriété diplomatique et frappe un fonctionnaire nazi, le monde entier l’applaudit. Quand il tire «par erreur» sur quelqu’un, il s’avère qu’il a tiré sur un contre-révolutionnaire, ce qui fait de lui le héros de la Russie. Mais finalement, quand il présentera un plan pour la paix et la fraternité mondiale, le Département d’État décidera de le démettre de ses fonctions et il pourra retourner à Topeka.

My Heart Belongs to Daddy – chanson immortalisée plus tard par Marilyn Monroe – est devenu le hit du spectacle. Elle était chantée ici par la jeune et débutante Mary Martin. Cette dernière ronronnait les paroles grivoises de la chanson et simulait un strip-tease. Elle a mis en lumière tout le talent de Mary Martin. Au début, elle ne figurait pas dans la liste des vedettes, mais son nom a rapidement trouvé sa place sur la page-titre du programme où elle a été placée en cinquième position juste après Gaxton, Moore, Tucker et Tamara. La partition incluait également un «avertissement sensuel» de Tamara avec Get Out of Town, la deuxième chanson la plus connue du musical; les ballades charmantes et discrètes de Tamara et Gaxton Far, Far Away et From Now On; sans oublier Most Gentlemen Don’t Like Love et Tomorrow interprétées par Sophie Tucker. Elle chantait aussi I’m Taking the Steps to Russia, dans laquelle elle promet d’apprendre des pas de danse sur de la musique de swing aux camarades soviétiques (elle mettra des «fourmis rouges» dans leur pantalon et introduira des «brand-new trickies» aux «Bolshevikies» parce que «Communithm» a besoin de «rhythm»). Cela ne s’invente pas…

Dans le New York Times, Brooks Atkinson fait l’éloge du «magnifique carnaval», qui offre la partition «la plus spirituelle» de Porter, une histoire «comique» et un cast au meilleur en chant et en danse. Moore était «toujours corpulent et étourdi» avec une expression «attachante», de «l’enfantillage dans les yeux et une voix qui se traîne dans une misère sans espoir à la fin de chaque ligne»; Gaxton était plein d’énergie et chantait avec «délectation»; la voix de Tamara avait une «beauté qui est pleine d’enchantement»; et Tucker jouait son rôle avec un réel «épanouissement» et une «vulgarité jubilatoire» qui ont donné au musical «une vraie force» qui «emporte le public».

Après avoir joué 291 fois, le musical a fermé temporairement le 15 juillet 1938 pour 4 semaines de vacances d’été. Les représentations devaient reprendre le 14 août, mais cela ne fut pas possible à cause de Sophie Tucker. Tucker était la présidente de l’American Federation of Actors, un syndicat défendant plutôt les acteurs et actrices. Des machinistes – qui étaient représentés par l’IATSE, l’International Alliance of Theatrical Stage Employees – lui ont présenté une charte de l’American Federation of Labor, qu’elle a accepté d’appliquer aux acteurs. L’Actors Equity a considéré l’acceptation de cette charte comme un acte de «trahison» de l’actrice Tucker et l’a suspendue! Le syndicat Actors Equity a également interdit à tous ses membres de paraître sur scène avec elle!! Entre-temps, les machinistes ont annoncé que si Tucker n’était pas autorisée à travailler, ils refuseraient eux aussi de travailler. La situation ne s’est apaisée que quand un accord fut conclu selon lequel le syndicat des acteurs avait le droit de se gouverner sans ingérence du syndicat des machinistes.

Avec la résolution de ce «contretemps», le musical a finalement rouvert avec trois semaines de retard, le 4 septembre 1938. Le spectacle ne s’est plus joué que seize fois, fermant le 16 septembre, enregistrant donc un total de 307 spectacles avant de se lancer dans une tournée nationale. Il faut dire que Mary Martin et Gene Kelly n’étaient plus dans le spectacle lorsqu’il a repris en septembre, remplacés respectivement par Mildred Fenton et Joel Friend. La «débutante» Mary Martin a connu ensuite deux échecs consécutifs, avec ses deux musicals suivants, Nice Goin'! () et Dancing in the Streets (), qui ont tous deux fermé lors des try-out avant d'atteindre Broadway. Mais à la fin de 1943, elle a rebondi avec le succès One Touch of Venus (), qui lui a définitivement donné sa place de grande dame du théâtre musical américain. En 1939, Gene Kelly apparaît dans la revue One for the Money et la pièce de William Saroyan, The Time of Your Life (Prix Pullitzer 1940), puis joue dans le rôle-titre dans Pal Joey () de Richard Rodgers et Lorenz Hart, en 1940, rôle qui lui vaut un contrat par David O. Selznick à Hollywood. Il n’apparaît plus jamais sur la scène de Broadway (mais il chorégraphie la comédie musicale Best Foot Forward () de Hugh Martin et Ralph Blane) et deviendra la star la plus marquante des musicals hollywoodiens des années ’50.

Le 13 rue Monsieur… Une adresse comme un écrin, lovée dans le Paris élégant des années folles. Comme nous l'avons vu, c’est là que Linda et Cole Porter avaient posé leurs valises et surtout leur style, pendant près de vingt ans. Mais en 1939, alors que le ciel de l’Europe s’assombrit et que la guerre semble de plus en plus inévitable, Linda prend une décision difficile: elle quitte la maison. Un départ sans doute douloureux, presque un arrachement. Pour faire plaisir à Cole, elle fait envoyer tous les meubles en Californie, avec l’idée de les répartir dans les deux maisons — dont l’une au bord de l’océan — que Cole loue sur la côte ouest.

Quitter cette demeure, c’était bien plus qu’un déménagement. C’était tourner la page sur deux décennies d’élégance, de fêtes, de musique et de bonheur à la parisienne. Un monde révolu. «Les sages vivaient hier», titrait un portrait de Cole dans le New Yorker. Une phrase qui, à ce moment-là, devait résonner tout particulièrement, comme un écho aux années '30 qui vacillaient dangereusement vers le chaos.

La maison, elle, survécut à la guerre. Mieux encore: elle fut même équipée d’un système de chauffage flambant neuf, installé par le fonctionnaire allemand qui l’occupa. Mais les Porter, eux, n’y remirent jamais les pieds.

Ray Kelly – Garde du corps loyal devenu confident

Ray Kelly fut à la fois garde du corps, secrétaire, factotum et — probablement — amant ponctuel de Cole Porter. Ancien policier, il apportait à Porter une sécurité physique (et morale) dans les moments de fragilité. Son témoignage sur la virée à Machu Picchu est précieux pour comprendre la détermination physique et mentale de Porter après son accident.

Kelly incarne la figure du confident fidèle, discret mais central dans la logistique quotidienne du compositeur. Il est aussi le témoin lucide du caractère capricieux et exigeant de son patron — qu’il admirait néanmoins profondément.

Début 1939, alors que Linda était à Paris, Cole Porter, piqué par un article du National Geographic sur Machu Picchu, décida de partir à l’aventure au Pérou. Curieux comme toujours, il se mit sérieusement à l’espagnol et en apprit assez en quelques semaines pour tenir une conversation basique. Il embarqua Ray Kelly comme compagnon de voyage, Paul Sylvain pour l’assister personnellement, et Howard Sturges se joignit aussi à l’expédition.

Cole Porter, bien qu’il ne puisse se déplacer qu’à l’aide de deux cannes et de lourdes attelles jusqu’aux hanches, entreprend une expédition en montagne avec ses amis Kelly et Sylvain. Le terrain est rude, l’altitude vertigineuse, et l’ascension parfois si périlleuse qu’on doit le porter ou le faire monter à cheval sur des sentiers bordés de précipices. Malgré l’absence totale de confort — un « hôtel » sans salle de bain, des toilettes en pleine nature, un poulet encore à moitié emplumé — Cole garde un calme olympien et s’amuse même de ces conditions extrêmes. Là où d’autres sont terrorisés, lui avance avec une sérénité déconcertante. Kelly en garde le souvenir d’un homme au courage physique impressionnant, frôlant parfois l’inconscience.

Après ce voyage, en juin, Cole s’était «installé dans un cottage à Malibu Beach» et piquait chaque jour une tête dans les vagues, convaincu que l’océan faisait plus pour ses jambes que tous les médecins réunis. À Hollywood, il s’était constitué une petite ménagerie d’une vingtaine de jeunes hommes — ces pool boys, comme les appelait Jack Coble avec un sourire entendu. «C’était sa manière de se changer les idées», glissait-il, non sans malice.

À l’été 1939, Cole Porter est séduit par une proposition de la MGM: écrire la musique d’un nouveau film musical, Broadway Melody of 1939. Efficace comme toujours, Porter boucle sa partition dès le début de l’automne. Problème : il est manifestement le seul à avoir tenu les délais. Le reste de la production traîne des pieds, et le projet prend du retard — au point qu’il faudra rebaptiser le film Broadway Melody of 1940.

Le film sort finalement le 9 février 1940, porté par un duo de rêve: Fred Astaire et Eleanor Powell, flanqués de Frank Morgan et George Murphy. Ce dernier, danseur au style bien plus relâché qu’Astaire, supporte mal le rythme infernal des répétitions imposé par la star. Fatigué du perfectionnisme millimétré de Fred, Murphy réclame un peu plus de spontanéité et un peu moins de sueur. Peine perdue.

Parmi les bijoux que Porter livre pour le film figure le savoureux «Please Don't Monkey with Broadway», une chanson enlevée interprétée par Astaire et Murphy avec toute la verve qu’on leur connaît.

Glorify Sixth Avenue,
And put bathrooms in the zoo,
But please don't monkey with Broadway.
Put big floodlights in the park,
And put Harlem in the dark,
But please don't monkey with Broadway.
Though it's tawdry and plain,
It's a lovely old lane,
Full of landmarks galore and memories gay,
So move Grant's Tomb to Union Square
And put Brooklyn anywhere,
But please, please, I beg on my knees,
Don't monkey with old Broadway.

Glorifie la Sixième Avenue,
Mets des toilettes au zoo,
Mais, je t’en prie, ne touche pas à Broadway.
Installe des projecteurs dans le parc,
Plonge Harlem dans le noir,
Mais, je t’en prie, ne touche pas à Broadway.
Même si c’est banal, banalement chic,
C’est une vieille avenue magique,
Pleine de souvenirs et de repères joyeux,
Bouge Grant's Tomb à Union Square,
Mets Brooklyn n'importe où sur la Terre,
Mais je t’en supplie, je suis à genoux,
Ne touche pas à l’antique Broadway.

«Please Don't Monkey with Broadway»


Une autre chanson du film, «I've Got My Eyes on You», est aussi devenue un classique, chantée par Astaire et dansée en duo avec Powell. Elle aborde le jeu amoureux avec un humour mordant, en particulier dans le couplet d’ouverture :

I don't want you to feel
When you go out for a meal
With my rivals in town
That I mean to track you down,
Or that when out you sail
For a date down in the dale
There's a Dictaphone
Under ev'ry stone
And a bloodhound on your trail.

Je ne veux pas que tu penses
Que quand tu vas dîner
Avec mes rivaux en ville,
Je te traque.
Ni que, lorsque tu pars
Pour un rendez-vous dans la vallée,
Il y a un dictaphone
Sous chaque pierre,
Et un limier à tes trousses.

«I've Got My Eyes on You»


Lorsqu’il est sorti, le film a été plutôt bien accueilli, même s’il n’a pas forcément marqué les esprits autant que d'autres comédies musicales de l’époque.

Les journaux comme le New York Times ont salué le film, en particulier la qualité des numéros de danse. La critique a été particulièrement élogieuse envers Eleanor Powell, souvent considérée comme l'une des meilleures danseuses de claquettes de l'histoire du cinéma, et la chimie avec Astaire a été jugée excellente. Le numéro "Begin the Beguine", chorégraphié pour Astaire et Powell, a été unanimement salué. Il est aujourd’hui encore considéré comme l’un des sommets du genre.

The Man Who Came to Dinner de Moss Hart et George S. Kaufman n’est pas un musical, mais une pièce de théâtre, une comédie. Elle a été l’un des plus grands succès de l’époque avec une série de près de deux ans à Broadway et 739 représentations avec Monty Woolley dans le rôle de Sheridan Whiteside. Il n’y avait qu’une chanson dans cette pièce, What Am I to Do?, paroles et musiques de Cole Porter. Il signa malicieusement cette chason «Noél Porter».

Quelques temps après la première, Monty Woolley, toujours plus baroque que sobre, lança une fête au Ritz-Carlton si fastueuse qu’on aurait cru que Gatsby lui-même avait délégué l’organisation. Linda déclina — probablement allergique aux dorures ou aux mondanités — mais Cole Porter, lui, y alla en grande pompe... flanqué d’une femme voilée. Suspense mondain. Une fois le voile tombé, stupeur : c’était Lady Olga, l’inénarrable femme à barbe de New York, vedette des foires et héroïne de Joseph Mitchell.

Pourquoi cette apparition surréaliste? Parce que Porter, en prince du bon mot et de la farce soignée, avait décidé que Woolley, que ses proches appelaient affectueusement « The Beard », méritait une rencontre capillairement thématique. Lady Olga, vraie pro du spectacle, accepta la mission moyennant huit dollars — tarif de base quand on sait que la fête n'était pas strictement entre saltimbanques. Strass de rigueur, elle ôta son voile dans l’ascenseur, laissant les invités pantois et probablement étouffés de champagne. À Woolley, elle lança tout de go: «Y a trop de foutue misère dans le monde, moi j’aime voir les gens s’amuser.» Elle resta une heure et demie, juste le temps de voler la vedette à tout le gratin, puis repartit faire le dîner à son mari. Plus diva que domestique. Et selon elle, ce fut l’une des plus belles soirées de sa vie. Porter, lui, jubilait: entre l’amour du cabaret, du cirque et du bon mot, il avait touché le jackpot.

The Man Who Came to Dinner n’a depuis lors jamais vraiment été absent des scènes, avec des reprises à Broadway, des versions cinématographiques, radiophoniques et télévisuelles, et une adaptation en musical, intitulé Sherry! () (sous-titrée «The Intoxicating Musical Comedy»). Ce musical a ouvert le 28 mars 1967 à l’Alvin Theatre pour 72 représentations. Le livret et les paroles étaient de James Lipton, la musique de Laurence Rosenthal.

En parallèle de ses travaux cinématographiques et théâtraux, Cole Porter avait plusieurs projets sur le feu: une comédie musicale pour Mae West, un spectacle avec Moss Hart et George S. Kaufman… Pourtant, il jeta son dévolu sur DuBarry Was a Lady. Ce choix s’est cristallisé lors d’une conversation entre l’agent Louis Shurr et Buddy De Sylva. Ce dernier — à qui l’on doit des succès comme California, Here I Come, If You Knew Susie, ou Look for the Silver Lining — cherchait un nouveau projet pour Bert Lahr (célèbre clown burlesque et lion peureux du The Wizard of Oz). Il proposa aussitôt le livret de Herbert et Dorothy Fields, persuadé que Lahr y serait idéal, aux côtés d’Ethel Merman dans le rôle-titre. Shurr promit alors de convaincre Porter de signer la partition — ce qu’il fit, non sans que Cole ne ralentisse un peu les négociations en exigeant un acompte confortable.

Ray Kelly, dont nous avons souvent parlé, voyait en Porter un prodigue notoire, prompt à dépenser ses royalties, mais paradoxalement très vigilant dès qu’il s’agissait d’avances ou de gros chiffres. Enthousiasmé par le projet, Cole se montra particulièrement ravi à l’idée de confier le rôle de l’ingénue à une quasi inconnue: Betty Grable. Il composa la musique avec aisance.

Cole trimbalait partout avec lui une fameuse malle qui était une véritable boîte à trésors mélodiques, contenant des centaines de chansons ou mélodies qu'il avait composées sans qu'elles aboutissent. Lorsqu’il lui fallait livrer une partition, il y puisait des chansons déjà prêtes — six ou sept sur les quatorze attendues pour un spectacle, qu’il retouchait au besoin. Une stratégie qui lui donnait l’impression rassurante (et astucieuse) d’avoir déjà fait la moitié du chemin. Travailleur infatigable, perfectionniste assumé, Porter n’en gardait pas moins son sens de l’humour, lançant à Kelly: «J’ai tout le temps du monde pour m’amuser.»

Quand Bert Lahr découvrit pour la première fois la partition, il resta dubitatif quant à sa qualité — c’est du moins ce que raconte son fils, John Lahr. Ce n’étaient pas tant les chansons elles-mêmes qui le déroutaient, mais plutôt la manière dont Cole Porter les jouait au piano. Ray Kelly reconnaissait: «Cole était un bon pianiste, mais pas un grand.» Lahr, lui, n’y allait pas par quatre chemins: «C’était un pianiste atroce. Boum-pah, boum-pah. Il jouait avec un tempo lent, rigide. Si on ne savait pas que c’était lui, on aurait cru entendre un débutant.» Une remarque d’autant plus étonnante que les enregistrements de Porter au piano laissent entendre un style plutôt léger, sautillant — et souvent bien plus rapide que les versions orchestrées de ses chansons. Quoi qu’il en soit, tous les doutes de Lahr s’envolèrent dès qu’il entendit les orchestrations définitives.

À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, Broadway cherche à tout prix l’évasion comique. Dans cette histoire, Louis Blore (Bert Lahr) est le préposé aux toilettes pour hommes dans un cabaret de Manhattan, le «Club Petite», où May Daley (Ethel Merman) est la chanteuse vedette. Les autres artistes du cabaret sont Alice (Betty Grable) et Harry (Charles Walters). Louis est amoureux de May, mais elle ne s’intéresse qu’au beau Alex Barton (Ronald Graham), le frère d’Alice. Quand Louis boit accidentellement un Mickey Finn – boisson alcoolisée dans laquelle on a versé une drogue à l'insu de celui qui la consomme – destiné à Alex, il rêve qu’il est Louis XIV et que May est sa maîtresse, la DuBarry. À partir de ce moment-là, tout le monde dans la vie de Louis à New York a un homologue dans la France du XVIIème siècle. Cela dégage dans le musical beaucoup de place pour des chansons, des ballets, de la comédie et des moments «coquins». La plupart du spectacle se déroule durant l’hallucination de Louis, mais pour la scène finale, il se réveille et se retrouve à New York. Bien que May et Alex soient toujours un couple, May et Louis portent un toast à leur éternelle … «amitié».

Le DuBarry Was a Lady () de Cole Porter eut sa première en Try-Out à New Haven le 9 novembre 1939 puis poursuivit à Boston et à Philadelphie. Les premières critiques, peu sensibles aux raffinements de la provocation artistique, jugèrent le spectacle « cru, voire grivois ». Il est vrai que l’action, située dans un night-club des années 1930 – le Club Petite – n’échappait pas à une certaine trivialité assumée. Parmi les morceaux les plus notables, la chanson But in the Morning, No illustre à merveille cette tension entre pastiche raffiné et sous-entendu appuyé. Sur l’air d’un menuet, Lahr – arborant souliers à boucle, lorgnon et perruque poudrée – parodie le style ampoulé du siècle des Lumières tout en livrant un numéro de séduction équivoque, à la frontière du vaudeville et de l’opéra bouffe.

DuBarry Was a Lady () a été l’un des plus grands succès de l’époque: le spectacle accumule 408 représentations, ce qui en fait l’un des plus gros succès de Porter des années '30. L’œuvre avait de nombreux atouts: deux importantes têtes d’affiche avec Bert Lahr et Ethel Merman, de somptueux costumes signés Raoul Pene du Bois et d’impressionnantes chorégraphies imaginées par le chorégraphe Robert Alton (il crée au moins six danses majeures pour le spectacle). Les blagues étaient souvent risquées - au sens osées du terme - et au moins deux des chansons de Cole Porter (It Ain’t Etiquette et But in the Morning, No!) ont été jugées trop choquantes que pour pouvoir être diffusées à la radio.

Trois chansons sont devenues des standards: la belle ballade Do I Love You? (pour Ronald Graham); le duo Friendship (pour Lahr et Merman); et les commérages ell, Did You Evah! (pour Betty Grable et Charles Walters). Le musical s’est joué pendant plus d’un an, et a été le dernier book-musical à ouvrir à Broadway dans les années ’30. Ce n’est qu’une coïncidence, mais la revue Wake Up and Dream () de Porter avait été la dernière production des années ‘20 à ouvrir, le 30 décembre 1929.

Brooks Atkinson du New York Times a déclaré que DuBarry Was a Lady () y avait «toutes les qualités d’un carnaval de haut niveau à Broadway» avec une partition «animée» et orné de «magnifiques parures». Il soulignait la présence de danses parmi «les plus délicieuses» de la saison et d’une distribution faite d’interprètes «hors du commun». Le tumultueux Lahr était «en grande forme» donnant vie à «plein de singeries démesurées». Ethel Merman était «le parfait ménestrel du musical» et chantait ses numéros «avec la joie et le magnétisme de la parfaite chanteuse de music-hall». Mais, selon Atkinson, DuBarry Was a Lady () avait l’un des «livrets les plus bruts qui ait jamais atteint les quartiers chics» et il «a introduit un niveau d’obscénité à Broadway».

Entre Lahr et Merman, l’ambiance oscillait entre éclats de rire et crispations feutrées. Merman, en voleuse de scènes aguerrie, happait les rires au vol et rognait sans vergogne les répliques de ses camarades — un vrai festin comique dont Lahr faisait parfois les frais. Admiratif, certes, mais pas dupe, il murmurait avec un soupçon d’angoisse : « Elle ne vous regarde jamais sur scène. » Une manière polie de dire qu’elle jouait sa partition… en solo. Leur duel, cordial mais bien réel, ajoutait une tension électrique à leurs personnages — une rivalité pimentée comme une bonne sauce Broadway. Merman, sentant peut-être le vent tourner, jouait la carte de l’humilité diplomatique : « Bert Lahr connaît tout du théâtre, je peux tant apprendre de lui. » Elle aimait se présenter comme « la fille d’à côté »... mais attention : la fille d’à côté avait des crocs.

Une production londonienne a ouvert ses portes le 22 octobre 1942, en pleine guerre, au Her Majesty’s Theatre pour 178 représentations, avec Arthur Roscoe et Frances Day en tête d’affiche.

En 1943, la MGM a produit une adaptation cinématographique du musical, assez divertissante, avec en vedette Red Skelton et Lucille Ball dans les rôles principaux, auxquels s’ajoutaient Gene Kelly, Virginia O’Brien, Zero Mostel, Rags Ragland, George Givot, Donald Meek, … L’adaptation de l’histoire a été réalisée par Nancy Hamilton et le film a été réalisé par Roy Del Ruth. Le film a repris trois chansons du spectacle (Do I Love You?, Katie Went to Haiti et Friendship), et deux chansons du musical pouvaient être entendues comme musique de fond (Well, Did You Evah! et When Love Beckoned). Des nouvelles chansons ont été écrites pour le film par divers paroliers et compositeurs, et bien qu’elles ne soient pas de Cole Porter, elles sont assez amusantes. En outre, Gene Kelly avait un formidable numéro de danse exécuté dans le cadre d’un spectacle dans une discothèque. Mais l’humour osé du musical scénique a été atténué fortement pour l’écran.

Signalons cependant que le Code Hays censura à tout-va: il ne devait y avoir aucun parfum d’homosexualité dans un personnage décrit comme «légèrement efféminé». Même le mot jerk (crétin) fut interdit. Page après page de remarques puritaines montraient ce à quoi Cole devait faire face dans son combat subtil contre la censure.


Une grande partie du théâtre musical durant la Grande Dépression a pris la forme d’un divertissement comique léger. Les spectacles de Cole Porter représentent la forme la plus parfaite de ces spectacles. Des chansons drôles et habiles, avec de l’émotion et des insinuations osées, tout cela combiné avec élégance et sophistication, définit le travail de Cole Porter durant les années ‘30. Malgré son terrible accident de cheval qui l’a laissé physiquement diminué, Cole Porter respire la joie de vivre, l’exubérance.

Pour s’en rendre compte, citons les mémoires de Cy FeuerGot The Show Right Here» - Simon & Schuster - 2003) :

«Cole Porter avait quatre maisons, chacune conservée dans un état permanent d’occupation au gré de ses visites. Toutes étaient équipées avec son linge, ses ustensiles de cuisine et ses vêtements, et chacune disposait de son personnel attitré. Cole voyageait fréquemment et sans bagages. Il avait un appartement à Paris ; une suite au Waldorf Towers de New York ; une luxueuse demeure campagnarde à Williamston, dans le Massachusetts ; et une maison à Brentwood. Au Pavillon (un restaurant renommé de New York), sa table était réservée en permanence. On y gardait également ses couverts en argent, de même que ses assiettes, ses serviettes de table et même son menu personnel. [Quand il se déplaçait dans un hôtel hors de la ville] Cole se faisait toujours précéder par une foule de gens de maison qui agissaient en son nom avec l’attention qu’on accorde à un monarque en déplacement. Un de ses assistants amenait d’abord ses effets personnels de New York. L’hôtel enlevait les reproductions de tableaux qui pendaient aux murs de son appartement et les remplaçait par ses tableaux de peintres célèbres comme Van Gogh, Utrillo et Cézanne. Des photos de ses amis étaient disposées un peu partout dans l’appartement sur des tables et sur son piano arrivé avant lui. Il avait aussi ses propres draps marqués à ses initiales, son nécessaire de toilette, ses serviettes, ses objets en porcelaine, en cristal, ses plateaux en argent, ses vases de fleurs et ses corbeilles à papier. Il avait même ses propres tables pour le dîner et le petit déjeuner, pour les jeux de cartes, et même une table à repasser… Il arrivait enfin par le train, comme s’il était le roi George V.»

«Got The Show Right Here» - Simon & Schuster - 2003