L’année 1927 restera dans les annales du spectacle comme un carrefour historique. Sur les planches du Ziegfeld Theatre, Show Boat inaugure une nouvelle forme de musical, mêlant drame, cohérence narrative et sophistication musicale.

Au même moment, sur les écrans de New York, un film au budget modeste fait l’effet d’un séisme: The Jazz Singer, produit par Warner Bros., donne la parole – et la voix chantée – au cinéma.

Deux révolutions artistiques, deux médiums, une seule année : ce choc simultané marque la fin d’une ère et l’ouverture d’une autre, avec Broadway comme terrain de jeu… et de bataille.

2.A.1) Quand le cinéma se met à parler… et à chanter

2.A.1.a) Le cinéma parlant: plus qu’un progrès technique, un séisme artistique

Depuis sa naissance, le cinéma avait été muet — ou presque. On projetait des images, accompagnées en direct par un piano ou un orchestre, parfois même un bruitage manuel. La musique existait, mais elle n’était pas intégrée à la bande du film. Le son enregistré synchrone, lui, change la donne. Il permet de parler à l’écran, mais surtout… de chanter.

Et dès que cette possibilité se présente, le cinéma saute à pieds joints dans la chanson...

2.A.1.b) The Jazz Singer (1927): la voix comme miracle

Le 6 octobre 1927, Warner Bros. sort The Jazz Singer. Le film n’est, au départ, qu’un pari technique. En fait, ce n’est pas le premier film parlant au sens strict, mais c’est celui qui frappe les esprits. Grâce au système Vitaphone, le studio Warner tente de synchroniser des chansons et quelques dialogues avec les images d’un mélodrame mélangé de folklore yiddish et de Tin Pan Alley.

Devant une salle comble et un public intrigué (voire sceptique), Al Jolson surgit à l’écran dans son rôle de Jack Robin (de son vrai nom Jakie Rabinowitz, fils de cantor juif, tiraillé entre tradition et modernité). Et puis, soudain, alors qu'on l’entendait déjà chanter en playback dans une scène musicale, il s’adresse au public dans une des rares répliques parlées du film:

« Wait a minute, wait a minute. You ain't heard nothin' yet! »

Al Jolson dans «The Jazz Singer»

 

Ces mots, improvisés — la réplique n’était pas dans le script semble-t-il — marquent le véritable coup d’envoi du cinéma parlant. Ce ne sont pas les premières paroles jamais entendues au cinéma, mais elles cristallisent un changement de paradigme. Le public est stupéfait. Il y a des applaudissements, des exclamations — certains récits parlent de gens émus jusqu’aux larmes: la voix humaine sort des images mouvantes. L’art muet, que l’on pensait éternel, devient subitement obsolète.

Succès immédiat. Le film est un triomphe critique et commercial. Il rapporte plus de 3,9 millions de dollars pour un coût initial d’environ 500.000 $ — une fortune à l’époque.

Les critiques sont dithyrambiques. Certains y voient un miracle technique, d’autres un bouleversement social et artistique. Car le son, au-delà de l’innovation, touche à l’intime: entendre une voix humaine, c’est redonner une âme au visage projeté.

Musicalement, The Jazz Singer s’inscrit dans la tradition du musical américain avant même que le genre n’ait vraiment pris son envol au cinéma. Le répertoire de Jolson — Toot, Toot, Tootsie, Blue Skies, Mammy — est issu de la scène, du vaudeville, du burlesque et des revues. Ce sont des standards de l’époque, familiers du public de Broadway.

Il faut aussi noter que Jolson apparaît à plusieurs reprises en blackface — un élément commun dans ses spectacles, mais aujourd’hui évidemment perçu comme profondément raciste. Ce fait historique ne peut être passé sous silence dans l’analyse du film.

2.A.1.c) Le chant au cinéma: une conquête immédiate

Lorsque le cinéma parlant fait ses débuts à la fin des années 1920 - avant The Jazz Singer - l’attention se porte d’abord sur la parole: le fait d’entendre les acteurs parler en synchronisation avec leurs lèvres semble, en soi, un prodige.

Mais très vite, on comprend que le chant représente un potentiel encore plus spectaculaire. Pourquoi?

  1. Parce que la voix chantée dure plus longtemps que le dialogue — elle capte et retient l’attention. On peut dire qu'une émotion parlée est une fulgurance et qu'une émotion chantée, c’est une immersion.
  2. Parce qu’elle permet de valoriser l’enregistrement sonore, encore perçu comme un miracle technologique.
  3. Et parce qu’elle suscite une réponse émotionnelle immédiate du spectateur. Elle possède un rythme intérieur qui épouse le cœur du personnage. Elle laisse de la place à l’implicite, à l’indicible, au non-verbal.

Ainsi, une déclaration d’amour dite peut sembler banale, mais si elle est chantée, elle devient une envolée, un aveu en technicolor émotionnel. Très vite, les réalisateurs et scénaristes comprennent que le chant permet de faire parler ce que les conventions sociales empêchent de dire. Quleques exemples types:

  • Une jeune fille rêve d’un ailleurs? Elle le chante avant même d’oser en parler (Over the Rainbow).
  • Un homme craint d’avouer sa peur? Il la chante de façon ironique (Buddy, Can You Spare a Dime?).
  • Deux amants séparés retrouvent leur lien dans la reprise d’un thème musical qui les unit.

La chanson devient le miroir intérieur du personnage, son monologue inconscient, sa prière ou son défi.

On pourrait dire que le dialogue appartient à l’intrigue, mais que la chanson appartient à la mémoire. Ce que le spectateur retient souvent d’un film musical, ce n’est pas une réplique ou un geste: c’est une chanson précise, un moment suspendu, un instant où le personnage semble sortir du monde réel pour atteindre une forme de vérité plus haute. C’est là la magie de la chanson cinématographique: elle ne décrit pas le sentiment — elle le fabrique.

Pour toutes ces raisons, le chant n’est donc pas un simple effet secondaire du parlant: il en devient la vitrine.

Les tout premiers films sonores qui rencontrent un large succès sont presque toujours des films musicaux ou semi-musicaux:

  • The Jazz Singer (1927) mêle chanson populaire et mélodrame familial.
  • The Singing Fool (1928), toujours avec Al Jolson, enfonce le clou avec encore plus de chansons et des recettes qui dépassent tous les records.

Hollywood saisit immédiatement l’enjeu:

« Si l’on peut chanter à l’écran… alors on n’a plus besoin d’aller au théâtre. Le spectacle chanté devient portatif, reproductible, exportable. »

 

La chanson à l’écran devient un produit à la fois artistique et commercial.

Et les premiers chanteurs du parlant deviennent des vedettes instantanées Avec le muet, les acteurs étaient jugés sur leur apparence, leur expressivité gestuelle, et leur photogénie. Avec le parlant, ils sont désormais jugés sur leur voix, et en particulier… leur capacité à chanter. C’est ainsi que de nouveaux types de vedettes surgissent:

  • Al Jolson, dont l’expressivité vocale compense son jeu outrancier hérité du vaudeville.
  • Maurice Chevalier, le “français chantant”, séduit l’Amérique par son accent et son sourire musical.
  • Jeanette MacDonald et Nelson Eddy, stars de l’opérette filmée, apportent une légitimité lyrique au musical hollywoodien.
  • Et très vite: Bing Crosby, Fred Astaire, Ethel Merman, Judy Garland…

Les studios comprennent qu’une voix reconnaissable vaut de l’or.

Il faut aussi signaler que les chansons sont conçues comme locomotives promotionnelles. Très rapidement, les chansons de films sont enregistrées à part sur disque, diffusées à la radio pour faire la promotion du film, vendues sous forme de partitions ou intégrées aux concerts de variété.

En d’autres termes, la chanson devient la tête de pont du marketing cinématographique. Un film peut rater, mais une chanson bien lancée peut en prolonger la vie, en raviver l’intérêt et surtout faire entrer un air dans la culture populaire.

Dès la fin des années 1920, le cinéma se met à produire non seulement des histoires… mais des refrains, des standards, des tubes.

2.A.1.d) Une intégration souvent superficielle, mais irrésistible

Pour comparer à ce qui se passe à Broadway, surtout depuis Show Boat, on peut se dire que pendant ces premiers temps du cinéma muet, les chansons sont souvent mal intégrées à l’intrigue: elles interrompent l’action ou sont parfois insérées sans justification. En fait, leur intégration dans le film suit presque la logique - ou l'absence de logique - des revues de Boradway. Mais qu’importe! Le public en redemande. Le plaisir de voir un acteur ou une actrice chanter "en vrai" (même en playback) suffit à suspendre l’incrédulité. La logique est: «Chantons d’abord, on racontera après.»

Cela donne naissance à des films sans réelle narration, mais riches en numéros chantés: The Hollywood Revue of 1929, Broadway Melody (Oscar du meilleur film !), King of Jazz… Le musical filmé devient le genre roi du cinéma parlant, même dans sa forme la plus rudimentaire.

Mais signalons déjà qu'à la toute fin des années 1930, certains créateurs commencent à s’interroger: «Et si les chansons racontaient vraiment quelque chose? Et si elles faisaient progresser l’intrigue, à la manière de Show Boat? Et si on arrêtait de "plaquer" des numéros, pour les imbriquer dans l’histoire?» Ces interrogations donneront naissance, comme sur scène, dans la décennie suivante, au musical intégré. Mais cette révolution n’aurait pas été possible sans la conquête initiale du chant au cinéma.

2.A.2) Mais aussi… une révolution du spectateur

2.A.2.a) Le spectateur passe du théâtre à l’écran… sans sortir de chez lui (ou presque)

Avant l’arrivée du cinéma sonore, pour voir un spectacle musical, il fallait:

  1. réserver
  2. s’habiller,
  3. se déplacer et éventuellement aller à la ville pour les gens des campagnes,
  4. parfois faire la queue,
  5. et surtout assister à une performance unique, éphémère, et non reproductible. Ce qui justifie de devoir payer cher...

Avec le parlant, le chant quitte la scène pour s’installer dans le quotidien du spectateur. Il devient:

  1. bon marché: pour le public, c’est la promesse d’une soirée enchantée à 25 cents la place, sans sortir de son quartier
  2. accessible dans les petites villes,
  3. répétable à l’infini.

Ce qui relevait du rituel devient une consommation culturelle moderne. Le musical n’est plus un art réservé aux grandes capitales ou aux élites urbaines. Il devient populaire au sens profond du terme. Vu de l'autre côté, pour les producteurs de Broadway, c’est l’émergence d’un rival aux poches profondes, doté d’une capacité de séduction quasi industrielle.

2.A.2.b) Le cinéma chanté invente un public… participatif

Même sans interaction directe, le cinéma chanté suscite des rituels de réception nouveaux:

  • On attend la chanson comme un moment-clé du film.
  • On anticipe les refrains.
  • On s’en émeut à chaque visionnage - car quand les gens aiment un film, vu le prix, ils vont le revoir plusieurs fois - comme un rendez-vous affectif.

Et bientôt:

  • On chante dans la rue,
  • On organise des bals autour des chansons de films,
  • On achète des disques de musique de films bien avant que cela ne devienne un standard dans l’industrie.

Le spectateur devient, sans le dire, un acteur secondaire du musical filmé. Il lui donne vie en dehors de la salle.

2.A.2.c) Une révolution intérieure: voir son propre cœur à l’écran

Lorsque le héros ou l’héroïne chante à l’écran, ce n’est pas seulement un moment de performance. C’est aussi un moment de projection où le spectateur se reconnaît. Il ressent ce qu’il ne saurait dire lui-même. La chanson devient un miroir émotionnel. Elle offre une forme de libération intime: on pleure en silence, on rêve à travers la voix de l’autre, on transforme sa propre peine en refrain. Cette identification, particulièrement forte dans le musical, forge une culture sentimentale collective.

2.B.1) Coup de tonnerre hollywoodien: Broadway perd son monopole du chant

Avant 1927, si l’on voulait voir un spectacle chanté, on allait au théâtre. C’était une évidence. Le musical, qu’il soit opérette, revue ou comédie musicale naissante, appartenait à la scène: ses sons venaient d’orchestres jouant en live depuis leur fosse, ses voix résonnaient sans micro, ses chansons ne survivaient que dans les souvenirs des spectateurs et les partitions des éditeurs de Tin Pan Alley.

Mais soudain, Hollywood vole la vedette. Avec l’arrivée du son, les chansons ne sont plus éphémères, les musicals deviennent visibles à Chicago, Kansas City ou San Diego, sans qu’aucune troupe ne se déplace.

Et Broadway, qui se croyait le temple du chant dramatique, découvre qu’un nouveau dieu est né: le cinéma chantant.

2.B.2) L’exode des talents: le grand siphonnage

Dès 1928, les grands studios hollywoodiens recrutent à tour de bras compositeurs, librettistes, chorégraphes et acteurs de music-hall et même metteurs en scène. Jerome Kern, Irving Berlin, George Gershwin, Rodgers & Hart…, tous, à un moment ou un autre, sont appelés à travailler pour l’écran. Certains s’y installent, d’autres y font des allers-retours prudents.

Résultat: Broadway saigne.

La scène new-yorkaise perd une partie de son sang créatif, et doit composer avec un public qui se raréfie — d’autant que la crise de 1929 n’arrange rien. Les producteurs ferment boutique, les théâtres laissent les rideaux abaissés et la sensation de déclassement s’installe.

2.B.3) La contre-attaque: un renforcement de l’identité scénique

Mais Broadway n’est pas Hollywood. Et cette différence devient… sa meilleure arme. Là où le cinéma multiplie les revues filmées, les backstage musicals sans trame solide, Broadway décide de se recentrer sur ce qui fait sa force: la narration structurée, le personnage en transformation et le chant intégré au récit (même si cette intégration est encore progressive à l’époque).

Show Boat (1927), arrivé la même année que The Jazz Singer, n’est pas qu’une coïncidence historique. C’est presque une réponse esthétique: là où le cinéma parle et chante pour briller, Broadway chante pour raconter.

Comme nous l'avons vu, dans les années '30, alors que le cinéma tourne en boucle des formats spectaculaires mais souvent répétitifs, Broadway fait le pari de thématiques plus adultes (Of Thee I Sing, Pal Joey), de personnages plus complexes (On Your Toes, Lady in the Dark) et de chansons qui commentent, révèlent ou transforment une situation.

C’est là que naît peu à peu l’idée du “musical intégré”, dans lequel la musique n’est plus une pause, la chanson naît naturellement d’un besoin émotionnel ou narratif, les numéros ne sont plus plaqués, mais ancrés dans l’action. La chanson devient un acte dramatique.

Ce qui fait la noblesse (et parfois l’obstination) de Broadway, c’est son refus du compromis commercial pur. Une chanson n’est pas coupée parce qu’elle dure trois minutes de trop ou on ne caste pas une vedette si elle ne sait pas tenir la scène.

Broadway, malgré la crise, reste un lieu d’artisans: des compositeurs, librettistes, costumiers, metteurs en scène qui travaillent sur mesure, avec patience, et dans le direct. Là où Hollywood transforme un musical en produit de masse, Broadway revendique encore une forme de luxe artisanal.

 

Quand le chant s’empare du cinéma, Broadway pourrait s’effondrer. Mais au lieu de cela, il se redéfinit, se durcit, s’approfondit.

Il ne renonce pas à son ADN: le direct, l’émotion incarnée, la progression narrative. Et c’est cette exigence qui fera, dans les années 1940, la grandeur du musical intégré — et qui inspirera Hollywood en retour.

En n'étant peut-$etre pas totalement objectif, on pourrait dire que le cinéma s'est emparé de la voix mais que Broadway, lui, a gardé l’âme.