Après plusieurs revues, Arthur Schwartz et Howard Dietz aspirent à écrire une véritable comédie musicale avec une histoire suivie. Dietz s’inspire d’un voyage en Espagne pour adapter un conte local : Revenge with Music est ainsi basé sur le roman Le Tricorne (El Sombrero de tres picos) de Pedro A. de Alarcón. Le livret et les chansons sont de Dietz & Schwartz, ce qui marque leur première œuvre scénique intégrale (et non plus une revue collective). L’action se situe en Espagne vers 1800, un cadre exotique inédit pour eux. Produit par Arch Selwyn, le spectacle débute à Broadway le 28 novembre 1934 au New Amsterdam Theatre, avec dans les rôles principaux la chanteuse Libby Holman (fidèle collaboratrice de leurs revues) et le ténor Georges Metaxa. Malgré une brève interruption en cours d’exploitation due à la blessure d’un acteur, la comédie musicale atteint 158 représentations jusqu’en mars 1935 – un score correct, sans être un grand succès.
L’histoire est une comédie piquante de séduction et de vengeance, dans la tradition du vaudeville romantique. Un jeune couple de villageois, Maria (Libby Holman) et Carlos (Georges Metaxa), vient de se marier lorsqu’un puissant gouverneur, Don Emilio (joué par Charles Winninger), tente de séduire la mariée le soir des noces. Pour se venger, Carlos décide à son tour de courtiser l’épouse du gouverneur, l’acariâtre Doña Isabella (Ilka Chase). Quiproquos et revanches amoureuses s’enchaînent sur fond de danses espagnoles et de duels verbaux. L’atmosphère hispanisante est renforcée par des numéros de flamenco chorégraphiés par Michael Mordkin.
Revenge with Music contient deux chansons qui vont dépasser le cadre du spectacle pour devenir des standards du répertoire américain. D’abord “You and the Night and the Music”, duo envoûtant de Carlos et Maria, à la mélodie sensuelle et enivrante, que Libby Holman interprète chaque soir avec passion. Ensuite “If There Is Someone Lovelier Than You”, une ballade romantique chantée par le personnage masculin (Carlos) en hommage à sa bien-aimée. Ces deux titres connaîtront un succès durable en dehors de la scène – le premier, surtout, deviendra un classique repris par de nombreux jazzmen. Le reste de la partition oscille entre rythmes ibériques festifs (“Flamenco” d’ouverture) et airs comiques (“Never Marry a Dancer”, où un personnage donne un conseil matrimonial ironique).
Malgré ses qualités musicales, la pièce reçoit un accueil mitigé. La critique souligne la beauté de certaines chansons mais trouve l’ensemble du livret un peu faible ou daté. Le spectacle est même qualifié d’« échec » par la suite, du fait de sa rentabilité décevante. Le public new-yorkais, sans bouder les chansons, n’adhère pas pleinement à cette intrigue espagnole légèrement désuète. Après 158 soirs, Revenge with Music s’éclipse, mais non sans avoir marqué les esprits avec ses deux morceaux-phare. Ceux-ci rencontrent le succès en disque dès 1935 et entrent dans le Top Ten des chansons de l’année.
Pour Arthur Schwartz, cette incursion dans le 'book-musical' est un pari artistique audacieux. S’il ne triomphe pas sur le moment, son apport musical est reconnu à long terme: “You and the Night and the Music” est aujourd’hui considérée comme l’une de ses plus belles compositions, reprise au cinéma dans le film The Band Wagon (1953) et par d’innombrables interprètes. Après Revenge with Music, le duo Dietz-Schwartz reviendra prudemment à la revue (At Home Abroad en 1935) avant de retenter d’autres comédies musicales plus tard. En somme, l’œuvre démontre la capacité de Schwartz à écrire une partition unifiée et cohérente pour une intrigue – une étape importante dans sa carrière, même si le succès commercial fut modeste. Notons enfin que Revenge with Music aura une seconde vie médiatique: il sera adapté en version condensée à la radio dès 1934 puis en comédie musicale télévisée en 1954, avec Ray Middleton et la chanteuse Ilona Massey, dans le cadre du Colgate Comedy Hour – signe que son charme continuait d’intriguer des producteurs deux décennies plus tard.
En 1935, Dietz et Schwartz reviennent à la formule de la revue, forts de leur expérience précédente. At Home Abroad est sous-titrée «A Musical Holiday» – il s’agit d’une revue thématique ayant pour fil rouge un voyage autour du monde. La production est ambitieuse: coproduite par les frères Shubert, elle ouvre au Winter Garden Theatre le 19 septembre 1935 et se joue 198 fois – un succès honorable. La mise en scène est coréalisée par un jeune Vincente Minnelli (futur grand nom de la comédie musicale filmée) pour qui c’est la première mise en scène à Broadway. Le casting est prestigieux et éclectique : la fantaisiste britannique Beatrice Lillie y côtoie la chanteuse noire américaine Ethel Waters, la danseuse de claquettes Eleanor Powell (future star de la MGM), ou encore le comédien Reginald Gardiner. Autant dire que le spectacle promet un feu d’artifice de talents variés.
Un mince fil conducteur sert de prétexte aux numéros – un couple d’Américains aisés, lassés de la routine, décide de « faire le tour du monde » pour se divertir. Chaque escale donne lieu à un tableau musical ou comique inspiré du pays visité. La revue compte pas moins de 25 numéros couvrant tous les continents : on passe d’une boutique de luxe londonienne à une jungle africaine caricaturale (“Hottentot Potentate” chanté par Ethel Waters), d’un port des Antilles (“Loadin’ Time”) à un enchaînement de danses folkloriques en Europe centrale. Eleanor Powell, virtuose des claquettes, incarne même une espionne transmettant ses messages en morse dans un ballet burlesque en Europe de l’Est. Beatrice Lillie, maîtresse de cérémonie fantasque, enchaîne les personnages loufoques : ballerine russe maladroite, geisha japonaise qui sème la pagaille avec la chanson comique “It’s Better With Your Shoes Off”, ou grisette parisienne chantant “Paree” en déformant l’accent français. Cette dernière chanson, pastiche de chanson de cabaret, permet à Lillie de multiplier les jeux de mots grivois sur les lieux de Paris.
Musicalement, Schwartz compose des airs collant aux atmosphères (charleston tropical, valse viennoise, etc.), avec parmi les plus mémorables : “Love Is a Dancing Thing”, entraînant duo de danse, “What a Wonderful World” (air optimiste confié à la danseuse Powell), ou “Got a Bran’ New Suit”, numéro swing où Powell et Waters rivalisent d’énergie.
At Home Abroad séduit par son éclectisme festif et cosmopolite. Le public de 1935 apprécie l’évasion exotique proposée en pleine époque de troubles économiques: l’idée de « fuir l’Amérique pour un tour du monde musical » amuse et divertit. Beatrice Lillie récolte des critiques dithyrambiques pour son humour surréaliste – ses tongue-twisters et transformations comiques font mouche chaque soir. Ethel Waters, seule artiste noire du cast, est également saluée, notamment pour son numéro “Loadin’ Time” qui lui permet de déployer sa voix puissante sur un rythme blues. Si certains critiques pointent un côté inégal inhérent au genre de la revue, l’ensemble est jugé « somptueusement divertissant ». At Home Abroad s’impose comme la grande revue de la saison 35-36, bénéficiant en outre de l’attention suscitée par la participation d’un Vincente Minnelli prometteur en régie.
Cette revue sera la dernière grande collaboration de Schwartz et Dietz dans le domaine purement revue avant plus de dix ans (la suivante sera: Inside U.S.A. en 1948). Elle constitue un aboutissement de leur savoir-faire: mélange de satire, de glamour et de talents variés. Pour Schwartz, c’est aussi l’occasion d’expérimenter des styles musicaux très divers pour coller aux ambiances internationales – une sorte d’exercice de style couronné de succès. At Home Abroad aura une postérité discographique tardive: en 1958, une compilation d’enregistrements de chansons de la revue par divers interprètes sera publiée, témoignant de la qualité de ses numéros. Si la revue elle-même n’a pas connu de revival scénique marquant, plusieurs de ses chansons (comme “Love Is a Dancing Thing”) restent associées à l’âge d’or des revues de Broadway des années 1930.
En 1937, Dietz et Schwartz retentent une comédie musicale à intrigue originale. Between the Devil – créée fin décembre 1937 à l’Imperial Theatre – est une production transatlantique atypique : elle est d’abord montée à Londres avec la vedette britannique Jack Buchanan, qui reprend son rôle à Broadway. Le livret (signé Howard Dietz) propose une comédie légère sur le thème scabreux de la bigamie. La production de Lee et J.J. Shubert ouvre le 22 décembre 1937 à New York, après des rodages à New Haven et Philadelphie pour affiner l’histoire jugée trop osée au départ (on y adoucit notamment le motif du double mariage pour le rendre involontaire). Malgré un casting de qualité – Jack Buchanan en gentleman séducteur, Evelyn Laye (célèbre soprano anglaise) en épouse légitime et Adele Dixon en chanteuse parisienne – le spectacle ne reste à l’affiche que jusqu’en mars 1938, totalisant 93 représentations.
L’histoire est une comédie de mœurs raffinée. Peter Anthony (Jack Buchanan), un Anglais charmeur, épouse successivement deux femmes par un concours de circonstances (il croyait la première morte lors du second mariage). S’ensuivent imbroglio et quiproquos entre Londres et Paris : la seconde épouse, Claudette (Adele Dixon), est une chanteuse française délurée, tandis que la première, Natalie (Evelyn Laye), est une Britannique distinguée. Peter court de l’une à l’autre pour tenter de démêler la situation sans scandale. Cette thriller conjugal, traité sur le ton de la farce élégante, est agrémenté de numéros musicaux insérés dans l’intrigue (chansons de cabaret, ballet d’ensemble lors d’une revue parisienne, etc.).
Si Between the Devil n’a pas laissé un grand souvenir par son livret, il est resté célèbre pour deux chansons qui, elles, sont devenues des classiques. D’une part, “By Myself”, un solo introspectif chanté par le personnage de Peter (Buchanan) lorsqu’il se retrouve seul face aux conséquences de ses actes. Buchanan interprétait ce numéro en smoking, avec une sobriété et une mélancolie qui ont touché le public. D’autre part, “Triplets”, un numéro humoristique où trois chanteurs (en l’occurrence un trio vocal, The Tune Twisters) se présentent comme des triplés jaloux dans le ventre de leur mère – une fantaisie audacieuse pour l’époque. Fait notable, ces deux chansons seront réutilisées seize ans plus tard dans le film MGM The Band Wagon (1953), ce qui leur donnera une seconde vie éclatante aux yeux du grand public. À Broadway en 1937, d’autres morceaux égayent le spectacle, tels “I See Your Face Before Me”, ballade amoureuse reprise deux fois, ou “Dinner Napkins” (un numéro comique sur… des serviettes de table). La partition de Schwartz alterne ainsi moments tendres et légers.
La critique accueille chaleureusement les interprètes – Jack Buchanan, star du music-hall, est applaudi pour son numéro “By Myself” très distingué, Evelyn Laye conserve son aura de « déesse blonde » pour la presse, et Adele Dixon apporte une énergie plus terre-à-terre. En revanche, les réserves se concentrent sur le livret jugé un peu trop mince et improbable. Brooks Atkinson du New York Times ironise ainsi : « Oh, ces bigames! Oh, ces chanteuses parisiennes sans vergogne! Ah!» – sous-entendu, l’intrigue ne convainc pas totalement malgré la bonne volonté déployée. Au final, Between the Devil n’attire qu’un public modéré, d’où sa clôture anticipée en mars 1938.
Si le spectacle n’est qu’un demi-succès, son héritage musical est important grâce aux deux chansons précitées. “By Myself” deviendra un standard repris par des artistes aussi divers que Polly Bergen (en 1958) ou même Leonard Nimoy (!) en 1968. “Triplets” restera attachée à la culture populaire grâce au numéro inoubliable qu’en feront Fred Astaire, Nanette Fabray et Jack Buchanan dans le film de 1953. Pour Schwartz, Between the Devil marque la fin de sa collaboration régulière avec Dietz dans les années 1930. Après cette comédie musicale, la crise économique et l’évolution des goûts entraînent une pause dans leurs productions scéniques communes (Schwartz se tournera vers Hollywood dans les années 1940). Il faudra attendre 1948 pour les revoir ensemble à Broadway (Inside U.S.A.). Néanmoins, Between the Devil aura prouvé que même dans une œuvre moins aboutie, Arthur Schwartz savait créer des mélodies appelées à traverser le temps.


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