Quand les seigneurs de Broadway deviennent des sous-traitants d’Hollywood
Avant l’irruption du cinéma parlant, Broadway est le cœur battant de la création musicale américaine. Les auteurs-compositeurs y règnent en toute majesté: Jerome Kern, George Gershwin, Irving Berlin, Cole Porter ou Rodgers & Hart ont leur nom en haut de l’affiche. Ils travaillent souvent en autonomie, choisissant leurs collaborateurs, leurs vedettes, leurs orchestrateurs. Ils écrivent sur mesure pour des chanteurs, des comédiens, des metteurs en scène qu’ils connaissent, parfois qu’ils ont fait émerger. Broadway fonctionne selon une logique artisanale et collaborative, fondée sur le respect de la plume: le lyriciste ou le compositeur est souvent le cœur du projet, sa figure centrale.
Et soudain… Hollywood les appelle. Et tout ce système hiérarchique s’effondre.
Les studios hollywoodiens des années 1930 fonctionnent selon un modèle industriel:
- Chaque film est un produit manufacturé, pensé selon les besoins du public cible.
- Les artistes sont des éléments remplaçables, souvent employés à la chaîne.
- Les décisions sont prises par les producteurs ou les responsables de studio, pas par les créateurs artistiques.
Un compositeur devient un employé parmi d’autres:
- On lui demande d’écrire une chanson de trois minutes pour une scène, sans qu’il ait son mot à dire sur le montage ou le casting.
- On lui fait changer les paroles si une rime semble choquante.
- On coupe sa chanson en salle de montage sans même l’avertir.
Ce n’est plus Broadway. C’est la Warner Bros., la Paramount, la RKO — et les auteurs tombent de haut.
Ce changement de statut est sans doute le choc le plus dur à encaisser. Prenons trois exemples très concret que nous avons déjà abordé:
- George Gershwin « À Broadway, j’ai des musiciens. À Hollywood, j’ai des comptes à rendre. » À Broadway, il est vénéré, adulé, libre. À Hollywood, il devient un prestataire de luxe. Son travail sur Delicious (1931) est haché, redécoupé, son script remanié, et il se plaint d’être réduit à un fournisseur de musique de fond.
- Jerome Kern À la scène, il impose son style, son rythme, son équipe. Au cinéma, il doit accepter que Show Boat soit adapté en 1929 avec des chansons réarrangées et des coupes incompréhensibles. Kern rêve d’expérimentation… mais doit composer dans les limites d’un genre.
- Rodgers & Hart « À Hollywood, une bonne idée peut être enterrée par une mauvaise suggestion. » Travaillant pour la Paramount, ils découvrent que leurs dialogues sont réécrits sans concertation, leurs chansons parfois interverties ou insérées dans des contextes absurdes. Leur chef-d’œuvre Love Me Tonight (1932) sera une exception brillante, mais aussi… une rareté.
A Hollywood, le pouvoir des producteurs écrase l’identité des créateurs. À Broadway, le producteur est souvent un homme de théâtre: Florenz Ziegfeld, Max Gordon, Sam H. Harris… des figures respectueuses du travail des auteurs. Mais à Hollywood, les producteurs sont des comptables du rêve, des experts du box-office, des pragmatiques de la rentabilité. Ils imposent:
- le casting
- le découpage
- le montage final
- parfois même le contenu musical (avec des injonctions ressemblant à: «Il nous faut une chanson comique entre deux scènes de tension… »).
Un célèbre mot d’ordre de studio:
« We want a song here. We don’t care what kind. »
« On veut une chanson ici. Peu importe laquelle. »
Autrement dit: le pourquoi de la chanson importe peu. Ce qui compte, c’est qu’il y ait une chanson. Pour les artistes de Broadway, habitués à penser la chanson comme un ressort dramatique, c’est une hérésie. Et pour beaucoup, c’est une blessure d’ego.
De nombreux artistes ne quitteront plus Broadway qu’avec prudence — ou reviendront y chercher le respect qu’ils avaient perdu.
La réaction la plus marquante n’est pas dans les déclarations… mais dans la montée en qualité des musicals scéniques. Face au clinquant du musical filmé, les créateurs redoublent d’ambition sur scène:
- Girl Crazy (1930) marque une synthèse entre l’humour, la romance et la sophistication musicale (avec un certain Gershwin à la baguette).
- Of Thee I Sing (1931) introduit la satire politique à Broadway, ce qu'Hollywood n’aurait jamais osé.
- The Band Wagon (1931), écrit par Schwartz et Dietz, brille par son élégance formelle et son commentaire sur le monde du show business.
C’est une forme de défi : Hollywood a les moyens, Broadway a les idées.
La coexistence, bien que difficile, entre Broadway et Hollywood commence à s’organiser:
- Broadway devient l’espace de l’expérimentation narrative.
- Hollywood devient l’espace de la diffusion massive.
Peu à peu, certains artistes tentent de trouver un équilibre:
- SOIT ils testent une œuvre à Broadway, puis l’adaptent pour le cinéma (comme Show Boat, The Cat and the Fiddle ou Roberta).
- SOIT ils écrivent directement pour le cinéma, mais en imposant des standards de qualité (Rodgers & Hart pour Love Me Tonight; Gershwin pour Shall We Dance plus tard).
Un pacte implicite s’installe: Broadway invente les formes et Hollywood les vulgarise… parfois avec génie.
Entre 1928 et 1932, les créateurs de Broadway sont à la croisée des chemins:
- Certains fuient vers la Californie
- D’autres se crispent sur une défense de l’authenticité scénique
- Tous, ou presque, découvrent que leur travail peut être magnifié ou trahi par le grand écran.
Mais ce choc a un effet vertueux: il oblige Broadway à affirmer son identité. C’est cette affirmation, nourrie de défi et de conscience artistique, qui donnera naissance à l’âge d’or du musical… et à des dialogues subtils entre scène et écran.
Jusqu’à aujourd’hui.
Voici une sélection de films musicaux remarquables ou représentatifs produits à Hollywood entre 1928 et 1932, avec leur importance historique brièvement contextualisée. Nous avons évidemment rajouté celui qui a tout déclenché: The Jazz Singer.
3.D.1) 1927 – «The Jazz Singer» - Le film déclencheur
Réalisateur: Alan Crosland - Une production de Warner Bros
Même si sa majorité est muette, ce film est le premier long-métrage à inclure des séquences synchronisées de chant et de dialogue. Avec Al Jolson en vedette, il provoque un engouement mondial. Le genre musical est né au cinéma… même si on ne le sait pas encore.
3.D.2) 1928 – «The Singing Fool» - La consécration de Jolson
Réalisateur: Lloyd Bacon - Une production de Warner Bros
Un succès énorme (plus grand encore que The Jazz Singer), avec plusieurs chansons intégrées, dont Sonny Boy. Le modèle Jolson – larmes, religion, show-business – devient une formule commerciale.
3.D.3) 1929 – «Broadway Melody» - 1er musical entièrement parlant et chantant
Réalisateur: Harry Beaumont - Une production de MGM
Et aussi premier Oscar du meilleur film pour un musical! Film de coulisses classique avec triangle amoureux, il pose les bases du "backstage musical". La chanson You Were Meant for Me sera reprise dans Singin' in the Rain.
3.D.4) 1929 – «The Cocoanuts» - Broadway à l’écran avec les Marx Brothers
Réalisateurs: Robert Florey & Joseph Santley - Une production de Paramount
Musical loufoque basé sur un livret de George S. Kaufman et des chansons d’Irving Berlin. Montre comment on adapte une revue de Broadway au cinéma… avec difficulté sonore, mais un humour intact.
3.D.5) 1929 – «Rio Rita» - L’opérette filmée façon Ziegfeld
Réalisateur: Luther Reed - Une production de RKO
Ziegfeld lui-même est producteur associé. Adaptation fastueuse de l’un de ses plus grands succès. Long, spectaculaire, lourdement chanté, ce film représente l’apogée de l’opérette filmée… et son essoufflement.
3.D.6) 1930 – «King of Jazz» - Revue musicale en Technicolor avec Paul Whiteman
Réalisateur: John Murray - Une production de Universal
Une pure revue, sans intrigue, mais fascinante par son esthétique visuelle. Y figure une rare version filmée d’une chanson de George Gershwin: Rhapsody in Blue orchestrée façon symphonique.
3.D.7) 1930 – «The Love Parade» - Comédie musicale sophistiquée avec Maurice Chevalier
Réalisateur: Ernst Lubitsch - Une production de Paramount
Premier grand musical de Lubitsch, le plus “théâtral-cinématographique” des réalisateurs. Il impose la “Lubitsch touch”: humour subtil, ironie sexuelle, élégance musicale. Premier film où le dialogue glisse naturellement vers la chanson.
3.D.8) 1931 – «One Hour with You» - Suite spirituelle de The Love Parade
Réalisateur: Ernst Lubitsch - Une production de Paramount
Avec les mêmes acteurs, même ambiance feutrée et libertine. Un musical de chambre où les chansons commentent la vie conjugale.
3.D.9) 1931 – «Delicious» - Les Gershwin à Hollywood
Réalisateur: David Butler - Une production de Fox
George et Ira Gershwin signent la partition. Le film, qui raconte l’histoire d’une immigrée irlandaise à New York, intègre musique classique, jazz et chansons. Expérience frustrante pour Gershwin, mais précieuse historiquement.
3.D.10) 1932 – «Love Me Tonight» - Chef-d’œuvre absolu du musical pré-code
Réalisateur: Rouben Mamoulian - Une production de Paramount
Musique de Rodgers & Hart, mise en scène novatrice (montage musical, chansons intégrées à la ville, dialogues chantés). C’est sans doute le musical le plus avancé de la période, avant 1933. La chanson Isn't It Romantic? circule littéralement de bouche en bouche à travers plusieurs personnages — un tour de force narratif et sonore.
On peut découper la vie des comédies musicales de la période 1927-1943 à Hollywood en quatre périodes...
3.E.1) 1927–1930 : L'explosion initiale
L'année 1927 marque un tournant avec la sortie de The Jazz Singer, premier film sonore intégrant des séquences chantées. Ce succès déclenche une véritable frénésie à Hollywood: en 1930, plus de 100 films musicaux sont produits, exploitant la nouveauté du son et la popularité des numéros chantés.
3.E.2) 1931–1932 : La saturation du marché
Cependant, cette surproduction entraîne une saturation : en 1931, le nombre de films musicaux chute drastiquement à 14. Le public, lassé par des productions souvent similaires et de qualité inégale, se détourne du genre.
3.E.3) 1933–1939 : Le renouveau artistique
Le genre rebondit grâce à des innovations artistiques :
- 42nd Street (1933) introduit des chorégraphies spectaculaires et une narration plus cohérente
- Des réalisateurs comme Busby Berkeley révolutionnent la mise en scène des numéros musicaux au cinéma, dans une grammaire intransposable à la scène
- Des stars telles que Fred Astaire et Ginger Rogers deviennent emblématiques du musical hollywoodien
3.E.4) 1939–1943 : Vers l'intégration narrative
Le début des années 1940 voit une maturation du genre : Les films musicaux intègrent davantage les chansons à la narration, préparant le terrain pour des œuvres comme Oklahoma! (1943), qui marquera l'avènement du musical intégré.
Nous avons parlé jusqu'ici principalement de la première période. Passons aux suivantes...


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