3.B.2) Cinq exemples de spectacles ayant une ambition littéraire
3.B.2.a I'd Rather Be Right (Rodgers & Lorenz Hart, Kaufman & Moss Hart, 1937)
I'd Rather Be Right (1937) est un passage très important à comprendre, parce qu'il marque une étape supplémentaire vers un musical avec une conscience politique, même si le spectacle reste dans une forme comique.
- Une intrigue à visée politique directe
- La pièce se déroule dans l'Amérique contemporaine de la Grande Dépression.
- Elle raconte comment le président Franklin D. Roosevelt doit résoudre les difficultés économiques, satisfaire les syndicats, calmer les conservateurs, et négocier des compromis politiques absurdes pour faire fonctionner son gouvernement.
- George M. Cohan, star mythique de Broadway, joue Roosevelt (sous un jour à la fois respectueux et très comique).
- Des chansons qui servent le propos satirique
- Have You Met Miss Jones?: cela ressemble à une 'love song', mais ancrée dans la mécanique satirique de l'histoire.
- Off the Record: cette chanson est une satire directe de la manipulation politique et de la langue de bois.
- We're Going to Balance the Budget: une chanson absurde, dénonçant avec humour les promesses politiques intenables.
- Les chansons ne sont pas là pour décorer,
- Elles commentent l’action politique,
- Elles accentuent la critique sous-jacente.
- Un spectacle conçu comme une satire sociale
- Écrit par George S. Kaufman et Moss Hart, deux grands dramaturges engagés, pas de simples librettistes de variétés.
- L’objectif n’est pas seulement de faire rire, mais aussi de faire réfléchir le public sur la situation politique réelle.
- Ce n'est pas du "nonsense" absurde comme dans les revues — c’est un rire qui vise juste.
- Star vehicle ET réflexion politique
- George M. Cohan reste une immense vedette (et son interprétation énergique attire le public).
- Mais le spectacle n’est pas construit uniquement pour flatter sa gloire: il l'utilise pour incarner une idée (la résilience démocratique face aux crises).
I'd Rather Be Right s’éloigne nettement du divertissement pur, car il utilise la comédie comme un outil de commentaire social, tout en respectant certaines attentes de Broadway (spectacle dynamique, vedette populaire). Il annonce clairement l'émergence du théâtre musical satirique et politique — une veine qui s'épanouira plus tard avec The Cradle Will Rock, ou, plus tard encore, The Sound of Music ou Cabaret.
3.B.2.b) The Cradle Will Rock (Marc Blitzstein, 1937)
The Cradle Will Rock (1937) est un cas fondamental car il ne se contente plus de s'éloigner du divertissement pur: il le rejette! C’est un véritable moment de bascule vers un théâtre musical engagé, radical dans la forme comme dans le fond.
- Une intrigue ouvertement politique et militante
- L’histoire se déroule dans une ville imaginaire (Steeltown, USA), sous le contrôle de Mister Mister, un magnat corrompu.
- La pièce montre comment les puissants manipulent la presse, la justice, la religion, l'art, et comment les ouvriers organisés tentent de résister.
- Aucun doute: The Cradle Will Rock est une allégorie ouverte de l’exploitation capitaliste et de la montée du syndicalisme.
- Des chansons intégrées à la structure dramatique
- Nickel Under the Foot: c'est un vrai hymne dénonçant la misère ouvrière; cette chanson ouvre le spectacle sur un ton grave.
- The Freedom of the Press: une satire grinçante de la corruption des médias.
- Joe Worker: une émouvante ode à la dignité du travailleur syndiqué.
- Une forme profondément expérimentale
- Pas de décors, peu de costumes: la pièce a été montée dans l'urgence (après avoir été censurée par le gouvernement américain pour son contenu subversif).
- Le soir de la première:
- Le théâtre d'origine est interdit d'accès.
- Les acteurs jouent depuis la salle, sans costumes, sans accessoires, tandis que Blitzstein joue lui-même la partition au piano sur scène.
- Effet brut, immédiat, politique, totalement révolutionnaire pour l’époque.
- Aucun star vehicle, aucun compromis
Contrairement aux musicals traditionnels:- Pas de vedette mise en avant.
- Pas de moments glamour.
- Pas de concession au divertissement.
Le soir historique de la 1ère
Imaginons l'ambiance: le spectacle est produit par le Federal Theatre Project (un programme du New Deal pour soutenir les artistes pendant la Grande Dépression). Quelques jours avant la première, le gouvernement fédéral interdit la représentation, officiellement pour "raisons budgétaires" - officieusement pour cause de contenu jugé trop subversif. Les forces de police scellent l'entrée du Maxine Elliott Theatre, théâtre prévu pour la création.
Que font Blitzstein, Orson Welles (metteur en scène) et John Houseman (producteur)? Ils refusent d’abandonner. Ils trouvent en urgence un autre théâtre, le Venice Theatre, et font transporter le public à pied à travers Manhattan!
Mais les règles syndicales interdisent aux acteurs de jouer sur scène sans contrat officiel. Résultat: les acteurs, pour contourner la loi, restent assis dans le public! Blitzstein, seul au piano sur scène, joue toute la partition, et les acteurs se lèvent un à un dans la salle pour chanter leurs morceaux, comme s'ils prenaient la parole spontanément.
L'impact est immédiat: il y a une ambiance de révolution. Le public est bouleversé: certains pleurent, d'autres chantent. La presse en fait une légende: The Cradle Will Rock devient un symbole de la liberté artistique face à la censure.
Blitzstein racontera plus tard: "We were not just performing a show that night. We were making a stand."
The Cradle Will Rock est aux antipodes du divertissement pur:
- C’est le premier musical américain entièrement politique,
- La musique est au service d’une thèse, pas d'une romance ou d'un divertissement,
- La forme même du spectacle (minimalisme, urgence) est un acte militant.
Blitzstein, en quelque sorte, radicalise le musical et ouvre une brèche qui influencera, des décennies plus tard, des œuvres comme Hair, Rent ou Hamilton.
3.B.2.c Knickerbocker Holiday (Kurt Weill & Maxwell Anderson, 1938)
Knickerbocker Holiday (1938) est vraiment un spectacle-clé, mais souvent oublié : moins radical que The Cradle Will Rock, plus ambitieux que Of Thee I Sing — un maillon essentiel dans la chaîne de l’évolution vers le théâtre musical sérieux.
- Une intrigue historique aux allures d’allégorie politique
- L'action se passe à la Nouvelle-Amsterdam (future New York) au XVIIᵉ siècle.
- L’histoire: le gouverneur autoritaire Peter Stuyvesant impose des lois dures et ridicules aux habitants.
- Le héros, Brom Broeck, rêve de liberté et d’amour pour une jeune femme, Tina, face à la tyrannie bureaucratique.
Il s'agit d'un sujet sérieux dissimulé sous une fantaisie historique, une satire du pouvoir, de la corruption, et du compromis politique. - Des chansons au service du propos dramatique
- September Song: un moment introspectif sur le temps qui passe, le pouvoir qui s’effrite — pas une chanson d'amour banale.
- How Can You Tell an American?: une satire sur l'identité nationale et l'hypocrisie.
- There’s Nowhere to Go But Up: un hymne ironique contre la soumission à l'autorité.
- Une structure dramatique solide et ambitieuse
- Le livret de Maxwell Anderson est écrit en vers blancs (!) pour donner un style poétique particulier.
- L'histoire suit une logique théâtrale forte, avec:
- Conflit politique central,
- Trajectoires de personnages claires,
- Résolution dramatique.
- Compromis entre divertissement et réflexion
- Tonalité plus légère que The Cradle Will Rock:
- Knickerbocker Holiday garde des scènes comiques,
- Les personnages secondaires sont parfois caricaturaux.
- Mais : la réflexion sur le pouvoir autoritaire, la démocratie et l'identité américaine est bien là, sous-jacente.
- Tonalité plus légère que The Cradle Will Rock:
Les vers blancs
Les vers blancs sont des vers qui ont une métrique régulière (comme des alexandrins, des octosyllabes, etc.) mais qui n'ont pas de rimes. Autrement dit, ils respectent un rythme, une structure de syllabes, mais ils se moquent de la rime comme un chat qui snobe une souris mécanique.
À ne pas confondre avec le vers libre, qui lui, fait complètement sauter les règles du nombre de syllabes, de la rime, de la longueur… C'est la poésie version "week-end en jogging", pour ainsi dire.
Knickerbocker Holiday est une œuvre de transition essentielle: plus profonde qu’une simple comédie musicale, moins radicale qu’un manifeste politique, un théâtre musical critique et élégant, où divertissement et engagement cohabitent. Il prépare le terrain pour des musicals ultérieurs qui oseront afficher leur ambition dramatique sans masque historique, comme South Pacific ou West Side Story.
3.B.2.d) Porgy and Bess (George Gershwin, DuBose Heyward, Ira Gershwin, 1935)
Porgy and Bess (1935) est une œuvre monumentale — souvent vue comme le premier "grand opéra américain", mais aussi comme l'un des jalons majeurs dans l'histoire du musical moderne.
- Une intrigue dramatique profonde et réaliste
- L’histoire se déroule dans Catfish Row, un quartier noir pauvre de Charleston, en Caroline du Sud.
- Le héros, Porgy, est un infirme mendiant qui tente de sauver Bess, une femme vulnérable prise dans un cycle de violence, drogue et prostitution.
- Les antagonistes sont le brutal Crown et le dealer manipulateur Sportin’ Life
- Le drame explore des thèmes graves:
- Le racisme systémique,
- La pauvreté,
- La dépendance,
- La violence conjugale,
- La spiritualité populaire,
- La lutte pour la dignité.
- Une partition entièrement au service de l’histoire
- Summertime: il s'agit d'une berceuse douce-amère, installant d’emblée l’ambiguïté entre rêve et réalité dure.
- My Man's Gone Now: un cri de désespoir après la mort — non pas une chanson "jolie", mais une scène dramatique.
- It Ain't Necessarily So: une satire provocatrice de la foi, chantée par Sportin’ Life, révélant son cynisme.
- Bess, You Is My Woman Now: une sublime déclaration d’amour fragile, profondément enracinée dans la situation tragique des personnages.
- Une ambition artistique inédite: une œuvre pensée comme un opéra populaire
- Structure dramatique continue : peu de dialogues parlés, tout est soutenu par la musique.
- Inspiré des modèles d’opéras réalistes européens (Cavalleria Rusticana, La Bohème), mais ancré dans l’expérience afro-américaine.
- Porgy and Bess veut être accessible sans renoncer à l'ambition artistique.
- Réception contrastée mais impact colossal
- À sa création, Porgy and Bess est accueilli tièdement:
- Trop sérieux pour Broadway: l'accueil populaire est mitigé, le spectacle ne reste que 124 représentations à Broadway, ce qui est modeste
- Trop populaire pour les puristes d’opéra,
- Sujet racial complexe dans un contexte de ségrégation (le casting entièrement afro-américain était rare et révolutionnaire).
- Mais au fil des décennies, Porgy and Bess sera reconnu comme:
- Un chef-d'œuvre dramatique, un monument culturel américain.
- Une œuvre fondatrice du théâtre musical américain moderne.
- À sa création, Porgy and Bess est accueilli tièdement:
Porgy and Bess est un sommet absolu dans l’évolution du théâtre musical: un spectacle entièrement dramatique où la musique est inséparable de l’histoire, où les personnages vivent, souffrent, espèrent à travers le chant. C’est l'un des premiers spectacles américains où l’émotion lyrique et la brutalité du monde se confrontent de manière frontale, sans passer par la comédie ou l'embellissement.
3.B.2.e) Pal Joey (Rodgers & Hart, 1940)
Pal Joey mérite qu’on s’attarde dessus, car c’est une œuvre charnière pour Broadway, pile à la frontière du musical classique et du musical psychologique moderne.
- Une intrigue audacieusement amorale
- Joey Evans est un petit chanteur de boîte de nuit : séduisant, ambitieux, manipulateur, cynique.
- Il séduit Vera Simpson, une femme mûre et riche, pour obtenir carrière et confort — tout en courtisant d'autres jeunes femmes.
- Le musical suit sa montée sociale par opportunisme... et sa chute finale, sans rédemption ni leçon de morale.
- Des chansons pleinement intégrées au portrait psychologique
- I Could Write a Book: la chanson est interprétée dans l’histoire lorsqu’il y a une romance douce-amère entre Joey et Linda English, une jeune fille plus innocente. "I Could Write a Book" est leur moment tendre: Joey chante qu’il pourrait écrire un manuel complet sur l'amour s'il s'inspirait de leur relation. C’est à la fois charmeur, humble (faussement!) et extrêmement romantique.
- Bewitched, Bothered and Bewildered: c’est sans doute LA chanson la plus célèbre du spectacle. Dans l’histoire, Vera Simpson, une femme mariée, riche et sophistiquée (et d’âge mûr), tombe amoureuse de Joey, ce jeune beau parleur un peu canaille. "Bewitched" est son grand numéro de confession intime: elle chante à cœur ouvert son état amoureux — totalement ridicule, totalement sincère, et terriblement humain. Elle dévoile la confusion et la blessure derrière son apparente sophistication.
- Zip: dans l’histoire, c’est Melba Snyder, une journaliste un peu délurée, qui chante "Zip". Elle est venue enquêter sur la boîte de nuit où travaille Joey. Pour se fondre dans le décor, elle se transforme en strip-teaseuse... et pendant qu'elle "se déshabille" (en fait très peu, c'était Broadway 1940, faut rester "classe" !), elle livre un monologue intérieur hilarant sur ses pensées profondes. En gros: pendant qu’elle fait semblant d'être sexy, elle médite sur Karl Marx, Nietzsche, la psychanalyse, les lectures de Proust, bref… tout sauf sur ce qu’elle est censée faire!
- Une structure dramatique volontairement désabusée
- Adaptation d'une série de nouvelles épistolaires de John O’Hara, parues dans The New Yorker: ambiance de réalisme cru, loin des contes de fées.
- L'histoire progresse de manière fluide, sans interruption vaudevillesque.
- La fin est ouverte, amère, fidèle à la psychologie des personnages, loin du traditionnel "happy ending".
- Moins de star system, plus de personnages crédibles
- Gene Kelly, jeune inconnu en 1940, incarne Joey : pas une vedette flamboyante, mais un personnage crédible.
- Le musical repose sur la crédibilité du jeu et la subtilité des interprètes, pas sur l’exubérance ou le charme outrancier.
Pal Joey est l’un des tout premiers musicals adultes de Broadway:
- Pas de héros sans faille,
- Pas de fin consolatrice,
- Pas de chansons plaquées comme des bijoux — mais des chansons comme des radiographies émotionnelles.
Il ouvre la voie directe à:
- Carousel (1945),
- West Side Story (1957),
- Cabaret (1966).
En somme, le musical psychologique moderne commence ici. On n'en est pas encore à Oklahoma! mais presque...
3.B.3) Synthèse

3.B.4) Commentaires
Toute cette analyse a pour but de prouver qu'il n'y a pas eu un mouvement clair et précis. Si le changement s'était fait de manière continue, la majorité des oeuvres devraient se trouver sous la flêche montrant une évolution continue au fil des années.
Mais très clairement, on peut remarquer:
- les revues continuent à faire perdurer l'attrait du divertissement pur: les George White Scandal's en sont un bon exemple. Le chapitre suivant est consacré aux revues dans les années '30.
- des spectacles sont précurseurs, ou en «avance sur leur temps»
- Show Boat, bien sûr (27 déc 1927)
- Of Thee I Sing (26 déc 1931)
- Porgy and Bess (10 oct 1935)
- des spectacles sont des résistants, continuant à mettre en avant le divertissement pur:
- The Boys from Syracuse
Cette tension entre divertissment et ambition litéraire va durer jusqu’à ce que Oklahoma! arrive à marier les deux de façon fluide: chansons organiques à l’intrigue, danses porteuses de sens (le dream ballet par exemple), et personnages étoffés. Mais entre-temps, de nombreux spectacles auront tenté cette fusion, avec plus ou moins de bonheur.


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