4.G.5) Synthèse chronologique (1930–1940): entre éclats et résistances souterraines
Cette synthèse permet de visualiser l’évolution des revues afro-américaines année par année, en retraçant les spectacles marquants, les apparitions décisives, et les tendances qui façonnent la décennie.
1930
- Blackbirds of 1930 (Broadway) avec Ethel Waters et Bojangles Robinson : suite logique de la série lancée en 1928, mais le succès commence à s’essouffler.
- Cotton Club en pleine expansion, avec Duke Ellington comme directeur musical et la montée en puissance des revues semi-thématiques.
- Revue Brown Buddies avec Noble Sissle et Mantan Moreland : succès modeste mais élégant.
1931
- Ethel Waters se produit en soliste dans divers clubs de Harlem ; elle affirme son style à la croisée du blues et du théâtre.
- Premiers engagements durables pour les Nicholas Brothers, repérés dans les spectacles de variétés et cabarets.
- Expansion du Chitlin’ Circuit : multiplication des petites revues itinérantes dans les États du Sud.
1932
- Baisse générale de production à Broadway à cause de la Dépression, mais le Cotton Club maintient son rythme de revues.
- Les artistes noirs se replient sur Harlem et les clubs périphériques.
- Arrivée de Cab Calloway comme figure centrale du Cotton Club.
1933
- As Thousands Cheer à Broadway : Ethel Waters bouleverse le public avec Supper Time d’Irving Berlin. Première apparition marquante d’un numéro anti-lynchage dans un contexte scénique mixte.
- Harlem is Heaven (film musical) avec Bill Robinson : le cinéma devient un relais pour la revue noire.
1934
- L’Apollo Theater ouvre ses portes aux Noirs (après des années de refus), devenant le principal tremplin d’artistes afro-américains.
- Amateur Night hebdomadaire devient une institution : Ella Fitzgerald y est découverte.
- Le Cotton Club engage de nouvelles chorus lines à chorégraphies plus sophistiquées.
1935-1936
- Les Nicholas Brothers triomphent à New York dans des formats mixtes, apparaissent à Hollywood.
- Moms Mabley et Pigmeat Markham multiplient les tournées dans le circuit vaudeville noir.
- L'esthétique scénique se raffine : revues avec décors plus symboliques, recours au récit musical (timide, mais réel).
1937
- Pins and Needles (représentée principalement par des ouvriers du textile, mais incluant des artistes noirs) commence sa série historique.
- Premiers pas de Lena Horne au sein des revues de Harlem.
1938
- Hellzapoppin’ (non exclusivement noir mais accueillant certains artistes afro-américains) triomphe avec un chaos comique qui influencera le théâtre de revue.
- Débuts plus visibles de chorus girls noires dans les circuits de revues mixtes.
- Cab Calloway et son orchestre sont à leur sommet.
1939
- Tournée internationale de la Cotton Club Revue en Amérique du Sud.
- Carmen de Lavallade et Katherine Dunham amorcent des carrières qui mêlent chorégraphie moderne et danse noire traditionnelle.
- Streets of Paris présente Carmen Miranda, annonçant la fusion à venir des influences afro-latino dans les revues.
1940 et transition
- Déclin des grandes revues noires en tant que format autonome.
- Les artistes noirs intègrent progressivement des book-musicals (Cabin in the Sky, 1940–41), avec des rôles moins stéréotypés.
- L’influence de la revue se fait sentir dans le cinéma musical, qui commence à s’ouvrir (très lentement) à des voix et des corps noirs.
4.G.6) Quelques focus majeurs
4.G.6.a) Brown Buddies (1930)

Bill Robinson dans «Brown Buddies»
Bien que Brown Buddies () est techniquement un «book musical», il semble se transformer en revue à mi-chemin du second acte. Mais les spectateurs s’en fichaient et, grâce à eux, le spectacle est resté à l’affiche pendant plus de trois mois. Brown Buddies () était d’abord et avant tout un véhicule pour Bill «Bojangles» Robinson, et le spectacle a donné une magnifique vitrine pour ce déjà légendaire danseur, lui permettant d’exécuter ses éblouissantes routines de claquettes, dont compris sa danse signature durant laquelle il faisait des claquettes en montant et descendant un escalier. Les critiques souligneront que Robinson s’était cassé un bras une semaine avant la première du spectacle, mais que la fracture et toute douleur qui l’accompagnait n’ont en rien affecté sa performance.
La faible intrigue du musical suivait un groupe de jeunes hommes de Saint-Louis enrôlés dans l’armée américaine pendant la Première Guerre mondiale et qui ont été envoyés en France. Pour des raisons comprises uniquement par les dieux de la comédie musicale (), leurs petites amies les suivent en Europe, où vont se dérouler des complications comiques et romantiques. Heureusement, tout le monde rentre indemne à la maison, et juste à temps : ils arrivent la veille du début de la prohibition, et donc tous profitent d’une tournée de liqueur légale avant qu’elle ne devienne illégale. La notion de faible intrigue parait évidente…
Brooks Atkinson, dans le New York Times, a déclaré que le spectacle avait «l’exubérance de sa race» et a noté que «les artistes noirs sont d’abord des danseurs». Il a signalé que dès le lever de rideau, on pouvait profiter d’un «chœur brun» qui «galopait et tremblait comme une orgie vaudou». Il continuait en affirmant qu’avant que le public ait la chance de reprendre son souffle, le chœur était «à nouveau animé d’un rythme désastreux». Il affirme qu’il y avait des danses qui n’étaient pas «charmantes» ou «étudiées», mais qui étaient imprégnées de «sang noir» et qui bouillonnaient «d’esprit animal». Quant à Robinson, il était qualifié par Atkinson de «maître de la sérénade en claquettes». Le journaliste terminait par une affirmation tranchée, qualifiant le spectacle de «bande dessinée absurde à regarder» et d’«expression parfaite de l’extase du divertissement».
Robert Benchley du New Yorker, a lui déclaré que la soirée était celle de Robinson, et que tout spectacle avec Robinson était un «show». Il rajoutait qu’il dansait à un rythme «régulé, lent, mesuré et liquide de façon indescriptible, comme un ruisseau qui coule sur les cailloux» et qu’il satisfaisait «tout espoir de rythme que les générations les plus folles de jazz auraient pu concevoir». Time a noté que le «large sourire» de Robinson «valait les 3$ pour n’importe qui» et que la partition offrait deux chansons que le public pouvait siffler sur le chemin du retour (In Missouria et Give Me a Man Like That).

4.G.6.b) Lew Leslie’s Blackbirds (1930)
La revue Lew Leslie’s Blackbirds of 1930 () a en fait été une suite décevante de la première édition de Lew Leslie’s Blackbirds of 1928 (), un énorme succès qui s’est joué 518 représentations et qui comprenait une série de chansons mémorables, dont I Can’t Give You Anything but Love, I Must Have That Man, Diga, Diga, Do et Doin’ the New Low Down. La nouvelle édition n’a tenu l’affiche que 7 semaines, même s’il y a eu une tournée avant Broadway et une autre après Broadway. Durant la courte série New-Yorkaise, le spectacle a été profondément modifié, en particulier dans le deuxième acte. Cet «échec» ne fut pas fatal au modèle, car deux autres éditions furent produites: Lew Leslie’s Blackbirds of 1933-34 () et Lew Leslie’s Blackbirds of 1939 (), avec respectivement 25 et 9 représentations !!!
Un des slogans utilisés pour la promotion de la revue affirmait qu’elle était consacrée à «glorifying the American Negro», et un dépliant publicitaire disait : «Glorifying in song, dance, music, comedy and native beauty, the new epoch of the American Negro» et se voulait «the world’s greatest all-coloured, all-star revue». Le flyer ajoutait que la revue était «a convention of all the nationally known coloured stars in America», pour «Ici, dans ce grand spectacle qui embrasse tout, on a le monopole de talents éthiopiens exceptionnels, d’humoristes, de comédiennes, de danseurs, de chanteurs et de musiciens, dans des costumes et des décors magnifiques.» Et ils insistaient sur le prix des billets: pour les try-out à Boston, les représentations en soirée allaient de 50¢ à 3$, les matinées du samedi 50¢ à 2,5$, et les matinées du mercredi de 50¢ à 2$. Pour ces sommes modiques, les spectateurs avaient droit à Ethel Waters, Flournoy Miller, Mantan Moreland, l’équipe de Buck et Bubbles, la chorale de Cecil Mack, et une nouvelle partition d’Eubie Blake, qui a également dirigé l’orchestre!
La revue pastichait des shows récents comme The Green Pastures () ou le roman All Quiet on the Western Front (devenant ici All Quiet on the Darkest Front). Il y avait des scènes et des chansons sur la vie sur les rives du Mississippi et le jour de la tante Jemima au tribunal du divorce, un mini-spectacle de ménestrel dans lequel Ethel Waters était l’interlocutrice, et une partition qui comprenait Memories of You et le My Handy Man Ain’t Handy Anymore. Notons encore que le spectacle incluait encore une autre parodie, celle de la pièce de théâtre The Last Mile (ici The Last Smile) qui se jouait à l’époque à Broadway – spectacle très controversé se déroulant dans une prison – et dont c’était en fait la troisième parodie de la saison de ce spectacle: l’édition de juin 1930 de The Garrick Gaieties () avait un sketch The Last Mile.

Mantan Moreland
4.G.6.c) Rhapsody in Black (1931)
Rhapsody in Black () de Lew Leslie était différent des revues noires habituelles de l’époque. Au lieu de présenter une énorme distribution de chanteurs et de danseurs s’exprimant dans d’impressionnants décors et costumes, il s’agissait plutôt ici d’un spectacle intime, ressemblant plus dans sa nature même à un concert.
Les critiques ne furent pas bonnes et malgré la présence d’Ethel Waters dans le casting, la revue ferma au bout de dix semaines et partit en tournée. Ethel Waters a cependant enregistré une chanson de Rhapsody in Black (), You Can't Stop Me from Loving You. En 1953, dans l'un de ses one-woman show à Broadway, At Home with Ethel Waters, elle reprendra Wash Tub Rub-Sody.
4.G.6.d) Blackberries of 1932

Mantan Moreland
Blackberries of 1932 () était une autre des revues noires de la saison qui ont eu un accueil décevant et elle n’a été jouée qu’une très courte série. Malgré la présence sur scène de Mantan Moreland, Tim Moore, Jackie «Moms» Mabley, Baby Goins, et d’autres artistes reconnus, et malgré un certain nombre de chansons et de sketches qui s’appuyaient sur des thèmes habituellement très efficaces dans des revues (les bars clandestins, les films, les prêteurs sur gages, un jeu de dés, un numéro de levée, un numéro de ménestrel, un numéro africain, et une séquence de réunion Old Dixie), le spectacle ne tint pas au-delà des 20 représentations! Mais, il y a pire, puisque Fast and Furious (), qui avait ouvert plus tôt dans la saison et avait mis en vedette trois des principaux interprètes de Blackberries of 1932 () (Moore, Mabley, et Baby Goins) n’a tenu lui que 7 représentations !!!
Dans sa critique, John Byram du New York Times, écrivait que le premier acte s’était achevé vers 23 heures et, pour ce qu’il en savait, le spectacle se poursuivait encore pendant qu’il rédigeait sa critique. Selon lui, Blackberries of 1932 (), était «long» avec de trop rares moments «joyeux». Les «bons» et les «mauvais» numéros étaient «mélangés sans discernement» et, par conséquent, le spectacle était terriblement lourd.


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