Cette période est souvent oubliée, coincée entre la flamboyance de 1939 et la renaissance d’Oklahoma! en 1943, mais elle est fondamentale. C’est le moment où le musical se restructure, où les studios apprennent à raconter en chantant, et où le rêve collectif devient instrument de cohésion nationale. En somme: les années 1940–1943 sont le laboratoire de l’âge d’or.
 

De la féerie à la conscience du monde

6.A.1) La fin d’un âge d’insouciance

En 1939, Hollywood rayonne: les studios vivent leur âge d’or industriel. Le public découvre Gone with the Wind, Mr. Smith Goes to Washington, Stagecoach, et bien sûr The Wizard of Oz. L’Amérique, encore officiellement neutre dans la guerre européenne, se réfugie dans le rêve. Les musicals sont alors l’incarnation de cet idéal:

  • luxueux avec leurs décors de conte de fées
  • optimistes portés par Judy Garland, Mickey Rooney, Fred Astaire, Ginger Rogers
  • techniquement parfaits grâce au Technicolor désormais maîtrisé.

Mais derrière cette euphorie, le ton du monde a changé. Les journaux parlent de la Pologne, de la montée d’Hitler, de l’invasion de la France. Et même à Hollywood, on comprend que le rêve ne suffira plus: il va falloir donner au divertissement une mission morale.

6.A.2) Un système d’ateliers géants

Les grands studios — MGM, Warner, RKO, Paramount, Fox — sont alors des empires. Chacun a son style, ses stars, son «genre signature». Mais cette organisation, si prospère, commence à montrer ses limites: les coûts montent, la répétition des formules lasse le public.

À la MGM, Arthur Freed, ancien parolier de Singin’ in the Rain (1932, version originelle), propose une idée neuve: ne plus faire des «revues musicales», mais des films d’émotion chantés. Autrement dit, il s'agit d'intégrer la musique au récit, faire de la chanson une expression dramatique et non un divertissement à côté.

Freed réunit des collaborateurs fidèles: compositeurs, arrangeurs, metteurs en scène, chorégraphes. Ce sera la fameuse «Freed Unit», le futur cœur battant du musical hollywoodien.

Ainsi naît, entre 1939 et 1940, un nouveau modèle: non plus le musical d’usine, mais le musical d’atelier, où chaque projet est peaufiné comme une œuvre d’art.

6.A.3) Une Amérique en attente

La société américaine vit une période étrange:

  • la Grande Dépression - suite à la crise de '29 - n’est pas totalement effacée
  • la guerre menace de bouleverser l’économie et les foyers
  • et pourtant, la culture populaire connaît une vitalité extraordinaire.

Les musicals incarnent cette ambivalence. Ils chantent l’avenir tout en craignant le présent. Les films de 1940 montrent souvent:

  • des jeunes héros travailleurs (Strike Up the Band, Babes on Broadway)
  • des rêves de réussite collective
  • des valeurs familiales et communautaires

Les personnages ne cherchent plus à briller, mais à construire. Le musical devient l’expression d’un patriotisme de solidarité plutôt que de gloire individuelle.

6.A.4) L’héritage de 1939: le rêve discipliné

Le triomphe de The Wizard of Oz a tout changé. Ce film prouve que le musical peut être un conte universel, porteur d’un sens profond. L’innocence de Dorothy, son désir de «rentrer chez elle», symbolisent l’Amérique qui doute de son destin, mais garde foi dans ses racines.

Hollywood retient la leçon: le rêve ne doit plus être une fuite, mais une forme d’espérance lucide. Ainsi, le musical va lentement glisser:

  • de la féerie vers la sincérité
  • du spectacle vers l’émotion
  • du collectif vers l’individu

Les années 1940 ouvriront une ère intérieure et morale, où la chanson traduit non plus la fête, mais le sentiment d’appartenance.

6.A.5) Une nouvelle génération en gestation

Dans ce moment charnière, une nouvelle vague de talents émerge:

  • Gene Kelly, tout juste arrivé de Broadway, encore inconnu mais déjà révolutionnaire
  • Vincente Minnelli, décorateur et metteur en scène de théâtre musical, à peine recruté par la MGM
  • Arthur Freed, producteur novateur, qui croit au musical comme art narratif
  • Et surtout Judy Garland, à la croisée de l’enfance de Oz et de la maturité de For Me and My Gal (1942).

Ce sont eux qui, dans les trois ans qui suivent, vont reformuler entièrement le genre. Le musical des années 1940 ne sera plus celui des girls, ni des plumes, ni des revues. Ce sera celui des émotions, du foyer, du rêve accessible.

1939–1940, c’est le moment où Hollywood se regarde dans le miroir et comprend que le rêve ne peut plus être seulement joli — il doit être nécessaire. Les studios perfectionnent leur art, mais s’interrogent sur leur rôle. La guerre qui s’annonce impose de repenser la comédie musicale comme un langage moral et fédérateur. Et c’est dans ce contexte de mutation que naissent les conditions de l’âge d’or: la discipline du Code, l’organisation industrielle, la conscience du monde et le désir d’unité.

En somme, 1933 avait réinventé le musical par la forme, 1939 l’avait ennobli par la couleur et 1940 va lui donner une âme.

 

6.B.1) 1940–1941: la jeunesse en scène

Quand l’Amérique se remet à croire en elle-même

5.B.1.a) Le souffle nouveau de l’innocence

Après la splendeur orchestrée de 1939, Hollywood comprend que l’Amérique, fatiguée des paillettes et inquiète de la guerre qui s’étend en Europe, a besoin d’un autre type de rêve: un rêve de vitalité et de confiance. C’est alors qu’émerge une nouvelle figure: la jeunesse héroïque. Non plus la star inaccessible des années 1930, mais l’adolescent ou la jeune fille à qui le spectateur peut s’identifier — celui qui travaille, doute, espère et finit par chanter non pour éblouir, mais pour rassembler. Le musical devient alors un mouvement de réassurance collective: il faut redonner à la nation la foi en son énergie.

5.B.1.b) MGM, la fabrique de l’optimisme

C’est la Metro-Goldwyn-Mayer qui comprend la première ce virage. Sous l’impulsion d’Arthur Freed, récemment promu producteur, et de Busby Berkeley, qui reste encore une figure puissante au sein du studio, naît une série de musicals centrés sur la jeunesse, l’entrain, la persévérance. Des histoires où des adolescents montent un spectacle pour sauver la situation.

Cette idée, simple en apparence, devient le fil rouge d’une série de films qui, de 1940 à 1943, domineront le box-office et redéfiniront le musical comme genre fédérateur.

  «Strike Up the Band» (MGM-1940) - la foi dans le collectif  Produit par Arthur Freed, réalisé par Busby Berkeley, ce film réunit Mickey Rooney et Judy Garland — le duo fétiche de la MGM. Ils incarnent des étudiants passionnés de musique qui rêvent de monter un orchestre et de participer à un concours national.

Le scénario, très simple, devient une parabole: l’Amérique renaîtra par l’effort commun, la discipline, la créativité et la foi en la jeunesse. Les numéros, comme «Our Love Affair» ou la reprise du thème de Strike Up the Band (de Gershwin), célèbrent une énergie pure, sans cynisme. Berkeley, loin des délires géométriques de 1933, signe ici des tableaux pleins de sincérité: les formations chorales remplacent les girls en kaléidoscope, et les visages remplacent les jambes. La caméra s’intéresse désormais aux émotions individuelles. Le rythme reste alerte, mais la musique devient morale: la partition comme symbole d’union.

Et Judy Garland, rayonnante, incarne pour la première fois le cœur sensible du musical MGM.

  «Babes on Broadway» (MGM-1941) - l’espoir comme devoir  L’année suivante, la formule s’affine avec Babes on Broadway, toujours Berkeley, toujours le duo Garland–Rooney. Cette fois, l’intrigue prend une résonance sociale: un groupe de jeunes artistes sans ressources décide de produire un spectacle caritatif pour aider des enfants défavorisés. C’est le musical le plus emblématique de ce moment charnière: un show dans le show, mais désormais au service d’une cause.

La naïveté du scénario est assumée — et même revendiquée. Le film devient un acte d’optimisme militant. La chanson «Babes on Broadway» est un hymne à la fraternité, à la persévérance et à la solidarité.

Berkeley, qui fut le grand artificier du désir, devient le metteur en scène de la bonne volonté. Les chorégraphies conservent leur ampleur, mais elles s’humanisent: le collectif prime sur la composition abstraite. Le spectacle devient la métaphore d’une nation en devenir, non plus d’un rêve illusoire.

5.B.1.c) La métamorphose de Judy Garland

C’est durant ces deux films que Judy Garland se transforme: elle n’est plus la fillette de The Wizard of Oz, mais pas encore la tragédienne de A Star Is Born. Elle devient la voix du réconfort: une jeune femme vulnérable mais courageuse, qui chante pour tenir debout. Son timbre, d’une sincérité bouleversante, incarne l’Amérique du tournant des années 1940: un pays meurtri, mais toujours debout.

Le musical MGM, sous son influence, passe du spectaculaire au sentimental. Avec Garland, Hollywood découvre que la chanson peut consoler.

5.B.1.d) La transition esthétique

Cette période marque aussi une mutation technique et visuelle: le musical change littéralement de visage. Les excès de 1933–1935 laissent place à une approche plus sobre, plus intérieure, presque «domestique». On n’est plus dans la démesure chorégraphique, mais dans la grâce quotidienne.

  • Le Technicolor, trop coûteux, reste rare — la MGM privilégie encore le noir et blanc, dont la douceur convient mieux à l’esprit de sincérité de ces musicals jeunesse.
  • La mise en scène s’assagit: la caméra s’approche des visages, la lumière devient plus tendre, les chansons sont filmées comme des confidences plutôt que comme des numéros.
  • La chorégraphie quitte la verticalité des revues à la Berkeley pour un espace horizontal, plus réaliste, celui d’une salle de répétition, d’un lycée ou d’un jardin de banlieue.

  EXEMPLE 1: «Strike Up the Band» (MGM-1940)  Le film s’ouvre sur un orchestre d’étudiants dans une salle de classe, éclairée simplement, sans décor artificiel. La caméra ne survole plus les danseurs: elle les accompagne. Quand Judy Garland entonne «Our Love Affair», Berkeley délaisse la grue pour une mise en scène d’une sobriété étonnante — presque théâtrale, pudique, sincère. C’est un Busby Berkeley transfiguré: de l’architecte du spectaculaire, il devient le peintre du collectif humain.

  EXEMPLE 2: «Babes on Broadway» (MGM-1941)  Dans la chanson «How About You?», Mickey Rooney et Judy Garland chantent côte à côte, assis au piano. Pas de décor grandiose, pas de danse massive: juste deux jeunes artistes qui se sourient. La caméra reste à hauteur d’homme, glissant doucement autour d’eux, captant la connivence plutôt que la performance. Le musical s’intimise: le numéro devient scène de vie, le chant devient dialogue amoureux.

  EXEMPLE 3: «For Me and My Gal» (MGM-1942)  Le numéro-titre, interprété par Garland et Gene Kelly, est filmé sans artifices: deux artistes sur scène, une chanson d’adieu, un piano, un fond noir. Mais tout passe par les regards, la retenue, la vibration émotionnelle. C’est déjà la poétique de Minnelli avant Minnelli, la promesse de Meet Me in St. Louis: la sincérité en technicolor intérieur.

5.B.1.e) En conclusion: la jeunesse comme promesse

1940–1941, c’est l’époque où le musical devient l’allégorie d’une nation qui veut se reconstruire par ses enfants. Sous les lumières de la MGM, on apprend à conjuguer rêve et responsabilité. Les «babes» de Berkeley et Freed ne sont pas naïfs: ils incarnent la conviction qu’en chantant ensemble, on tiendra le coup.

Tout est prêt: la sincérité émotionnelle, l’intégration dramatique, l’union du collectif et de l’intime.

Quand la guerre éclatera - qui rappelons-le ne débutera aux Etats-Unis que le 7 décembre 1941 suite à l'attaque de Pearl Habor - le musical sera prêt à devenir non seulement divertissement, mais énergie nationale. Et c’est de ce creuset qu’émergeront, dès 1942, Yankee Doodle Dandy et For Me and My Gal: deux films où chanter devient presque un acte patriotique.