FTP - Federal Theatre Project (1935–1939)
Le Federal Theatre Project (FTP) est lancé en 1935 par le président Franklin D. Roosevelt dans le cadre de son New Deal. L’idée? Offrir du travail aux artistes du spectacle au chômage — metteurs en scène, acteurs, techniciens, costumiers — tout en rendant le théâtre gratuit ou abordable pour le grand public.
Roosevelt nomme à la tête du projet une professeure brillante et engagée: Hallie Flanagan, venue du monde universitaire et très influencée par les expériences théâtrales européennes, notamment soviétiques et brechtiennes. Elle impose une vision progressiste, sociale et souvent audacieuse.
Quels sont les projets majeurs?
- Théâtre “Living Newspaper”: des pièces documentaires inspirées de l’actualité comme Triple-A Plowed Under sur l’agriculture, Power sur l’électricité publique ou One-Third of a Nation sur le mal-logement.
- The Cradle Will Rock (1937, Marc Blitzstein): une œuvre syndicaliste dont nous allons parler longuement dans ce chapitre
- "Théâtres noirs": le FTP soutient une douzaine de Negro Units à travers le pays, comme à New York, où l’on crée un Macbeth haïtien dirigé par Orson Welles avec une troupe entièrement noire
- Théâtre pour enfants, théâtre itinérant, opéra populaire: le FTP couvre tous les genres, tous les formats. On joue dans les villes, mais aussi dans les campagnes, les écoles, les prisons…
The Cradle Will Rock est une œuvre théâtrale de Marc Blitzstein, présentée pour la première fois en 1937. Produite initialement dans le cadre du Federal Theatre Project, elle est mise en scène par Orson Welles et produite par John Houseman. L’action se situe à Steeltown, USA, et prend la forme d’une allégorie brechtienne dénonçant la corruption systémique et la cupidité du monde industriel. L’intrigue met en scène une galerie de figures sociales typiques, et suit les efforts de Larry Foreman, syndicaliste déterminé à mobiliser les ouvriers contre le tout-puissant Mr. Mister, un magnat qui contrôle l’usine, les médias, l’église et jusqu’aux institutions civiles de la ville.
La pièce est presque entièrement chantée, ce qui lui confère une dimension opératique marquée, tout en intégrant des modes musicaux populaires de son époque, à la croisée du cabaret, du vaudeville et du théâtre social.
Quelques jours à peine avant la première, la Works Progress Administration (WPA) suspend brutalement la production, officiellement pour des raisons budgétaires. Afin de contourner les interdictions syndicales et gouvernementales, le spectacle est tout de même présenté, dans des conditions exceptionnelles, le 16 juin 1937 : Blitzstein prend place seul au piano sur scène, tandis que les interprètes, assis dans la salle pour respecter les consignes syndicales, se lèvent tour à tour pour chanter leurs rôles, créant un événement théâtral aussi audacieux qu’improvisé.
La distribution originale comprenait notamment John Adair, Guido Alexander, Peggy Coudray, Howard Da Silva, Will Geer, Olive Stanton, et Marc Blitzstein lui-même, aux côtés de nombreux jeunes acteurs, dont certains deviendront des figures du théâtre américain.
De janvier à avril 1938, The Cradle Will Rock est repris dans le cadre de la première saison du Mercury Theatre, compagnie de répertoire indépendante fondée par Welles et Houseman. Une version écourtée de cette production est enregistrée et publiée la même année, devenant ainsi le tout premier enregistrement original d’une distribution de spectacle musical jamais réalisé.
Analysons cela un peu en profondeur...
11.C.1) Genèse de «The Cradle Will Rock»
« Bitzstein était une énergie pure, une fusée lancée dans une seule direction: son opéra — dont il croyait presque qu’il suffirait qu’on le joue pour déclencher la Révolution. On ne peut pas imaginer à quel point il était naïf à ce sujet. »
Orson Welles, cité par Houseman
11.C.1.a) Une idée...
L’idée de The Cradle Will Rock prend racine dans un court morceau composé par Marc Blitzstein, intitulé Sketch No. 1. Présenté à The New School en février 1936, le morceau reçoit une critique favorable dans le journal communiste Daily Worker. Blitzstein en dira plus tard: «Ça racontait l’histoire d’une fille, d’un type et d’un flic – une petite combine, une petite arnaque.»
Vers la fin de 1935, Bertolt Brecht, de passage à New York, assiste à une exécution de ce sketch chez Blitzstein. Il l’encourage à élargir son propos, passant de la prostitution littérale à une dénonciation plus métaphorique de la société. Selon Blitzstein, Brecht lui dit quelque chose comme:
« Il y a de la prostitution dans bien des métiers : chez l’artiste, le prédicateur, le médecin, l’avocat, le rédacteur en chef. Pourquoi ne pas les mettre en parallèle avec celle de la rue? »
Inspiré, Blitzstein suit ce conseil et dédiera plus tard The Cradle Will Rock à Brecht.
Dans cette transformation, la scène de la prostituée issue de Sketch No. 1 devient la première des dix scènes de l’opéra ; la chanson « Nickel Under the Foot » est déplacée à la scène 7. Blitzstein puise également dans d’autres de ses œuvres précédentes, ce qui remet en cause l’idée répandue selon laquelle Kurt Weill et Hanns Eisler auraient été ses influences dominantes.
Blitzstein refuse de qualifier l’œuvre d’«opérette» ou de «comédie musicale»: il tient à l’appeler opéra, au sens fort, c’est-à-dire un genre où musique et drame entretiennent une relation continue et sérieuse.
Il dira:
« J’ai écrit les paroles et la musique de The Cradle Will Rock en cinq semaines, dans un état de fièvre blanche, juste après la mort de ma femme en mai 1936. »
Il termine une première version de la partition le 2 septembre 1936. Il signe ensuite avec la William Morris Agency et commence à faire entendre l’œuvre en solo dans les appartements de plusieurs producteurs new-yorkais, comme Herman Shumlin, Harold Clurman (du Group Theatre), Charles Friedman (pour le Theatre Union) et Martin Gabel.
11.C.1.b) Rencontre avec Welles et Houseman
À l’automne 1936, Blitzstein assiste à la farce Horse Eats Hat, produite par le Federal Theatre Project 891 et mise en scène par un jeune prodige de 21 ans: Orson Welles. Il parvient à jouer son opéra pour Welles, qui est rapidement séduit par la passion de Blitzstein et sa foi touchante en cette œuvre encore sans producteur. Une amitié profonde naît entre les deux hommes.
Welles envisage un temps de monter la pièce pour le Theatre Guild, ce qui reste hypothétique. Il est ensuite pressenti pour diriger l’œuvre pour la Actors Repertory Company, mais le projet échoue faute de fonds. Parallèlement, une rivalité latente oppose Welles à John Houseman, producteur du Project 891. Dans ses mémoires, Houseman raconte avec une pointe d’ironie:
« J’écoutais avec une jalousie mal dissimulée les éloges enthousiastes d’Orson à propos d’une pièce que je n’avais pas encore entendue. Il détaillait déjà sa mise en scène, ses idées de distribution, tout cela manifestement pour me piquer au vif. »
Un soir, dans cette joute d’ego permanente entre les deux hommes, Houseman lance, presque par défi, qu’il pourrait envisager de produire la pièce au Maxine Elliott Theatre si jamais on l’invitait à l’écouter.
Welles prend cette suggestion au sérieux, organise une audition privée, et Houseman est immédiatement convaincu: l’œuvre doit être produite par le Federal Theatre Project.
11.C.1.c) Auditions décisives et validation officielle
Ce point de vue est relayé jusqu’aux plus hauts niveaux du FTP. Le 1er mars 1937, lors d’un dîner chez Houseman (qui partage alors un appartement avec le compositeur Virgil Thomson), la directrice nationale du Federal Theatre Project, Hallie Flanagan, est conviée. Blitzstein y joue son opéra pour elle, accompagné de la voix percutante de l’acteur Howard Da Silva, repéré par Welles à la radio et déjà actif dans le théâtre fédéral à Cleveland. Flanagan raconte la soirée ainsi:
« Marc s’est assis au piano, il a joué, chanté, joué la comédie avec cette énergie hypnotique si caractéristique de ses prestations. Ce n’était pas une pièce avec de la musique, ni de la musique avec des acteurs : c’était un tout. Cela sonnait comme Steeltown, U.S.A., battait comme le trottoir, la mission, la pelouse de Mr. Mister, la salle des profs, le tribunal de nuit — c’était l’Amérique de 1937. »
Mais elle confiera ensuite à Blitzstein:
« Hallie est folle de l’œuvre — mais elle en est terrifiée. »
11.C.1.d) Pressions politiques et climat social
L’aval du Federal Theatre Project arrive à un moment de fortes tensions sociales. En mars 1937, U.S. Steel signe un accord historique avec le syndicat des sidérurgistes, mais les petites compagnies refusent d’en faire autant. Cela déclenche une grève de cinq mois qui culmine dans le massacre du Memorial Day à Chicago, lorsque la police tire sur des grévistes devant l’usine Republic Steel.
Dans ce climat, Flanagan doit gérer une situation explosive. Des rumeurs circulent selon lesquelles le Congrès va supprimer les crédits du projet : l’acte fondateur du FTP arrive à échéance le 30 juin 1937. Les conservateurs sont déjà très hostiles au Federal Theatre Project ; le fait qu’une œuvre ouvertement pro-syndicale soit présentée sur Broadway avec des fonds publics ne fait qu’aggraver les choses.
« Je devais faire face à l’orage et aux éclairs autour du projet lui-même. La menace de coupures revenait, et l’existence même du programme était en jeu. »
Hallie Flanagan
11.C.2) Synopsis de «The Cradle Will Rock»
L’action se déroule à Steeltown, U.S.A., un soir de mobilisation syndicale.
Moll, une jeune prostituée, est arrêtée pour avoir refusé les avances d’un policier corrompu. Au tribunal de nuit, elle est rejointe par des membres du Liberty Committee, un groupe anti-syndical accusé — par erreur — de soutenir la cause ouvrière. Tandis que les membres du comité supplient leur bienfaiteur, l’industriel Mr. Mister, de les faire libérer, Moll sympathise avec un clochard, Harry Druggist, qui lui raconte comment il a perdu son commerce à cause de Mr. Mister.
Harry explique comment l’industriel a pris le contrôle de toute la ville : pendant la Première Guerre mondiale, l’épouse de Mr. Mister avait payé le Révérend Salvation pour qu’il prêche en faveur des intérêts de son mari. Le rédacteur en chef du journal local, Editor Daily, commence à publier des attaques contre le syndicat des ouvriers de l’acier et son leader, Larry Foreman, tout en embauchant le fils incompétent de Mr. Mister, Junior Mister, comme correspondant à l’étranger. Un syndicaliste fraîchement élu, Gus Polack, est tué dans un attentat à la voiture piégée qui coûte aussi la vie à sa femme, à leur enfant à naître et au fils de Harry, Stevie. Harry est contraint au silence, perd sa licence de commerçant et sombre dans l’alcoolisme.
Peu à peu, toutes les figures influentes de Steeltown rejoignent le Liberty Committee : le révérend, le journaliste, un peintre nommé Dauber et un violoniste, Yasha. Avec leur soutien, le pouvoir de Mr. Mister semble inébranlable.
Mais plus tard dans la nuit, Larry Foreman est arrêté et passé à tabac pour avoir distribué des tracts. Devant les autres détenus, il les exhorte à se soulever contre Mr. Mister. Un jour, dit-il, « le berceau se balancera » (The cradle will rock).
Un retour en arrière révèle comment Mr. Mister a également fait pression sur Prexy, président de l’université de Steeltown, pour menacer d’expulsion les étudiants qui refusaient de s’engager dans l’armée. Il ordonne au docteur Specialist, président du Liberty Committee, d’étouffer la mort d’un ouvrier de l’acier en maquillant le drame en accident alcoolisé. Même lorsque la sœur du défunt, Ella Hammer, l’affronte avec la vérité, Specialist couvre l’affaire.
À la fin, Mr. Mister arrive en personne pour libérer les membres du comité. Il propose de soudoyer Foreman, mais ce dernier refuse avec fermeté. Raillé par les autres, il déclare que le règne de Mr. Mister sur Steeltown touche à sa fin.


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