Vu la terrible crise économique qui a suivi le Krach boursier de 1929, les producteurs de revues ne pouvaient plus prendre les mêmes risques financiers. Les salles étaient moins remplies, les séries plus courtes et les billets se sont souvent vendus moins cher… Il fallait donc réduire la voilure, être plus raisonnable.
4.F.1) The Little Show (1929-1930-1931)
The Little Show () (1929, 321 représentations) a commencé sous la forme de concerts informels le dimanche donnés par des artistes inconnus. Ces talents ont été réunis dans une revue intime produite par Dwight Deere Wiman (1895-1951), un des héritiers de la fortune de John Deere, l’inventeur du tracteur moderne. L’ancien avocat Arthur Schwartz (1900-1984) a composé la plupart de la musique, avec des paroles de Howard Dietz, directeur de publicité à la MGM Floward Dietz (1896-1983). Leur I Guess I’ll Have to Change My Plan est devenu un standard mondial.

Fred Allen, Helen Lynd, Clifton Webb, Libby Holman et Romney Brent (Ny Times 12 mai 1929)
Il en est de même de la sensationnelle chanson d’amour Moanin' Low avec une musique composée par le pianiste du The Little Show (), Ralph Rainger. Libby Holman (1906-1971) y évoque en une chanson équivoque son «homme doux», mais qui est souvent «méchant comme on peut l’être». Clifton Webb (1891-1966) la rejoint alors pour une danse énergique, voire violente, qui se termine par un étranglement. Webb a mené une brève carrière dans les revues de Broadway avant de trouver la célébrité dans les films.
Cette première édition, qui fut un gros succès, a été suivie de deux éditions – The Second Little Show () (1930 – 63 représentations) et The Third Little Show () (1931 – 136 représentations) – mais qui n’ont rencontré, ni l’une ni l’autre, la popularité de l’original.
4.F.2) Three’s a Crowd (1930)
Comme nous l’avons dit plusieurs fois, vu la terrible situation économique et les incertitudes accrues quant au remplissage des salles, les producteurs de Broadway des années ‘30 ont dû inventer de nouvelles approches pour recueillir les fonds nécessaires à leurs productions. Max Gordon (1892-1978) avait été dans les années ’20 l’un des meilleurs producteurs du Vaudeville. En guise de clin d’œil, on le retrouve dans la célèbre chanson Anything Goes de Cole Porter issue du musical Anything goes ():
When Rockefeller still can hoard
Enough money to let Max Gordon
Produce his shows
Anything goes

Clifton Webb, Libby Holman et Fred Allen
Quand Max Gordon a appris que les auteurs-compositeurs et les stars de The Little Show () étaient disponibles pour créer un nouveau spectacle, il les a engagés et s’est débrouillé pour trouver des investisseurs et des prêts bancaires. Il a aussi contractualisé le metteur en scène Hassard Short qui dans son travail créatif a décidé de mettre l’accent sur l’intimité, l’élégance visuelle et le contenu comique.
Three’s a Crowd () (1930, 272 représentations) a été bénéficiaire alors même que la Grande Dépression s’amplifiait. La partition – signee Arthur Schwartz et Howard Dietz – comprenait Something to Remember You By et Body and Soul. Ces deux morceaux étaient chantés par Libby Holman, et dans le second, on pouvait y admirer les danses interprétées par Clifton Webb et l’exotique Tamara Geva. Pour cette production – et c’est une première – Hassard Short a supprimé les traditionnelles rampes lumineuses de bord de scène, les remplaçant par des projecteurs suspendus au bord du balcon. Cette technique est rapidement devenue l’approche standard de l’éclairage de scène.
4.F.3) Face the Music (1932)

Face the Music (1932)
Hassard Short fit alors équipe avec le producteur Sam Harris (dont nous avons déjà parlé ) pour créer Face the Music () (1932, 165 représentations). Avec un livret du dramaturge Moss Hart (1904-1961) et des chansons d’Irving Berlin – c’est la première collaboration de ce futur duo célèbre – il y avait cette fois une vraie intrigue, mais le spectacle était joué comme une revue.

Face the Music (1932)
Il s’agit en fait d’une vraie satire politique parlant de la corruption qui était un phénomène très important dans cette période de crise économique majeure. Le spectacle débutait par d’ex-membres de la Haute Société, ruinés par la crise de ’29, déjeunant à l’Automate (Lunching at the Automat). On y trouve aussi une ex-star de musical et son petit-ami, tous deux sans travail et pauvres, qui affirment que Trouble’s just a bubble et que donc Let’s Have Another Cup of Coffee. On rencontre aussi des policiers corrompus qui doivent blanchir de l’argent obtenu par des moyens fort peu légaux et quoi de mieux que de le faire en investissant dans un flop programmé à Broadway. Mary Boland jouait le rôle de l’épouse excentrique du commandant de la police. Elle apparaissait dans la scène finale au sommet d’un éléphant en papier mâché grandeur nature. La partition d’Irving Berlin comprenait Soft Lights and Sweet Musicet Manhattan Madness, un hommage frénétique aux cafés bruyants de la ville.
La production de Face the Music () a fait un petit profit.
4.F.4) As Thousands Cheer (1933)
Les temps étant ce qu’ils étaient, un petit profit était un vrai triomphe, et en tous cas une raison suffisante pour qu’Harris réunisse à nouveau la même équipe créative. Hassard Short, Irving Berlin et Moss Hart ont eu l’idée de créer une revue prenant un peu la forme d’un journal, mêlant commentaires sur les célébrités et actualité, dont on tourne les pages les unes après les autres. Dans As Thousands Cheer () (1933, 400 représentations), les décors ressemblaient à des colonnes de journaux, introduisant chaque sketch ou chanson par un titre approprié, chaque chanson étant en quelque sorte un article du journal. Franklin D. Roosevelt Inaugurated Tomorrow introduisait les Hoovers qui venaient d’être battus aux élections présidentielles de 1932 par Roosevelt et quittaient la Maison-Blanche, avec la Première Dame (Helen Broderick) demandant à son mari impopulaire: «Pourquoi as-tu voulu être président? Tu avais un bon travail!»

Ethel Waters chantant "Heat Wave"
Pendant les répétitions, le metteur en scène Hassard Short a demandé à la chanteuse Ethel Waters - célèbre chanteuse afro-américaine qui chantait principalement dans des revues afro-américaines () – si elle accepterait de chanter dans la scène suivant celle du célébrissime duo de Marilyn Miller et Clifton Webb: How’s Chances. Elle a répondu: «Il n’y a rien que j’aime plus que de travailler sur une scène déjà chaude!» Elle allait devenir la première femme noire à jouer à Broadway plus d’une décennie après les performances acclamées par la critique de l’acteur afro-américain Charles Gilpin dans les pièces d’Eugene O’Neill commençant par The Emperor Jones () en 1920.
La scène se réchauffait encore lorsqu’Ethel Waters chantait une chanson ressemblant à des prévisions météorologiques où elle prévoyait une vague de chaleur (Heat Wave Hits New York). Plus tard, on changeait totalement d’ambiance avec un nouvel article de cette revue-journal – la chanson Supper Time – au sujet d’un «Nègre» lynché par une foule dans un État du Sud. On y retrouvait Ethel Waters, cette fois en haillons, incarnant une mère se demandant comment il lui est possible d’appeler ses enfants à souper alors que leur père, son mari, ne reviendra plus jamais ayant été victime de la barbarie raciste.
Supper time
I should set the table
'Cause it's supper time
Somehow I'm not able
'Cause that man of mine
Ain't coming home no more
Oh, supper time
Kids will soon be yelling
For this supper time
While I keep from telling
That that man of mine
Ain't coming home no more
While I keep explaining
When they ask me where he's gone
While I keep from crying
When I bring the supper on
How can I remind them
To pray at their humble board
How can I be thankful
When they start to thank the lord,
Oh, lord!
Supper time,
I should set the table
'Cause it's supper time
Somehow I'm not able
'Cause that man of mine
Ain't coming home no more
Ain't coming home no more
Une telle pertinence sociale était une nouveauté sur la scène musicale, et le public a adoré.
Les journaux du dimanche de l’époque étaient agrémentés de photographies couleur sépia, connues sous le nom d’héliogravures. Hassard Short a tenté de recréer cette ambiance à la fin du premier acte, avec une scène intitulée Easter Parade on Fifth Avenue - 1883 où tous les décors et les costumes étaient dans des nuances de brun et de jaune. La chanson associée à cette scène était Easter Parade, chantée par Marilyn Miller et Clifton Webb.

Marilyn Miller (en Joan Crawford) et Cllifton Webb (en Douglas Fairbanks Jr)
Chanson "Joan Crawford to Divorce Douglas Fairbanks, Jr."
Aucun spectateur ayant vu Marilyn Miller dans As Thousands Cheer () n’aurait jamais pu croire que ce serait son dernier spectacle de Broadway. Elle y avait été une star parmi les stars pendant près de 20 ans. Mais depuis l’enfance, elle avait souffert d’infections des sinus, ignorant souvent sa douleur pour traverser les représentations. Un médecin incompétent lui a prescrit des traitements à base d’insuline, qui se sont avérés désastreux. En 1936, les fans sont choqués lorsque l’exubérante Marilyn Miller meurt à l’âge de 37 ans seulement. Même si aujourd’hui sa renommée s’est estompée, n’oublions pas que lorsque Norma Jeane Baker choisit de s’appeler Marilyn Monroe à la scène, elle a choisi son prénom Marilyn en s’inspirant de Marilyn Miller…
4.F.5) The Great Waltz (1934)

Cette carte postale illustrant le somptueux final de The Great Waltz () était distribuée gratuitement aux membres du public.
Une note au verso disait: «Pourquoi ne pas dire à l’un de vos amis combien vous avez apprécié The Great Waltz? Si vous adressez cette carte et la donnez à l’un de nos ouvreurs, nous la posterons pour vous.» Le marketing moderne était-il né ?

Souvenir Brochure de "The Great Waltz"
Certains réagissent aux moments difficiles de l’existence en dépensant davantage, une tactique qui peut avoir des résultats surprenants. Lorsque le magnat John D. Rockefeller a offert de financer une production pour remplir un théâtre dans son Rockefeller Center nouvellement construit, le producteur Max Gordon et le metteur en scène Hassard Short ont abandonné leur sens habituel de l’économie et s’en sont donné à cœur joie pour The Great Waltz () (1934 - 298 représentations). Cette biographie musicale fictionnelle de Johann Strauss II a utilisé certaines des mélodies les plus populaires du roi de la valse. Avec plus de 180 artistes, 500 costumes et des décors massifs déplacés par un système hydraulique innovant, c’était le plus grand spectacle que Broadway ait vu depuis des décennies. Lors du final, Le Beau Danube Bleu, un orchestre de 53 musiciens apparaissait en scène, montant depuis les dessous de scène alors que descendaient des cintres huit lustres de cristal et que l’ensemble des artistes entraient en scène depuis les coulisses en valsant dans des tenues d’époque somptueuses. La plupart des critiques ont totalement rejeté ce spectacle, mais les spectateurs se sont précipités en masse au Center Theatre de 3.000 places (aujourd’hui devenu un garage) pendant des mois, faisant du spectacle un succès rentable.
4.F.6) At Home Abroad (1935)

"At Home Abroad" - Souvenir Borchure 1935 - Beatrice Lillie
Le producteur Lee Shubert s’est aussi essayé à la création d’une revue intime avec At Home Abroad () (1935, 198 représentations) avec une musique d’Arthur Schwartz et des paroles d’Howard Dietz. La revue prend la forme d’une croisière autour du monde présentant 25 numéros musicaux à différents endroits: un magasin de Londres, une jungle africaine (Hottentot Potentate), un pays des Balkans où l’on écoute des messages d'espions et un quai des Antilles pour Loadin 'Time, pour n'en citer que quelques-uns. Cette revue a été une magnifique vitrine pour l’humour de Beatrice Lillie.
Elle avait des lignes qui étaient de vrais défis de diction comme «two dozen double damask dinner napkins»; elle devenait une ballerine russe qui ne pouvait pas faire face aux moujiks; elle perturbait une ligne de geishas filles avec un «c’est mieux sans vos chaussures» au beau milieu d’un jardin japonais. Dans Paree, elle était une grisette – une jeune ouvrière – parisienne au Moulin Rouge à Paris qui interprétait une chanson qui ressemblait à un véritable carnaval avec des paroles comme: «I want to kiss your right bank, kiss your left bank; kiss Montparnasse» avec l’accent sur la dernière syllabe : «ass». Cette phrase est très équivoque et donc très drôle : «Je veux embrasser ta rive droite, embrasser ta rive gauche; embrasser Montparnasse.»


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