Comme nous l'avons vu dans la «Période - 1866-1927: Recherches», jusqu’à la fin des années '20, l’opérette (souvent importée) reste une forme dominante sur Broadway. De manière schématique, on peut dire qu'elle est caractérisée en ces termes:
- Origine: un profond héritage européen (principalement viennois et français): Offenbach, Strauss, Lehár
- Sujet: amours impossibles, décors exotiques, princes, bohèmes, soldats
- Style musical: mélodies longues, lyriques, proches du bel canto
- Intrigue: romantique, légère, souvent farfelue
- Dialogue: alternance parlée/chantée mais peu d’intégration poussée

Partitions de la version orignale de
«The Student Prince»
le plus gros succès sur scène des années '20
À cette époque, c’était l’âge d'or des compositeurs comme Victor Herbert (), Sigmund Romberg () (The Student Prince en 1924 - le plus gros succès des années '20 avec 608 représentations) ou Rudolf Friml () (Rose-Marie en 1924 - le 3 èmeplus gros succès des années '20 avec 557 représentations), pour ne citer que les plus importants.
Mais dès la fin de la décennie, l'opérette commence à montrer quelques signes d'essoufflement: elle se répète un peu, peine à renouveler ses thèmes et à attirer un public plus jeune, désormais fasciné par le jazz, la modernité et l'esprit irrévérencieux des années folles. En plus la crise de '29 va remettre en cause une large part du financement et de nombreux spectateurs vont se tourner vers le cinéma parlant, moins onéreux.
La Grande Dépression, qui éclate en 1929, frappe durement Broadway. Le public, en quête d'évasion mais aussi de pertinence, cherche désormais autre chose que ces intrigues de princesse ou de duchesse un peu éloignées de leur quotidien. L'opérette, perçue comme trop artificielle et élitiste, perd en popularité. Bien sûr, certains succès persistent au début des années 1930 (Romberg continue de produire, notamment avec The New Moon en 1928 qui reste populaire au début des années 1930), mais globalement l'intérêt s'étiole.
Et, bien sûr, un musical comme Show Boat a montré que l'on pouvait prendre une autre voie que celle de l'opérette. De nombreux historiens appellent cette forme intermédiaire: 'musical play'.
L’opérette n’est pas balayée du jour au lendemain: elle transmet une grammaire musicale et narrative. Mais celle-ci va être progressivement détournée:
| Héritage de l'opérette | Evolution dans le 'musical play' |
|---|---|
| L'alternance chant / dialogue | Elle est conservée mais rendue plus fluide |
| Présence de longues chansons romantiques | Elles sont simplifiées et plus structurées pour Broadway |
| Utilisation de somptueux décors | Option conservée mais au service de l’histoire |
| Personnages typiques ou caricaturaux | Les personnages sont complexifiés ou tournés en dérision |
Ainsi, Show Boat (1927) montre la voie en reprenant certains codes (saga romantique, mélodies lyriques) mais les transformant en véhicule dramatique.
Parallèlement, le musical américain «moderne» s'impose de plus en plus. À partir de Show Boat (1927) de Jerome Kern et Oscar Hammerstein II, une nouvelle approche apparaît: on mélange drame sérieux, thèmes sociaux pertinents, et éléments de divertissement plus ancrés dans la réalité américaine contemporaine. Les chansons deviennent intégrées au récit et contribuent directement à l'évolution dramatique. Ça change tout!
Le début des années '30 est alors marqué par une réorientation esthétique: on préfère désormais des œuvres qui reflètent davantage la société américaine. Certains auteurs majeurs - on les surnommera les 'Big Five' - comme George Gershwin (avec des œuvres comme Of Thee I Sing, 1931, comportant une satire politique tranchante récompensée par le Pulitzer !) confirment cette tendance.
Le terme 'musical play' désigne une forme plus ambitieuse du musical: une œuvre dans laquelle l’histoire est aussi importante que la musique. Ses caractéristiques principales peuvent être schématisées par:
- Une intrigue sérieuse, développée, parfois réaliste
- Des personnages en pleine évolution, nuancés, psychologiquement crédibles
- Des chansons ancrées dans les situations, progressant avec le récit
- Une structure renforcée avec une forte unité de temps, de lieu, et de style
Concrètement, que devient l’opérette dans ce contexte? Eh bien, elle ne disparaît pas totalement: elle évolue, se fond en partie dans le musical, en adoptant progressivement des éléments américains modernes (rythmes jazz, histoires ancrées dans le quotidien, humour plus direct). Par exemple, Rudolf Friml ou Sigmund Romberg tentent timidement d'intégrer certaines tendances plus modernes à leurs œuvres:
- Rudol Friml: comme nous l'avions vu en détail (), figure de proue de l’opérette américaine dans les années 1910-1920 - notamment avec Rose-Marie (1924) - au fur et à mesure que le musical moderne prend son essor, voit sa musique jugée trop fleur bleue, trop datée. Il fait quelques tentatives de rester dans la course mais ses deux seules créations à Broadway sur la décennie 1930 seront de gros flops: l'opérette «Luana» en 1930 (21 représentations) et l'opérette «Music Hath Charms» en 1934 (25 représentations). Il participera à des adaptations cinématographiques de ses succès — mais sa production originale s’efface peu à peu. Hollywood l’invite, mais ne lui offre guère que la nostalgie de ses airs passés.
- Sigmund Romberg: dès le début des années '30, Romberg s’adapte en se tournant vers Hollywood et le cinéma musical naissant (). Il part travailler en Californie où il compose des chansons et musiques de film. Il écrira encore un opérette en 1935, 213 représentations, ce qui n'est pas mal... May Wine s’inscrit pleinement dans la tradition des opérettes à l’ancienne, celles qui évoquent les parfums de vignes en fleurs et les cœurs tourmentés dans des décors mittel-européens. Romberg y reprend ses recettes préférées: un cadre romantique européen, une histoire de faux-semblants amoureux, et une partition pleine de lyrisme. On y sent l’écho de The Student Prince (1924), mais aussi une tentative (peut-être un peu tardive) de résister à l’irrésistible montée du "musical moderne" à la Rodgers et Hart ou Gershwin.
Mais avouons-le, l’opérette «classique», avec ses héroïnes sentimentales et ses tenors héroïques, n'a plus vraiment la cote.
Certains diront même que l'opérette traditionnelle se replie vers le cinéma hollywoodien des années 1930, où elle trouve un second souffle sous forme filmée (on pense à Jeanette MacDonald et Nelson Eddy dans des films inspirés d'opérettes européennes). Sur Broadway même, elle est supplantée par les comédies musicales innovantes qui captivent un public plus large, populaire et moderne.
Cette analyse de la situation américaine est tout à fait similaire à ce qui se passe en France et à Paris, où avec l’arrivée du cinéma parlant, l'opérette se transforme profondément. Elle est totalement revisitée, infusée de l’esprit flamboyant des revues de music-hall à la manière des Folies Bergère. C’est cette hybridation spectaculaire qui, après la guerre, aboutira aux œuvres plus commerciales de Francis Lopez. Pour rivaliser avec le grand écran, le théâtre mise alors sur la surenchère visuelle: davantage de décors, de costumes, de couleurs… mais pas nécessairement de meilleurs livrets ou partitions. Même des compositeurs comme Szulc (dès 1931), Christiné ou Yvain (à partir de 1934) se laissent séduire par cette tendance. Ceux qui refusent ou ne savent pas s’y adapter – tels que Moretti ou Mercier – s’effacent progressivement de la scène musicale, ou se reconvertissent vers d’autres domaines comme la musique de film ou la direction d’orchestre. Et pendant ce temps, bien que les premiers films parlants soient truffés de chansons, la France ne parvient pas à créer une véritable comédie musicale cinématographique digne de ce nom.


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