3.B.1) Noël Coward (1899–1973) (suite)
3.B.1.a) 1929–1931: l’affirmation de la «Coward touch» (suite)
Sa vie en marge des spectacles durant les années 1929-1931
Attardons-nous un peu que Coward vécut, construisit et devint pendant les années Bitter Sweet / Private Lives / Cavalcade.
Le moment où Coward devient vraiment Noël Coward
Au tournant de 1930, Coward cesse d’être simplement un dramaturge brillant pour devenir un véritable phénomène culturel.
C’est dans ces années qu’il façonne l’image qui restera associée à son nom pour le reste du siècle: silhouette élégante, humour mordant, réplique acérée, cigarette tenue comme une ligne de ponctuation. Il fréquente désormais les salons les plus recherchés de Londres, est convié aux dîners de l’aristocratie cosmopolite, et sa présence suffit à donner du lustre à n’importe quelle réception. Gertrude Lawrence reste sa complice privilégiée, tandis que les Lunt & Fontanne, les Mountbatten ou les Cooper deviennent ses partenaires naturels dans cette sociabilité scintillante.
Ce n’est pas seulement un succès artistique: c’est la naissance publique d’un personnage, d’un style, presque d’un mythe.
Le début des grands voyages transatlantiques
Entre 1929 et 1931, Coward adopte un rythme qui deviendra l’un de ses traits distinctifs: les voyages réguliers entre Londres et New York. Les traversées sur paquebots de luxe - l’Aquitania, le Majestic - lui permettent de retrouver un espace où l’on vit la nuit, où l’on danse, où les idées circulent aussi vite que le champagne. Les États-Unis lui offrent une liberté que l’Angleterre, encore corsetée, ne peut lui donner: il y jouit d’une célébrité sans rigidité, d’un enthousiasme sans retenue. Cette double vie transatlantique nourrit directement sa création: Private Lives, notamment, porte la fraîcheur, l’ironie et la fulgurance de ces voyages où le temps semble suspendu entre deux continents.
L’ascension financière - et l’installation dans le confort
Le succès de Bitter Sweet puis de Private Lives fait entrer Coward dans une prospérité spectaculaire.
À trente ans, il est l’un des artistes les mieux payés au monde et peut enfin s’offrir le confort dont il rêvait: un appartement raffiné à Chelsea, un personnel fiable, des objets d’art, des tissus précieux, des vêtements sur mesure.
Ce confort matériel n’est pas de la vanité: il lui donne une base, une stabilité, une liberté créative totale. Il peut désormais travailler vite, voyager souvent, et surtout se concentrer sur ses œuvres les plus ambitieuses, dont Cavalcade sera l’aboutissement éclatant.
Vie sentimentale : discrétion et fidélités
L’homosexualité étant pénalisée par la loi britannique, Coward mène sa vie sentimentale avec une prudence extrême.
Il entretient des relations discrètes avec des acteurs, des danseurs, quelques compagnons fidèles, mais rien qui puisse troubler la façade impeccable de sa vie publique. Dans cette période, son principal soutien affectif reste un petit cercle indéfectible: Gertrude Lawrence, bien sûr, mais aussi son ami et secrétaire Jeffrey Amherst, ou encore Johnny Perry, compagnon intermittent. Tout se joue dans la discrétion, la loyauté, l’absence totale de drame: Coward protège avec une discipline farouche cette partie de lui-même qui ne doit jamais devenir un sujet de scandale.
Santé: un travailleur frénétique au bord de l’effondrement
Ce que le public ne voit pas, c’est l’extrême fatigue qui accompagne ce succès.
Coward travaille sans relâche: il écrit vite, répète intensément, joue ses propres rôles, supervise les décors, vérifie les costumes, prend en charge la mise en scène, dirige les enregistrements, voyage en continu.
En 1930, au moment où Private Lives explose, il est physiquement épuisé, mais porté par l’adrénaline du triomphe. Peu de temps après, pendant Cavalcade en 1931, il vit des soirées de tension presque insupportable - comme en témoigne son récit de la première catastrophique au Drury Lane ().
Cette période de surmenage annonce l’effondrement qu’il connaîtra quelques années plus tard, en 1934, mais elle marque aussi la puissance d’une imagination incapable de s’arrêter.
Sociabilités: clubs, salons et un monde très «Bright Young Things»
L’expression «a very Bright Young Things world» fait référence au milieu flamboyant, décadent et insouciant de la jeunesse dorée londonienne des années 1920–1930 - ces aristos et artistes excentriques qu’on associait aux fêtes folles, à la mode, à la presse mondaine et à une sorte d’hédonisme post-Première Guerre mondiale.
Coward est partout: dans les dîners des Mitford, chez Cecil Beaton, dans les soirées de Tallulah Bankhead, dans les clubs où se croisent écrivains, acteurs, décorateurs et aristocrates. Il observe ce monde brillant, parfois vide, souvent drôle, et le transforme en matériau dramatique. On trouvera dans Private Lives des répliques entendues dans des salons, dans Cavalcade des échos des dîners patriotiques où il s’amuse autant qu’il s’ennuie. Il incarne parfaitement la vie mondaine des années 1930: un mélange d’insouciance, d’esprit, de cruauté légère, de champagne et de conversations à double fond.
Naissance d’un patriotisme élégant (pré-Cavalcade)
Loin des caricatures qu’on fait parfois de lui, Coward porte en lui un patriotisme discret mais profond. Pas un patriotisme bruyant ou chauvin, mais une affection sincère pour la dignité, l’humour, la retenue anglaise. Entre 1929 et 1931, il observe avec inquiétude les tensions montantes en Europe, la crise économique, l’instabilité politique. Ce patriotisme élégant et mélancolique nourrit Cavalcade, qui n’est pas une exaltation de l’Empire, mais une élégie pour un pays qui vieillit, qui change, qui se défait de ses illusions.
Sa relation avec sa mère: soutien permanent
À travers tout cela, Florence Coward — « Mother » — reste son ancrage affectif. Il la fait venir dans les premières, l’emmène dans ses voyages, la consulte pour ses choix, arrange sa vie matérielle avec soin. Elle est pour lui la seule présence constante et sans jugement dans un univers qui, tout en étant brillant, peut être féroce. C’est à elle qu’il doit en grande partie sa discipline, son sens du travail, et ce mélange de dureté et de tendresse qui le caractérise.
En conclusion, la période 1929–1931 est pour Coward une vraie métamorphose. Dans ces trois années, Noël Coward n’écrit pas seulement Bitter Sweet, Private Lives et Cavalcade. Il devient ce que l’histoire retiendra: un auteur, un acteur, un compositeur, un mondain, un patriote élégant, une icône de style, un homme capable d’être à la fois le miroir et le chroniqueur d’une Angleterre en pleine mutation.
Sa vie personnelle, sociale, financière et artistique converge alors pour créer une figure unique: celle d’un artiste total, un homme du monde, un esprit vif, un cœur discret, dont chaque phrase, chaque geste, chaque œuvre marquera durablement le théâtre britannique.
3.B.1.b) 1932–1935: cosmopolitisme, revues et audaces
Au sortir de 1929–1931, période où Coward a posé les fondations solides de ce qu’on appelle désormais le «Coward touch», l’auteur entre dans une phase nouvelle: l’expansion. Ce qu’il a perfectionné dans Private Lives, Cavalcade ou Bitter Sweet devient maintenant une sorte de passeport artistique qui lui permet d’élargir son territoire.
Les premières années des années 1930 sont marquées par une curiosité presque fiévreuse: Coward veut tout essayer, mais surtout tout déplacer - les formes, les genres, la géographie, son image publique. Après avoir dominé la scène londonienne, il s’internationalise. Il traverse l’Atlantique comme d’autres traversent la rue, installe des productions en parallèle à New York, s’essaie à des configurations nouvelles (revue, cycle d’un-actes, pièce sombre, comédie sophistiquée), et travaille avec des artistes de stature internationale comme Alfred Lunt et Lynn Fontanne.
C’est un moment où son identité artistique cesse d’être un style et devient une force mobile. Il s’autorise la liberté absolue: refaire une revue comme terrain d’essai, écrire pour un trio d’acteurs mythiques, composer un musical XVIIIème siècle, tenter un drame moite et psychologique, puis revenir à la virtuosité des formes courtes.
Autant de gestes qui témoignent d’un Coward en pleine possession de ses moyens, sûr de son art, mais jamais en sécurité - il avance, il explore, il déjoue les attentes.
Ainsi commence la période 1932–1935, celle d’un Coward cosmopolite, audacieux, infatigable, qui fait danser la haute sophistication et l’invention permanente.
«Words and Music» (1932 - Adelphi Theatre - 164 représ.)
Coward retrouve la revue, mais avec une maturité nouvelle
À l’été 1932, alors qu’il sort d’une série de triomphes, Noël Coward ressent le besoin de revenir vers un format plus libre: la revue sophistiquée. Il ne cherche pas le grand spectacle façon Cavalcade; il veut un espace de jeu, un atelier vivant où les chansons et les sketchs peuvent s’ajuster au millimètre. Le Manchester Guardian a écrit à propos du spectacle:
Avant même Londres, Coward teste la mécanique du spectacle en pré-exploitation à Manchester, au Manchester Opera House, du 25 août au 10 septembre 1932. Ces soirées de Try-Out, cruciales pour lui, lui permettent de resserrer une vanne, de déplacer une chanson, de sentir l’air du temps. Rien n’est jamais figé chez Coward tant que le public n’a pas réagi.
« M. Coward n’a jamais affûté sa plume avec plus de justesse qu’ici. Dans bon nombre de numéros, son livret finement ciselé dépasse la simple ingéniosité verbale, et sa partition - dont les conventions sont certes familières à ce stade — révèle une ampleur vive et réjouissante, tant dans la parodie que dans la construction… Une scène anglo-indienne acerbe, où un chœur de sahibs déclame que "peu importe combien nous pochons et barbotons, le soleil ne se couche jamais sur Government House", conduit à un numéro moqueur, vif et pseudo-héroïque, dont le refrain But mad dogs and Englishmen go out in the midday sun possède un véritable parfum gilbertien. »
The Manchester Guardian - 26 août 1932
La création londonienne a lieu quelques jours plus tard, le 16 septembre 1932, à l'Adelphi Theatre, dans un West End encore friand d’élégance malgré la crise économique. Une fois encore, la presse est très bonne:
« M. Coward a le sens de l’attaque… il avait déjà le public en liesse avant même que le chœur d’ouverture ne soit achevé… M. Coward possède, par-dessus tout, le don de la satire, et cette revue, avant tout satirique, est son meilleur travail dans le genre musical… cette vigueur incisive qui distingue la véritable satire du simple ricanement creux. »
The Times
« Words and Music porte le sceau du génie… Mad Dogs and Englishmen est un autre numéro qui file avec un tel entrain et un tel éclat qu’on l’entendra forcément partout où il y a des gramophones et des pianos… Words and Music n’a rien de commun avec la revue moyenne. M. Coward, en vérité, l’élève très au-dessus du lot. »
Daily Mirror
Contenu et esthétique: satire, élégance et mélancolie mêlées
La revue assemble avec un naturel confondant tout ce qui fait la patte de Coward:
- des numéros satiriques qui épinglent les travers britanniques
- des pastiches musicaux d’une redoutable précision
- de courts moments théâtraux, souvent tendres ou mélancoliques
- des scènes comiques impeccablement rythmées
- et surtout, un art du demi-ton - cette façon de dire le sérieux sans avoir l’air d’y toucher.
L’ensemble a la fluidité d’un salon mondain où l’on passerait d’une ironie bien envoyée à un aveu de fragilité en un quart de seconde.
Deux grandes chansons sont nées dans ce spectacle
Parmi les nombreuses chansons créées dans la revue, deux deviendront des standards de son répertoire:
- Mad About the Boy: une ballade élégante, d’une ambiguïté savamment entretenue. Coward y explore le désir inaccompli, la fascination pour une figure idéalisée. Les versions féminines sont jouées sur scène; les versions masculine et ouvertement homosexuelle - trop audacieuses pour 1932 - resteront dans ses tiroirs. La ligne mélodique, délicate et légèrement voilée, est l’un des plus beaux exemples de sa sensibilité retenue.
- Mad Dogs and Englishmen: on est ici tout à l’opposé avec une satire virevoltante, ciselée comme une pièce d’orfèvrerie verbale. Coward s’y moque de l’entêtement très britannique des Anglais sous les tropiques, incapables de reconnaître qu’ils sont en plein soleil de midi. Le tempo rapide et la précision du texte en font l’un de ses grands «tours de force» humoristiques.
«Mad about The Boy»
(The Complete Dinah Washington On Mercury Vol. 2 (1950-1952))
© The Complete Dinah Washington On Mercury Vol. 2 (1950-1952)
«Mad about The Boy»
(The Complete Dinah Washington On Mercury Vol. 2 (1950-1952))
© The Complete Dinah Washington On Mercury Vol. 2 (1950-1952)
Coward, un artiste de laboratoire
La force de Words and Music () réside dans cette idée simple: une revue est un terrain d’essai. Coward y rôde des idées, peaufine des atmosphères, teste la réaction du public avec une attention presque scientifique. Il utilise la structure souple du genre pour affiner son intuition dramatique - exactement ce qu’il fera plus tard avec Tonight at 8:30 ().
Pour lui, ce spectacle n’est pas une œuvre «mineure», mais une boîte à outils vivante.
Réception: succès élégant et durable
Comme nus l'avons déjà signalé ci-dessus, la critique londonienne accueille la revue avec chaleur. On salue son esprit, son chic, sa musique raffinée, son humour sans lourdeur. Le public suit: la production atteint 164 représentations à Londres, un score solide pour une revue de cette nature. Il ne s’agit pas d’un succès phénoménal façon Cavalcade, mais d’un triomphe mesuré — exactement ce que souhaitait Coward. Une revue suffisamment flexible pour évoluer au fil des semaines, suffisamment brillante pour renforcer sa réputation d’homme de théâtre complet.
Conséquences et postérité
Avec Words and Music, Coward pose une pierre importante dans son édifice artistique des années 1930. La revue cristallise: son sens aigu de la satire sociale, sa maîtrise du sentimentalisme stylisé, sa capacité à passer sans transition du rire à la mélancolie, son statut d’auteur-acteur-compositeur capable de tenir la scène tout en dirigeant ses interprètes.
C’est une œuvre-carrefour: un point d’équilibre entre les grandes constructions ambitieuses du début de la décennie et les expérimentations formelles qui suivront.


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