3.B.1) Noël Coward (1899–1973) (suite)
3.B.1.b) 1932–1935: cosmopolitisme, revues et audaces (suite)
«Design for Living» (1933 - Ethel Barrymore Theatre (Broadway) - 135 représ.)
En 1932, Noël Coward retrouve deux de ses amis de longue date, le couple mythique Alfred Lunt et Lynn Fontanne, favoris du public américain et immensément admirés pour leur technique de jeu presque télépathique. Depuis des années, ils réclament une pièce écrite pour eux. Coward accepte - mais il la veut à trois: Lunt, Fontanne… et lui-même. C’est ainsi que naît Design for Living (), une pièce «à distribution fermée», façonnée comme un costume haute couture, pensée dès l’origine pour l’alchimie entre trois acteurs aux personnalités brillantes.
Le Londres des années 1930, en pleine crispation morale, recule devant le sujet très libre de la pièce; impossible d’obtenir un visa de censure. Coward démarre donc la production à New York, où la pièce est créée le 21 janvier 1933 au Ethel Barrymore Theatre, dans sa propre mise en scène.
Design for Living () raconte l’histoire de trois artistes - Gilda, Otto et Leo - unis par un lien passionnel, esthétique et affectif qui déborde systématiquement les catégories habituelles de l’amour, de l’amitié et du désir. C’est un triangle mouvant, vibrant, où personne ne peut vivre sans les deux autres… mais où chacun croit pouvoir s’en sortir seul. Coward crée un ballet sentimental à trois, drôle, cruel et extrêmement moderne.
- Acte I: Paris – Les non-dits éclatent
- Gilda, décoratrice d’intérieur, vit avec Otto, un peintre, dans un appartement-studio plutôt miteux à Paris. Alors qu’elle met la table pour le petit-déjeuner, un visiteur inattendu arrive: Ernest, marchand d’art d’âge mûr, ami des trois protagonistes. Il vient montrer à Otto un Matisse qu’il vient d’acheter. Pour justifier l’absence du peintre, Gilda invente qu’Otto est au lit, atteint de névralgie et ne peut être dérangé.
- Ernest annonce alors que leur ami commun, Leo, est de retour à Paris après un grand succès remporté à Chicago avec sa nouvelle pièce. La conversation et l’attitude de Gilda commencent à troubler Ernest, qui songe à partir quand, à sa grande surprise, Otto entre par la porte d’entrée chargé de bagages, manifestement en pleine forme, ce qui ruine instantanément le mensonge de Gilda. Otto était en fait à Bordeaux, où il travaillait sur un portrait, et revient de manière inopinée parce que son modèle a rejeté la toile.
- Otto perçoit immédiatement la tension dans la pièce. Lorsque Gilda annonce que Leo est de retour à Paris, Otto, enthousiaste, part aussitôt avec Ernest pour lui rendre visite à à l’Hôtel George V.
- À peine les deux hommes ont-ils quitté l’appartement que Leo sort de la chambre, où il a passé la nuit - et couché avec Gilda. Les deux amants discutent de ce qu’ils ont fait, et de la nécessité d’être honnêtes avec Otto. Alors qu’ils rient à propos d’un souvenir amusant, Otto revient.
- Gilda et Leo avouent ce qui s’est passé et tentent de le rassurer en affirmant qu’ils l’aiment profondément. Mais Otto s’emporte, se met dans une colère noire et quitte l’appartement en les maudissant.
- Acte II: Londres – Gilda tente la normalité, mais le passé revient
- Dix-huit mois ont passé. Gilda vit désormais avec Leo dans son confortable appartement londonien. Il vient d’inaugurer une nouvelle pièce à succès et est très sollicité par les médias comme par les mondanités. Pourtant, cette réussite trouble Gilda.
- Leo propose qu’ils se marient, mais Gilda refuse : ce serait contraire à ses principes moraux… et blesserait Otto. Ils n’ont plus eu de nouvelles de lui depuis leur explosion à Paris, même s’ils l’aiment encore tous les deux.
Leo accepte une invitation pour un week-end à la campagne; Gilda, elle, préfère rester seule. Ils se disputent à propos de la vie sociale de Leo et de l’évolution de leur couple, quand on sonne: un journaliste arrive. Leo se montre sarcastique et désagréable, mais une fois Gilda sortie, il pose tout de même pour la photo, sourire forcé.
Scène 2 - Quelques jours plus tard, Gilda est seule dans l’appartement lorsque Otto arrive. Après quelques instants de gêne, ils se jettent dans les bras l’un de l’autre. Gilda comprend alors que ce qui manquait dans la vie qu’elle formait avec Leo… c’était en réalité Otto. Comme Leo, Otto est désormais reconnu et admiré: commandes prestigieuses à Londres, exposition programmée à New York. Gilda voit qu’Otto a changé, qu’il a mûri, et elle se sent soudain moins nécessaire.
Mais Otto affirme avec passion qu’il l’aime et qu’il n’y aurait rien de mal à reprendre leur liaison: ils vivent en marge des conventions, dit-il, et sont inévitablement liés l’un à l’autre. Ils finissent dans les bras l’un de l’autre sur le canapé.
Scène 3 - Le lendemain matin, Ernest arrive à l’improviste pour dire au revoir avant son départ pour New York. Gilda prétend que Leo dort encore, malade après une nuit agitée par des maux d’estomac. Elle se décrit comme une femme seule, libre, attachée à personne - et annonce qu’elle part, sans savoir où aller.
Elle dépose deux lettres contre la bouteille de brandy et quitte l’appartement avec Ernest, prévoyant de reprendre son taxi après l’avoir déposé à son hôtel.
Otto sort alors de la chambre, vêtu du pyjama de Leo, et tombe sur Miss Hodge, la domestique, qui désapprouve la situation. Leo arrive à son tour, revenu plus tôt que prévu du week-end à la campagne, pour découvrir Otto en pyjama et en train de fumer au salon. Otto avoue immédiatement ce qui s’est passé la veille. Au moment où ils se demandent que faire, Leo découvre les deux billets que Gilda a laissés.
Elle a écrit le même message aux deux hommes: « Adieu, mon petit génie. Merci pour les clés de la ville. » Comprenant qu’elle les a quittés, Leo et Otto se soûlent ensemble. Puis, réalisant peu à peu la solitude qui les attend sans Gilda, ils éclatent en sanglots… dans les bras l’un de l’autre.
- Acte III: New York - Le trio se reforme, mais rien n’est jamais simple
- Près de deux ans ont passé. Gilda est maintenant mariée à Ernest et vit à New York. Dans leur luxueux penthouse, elle reçoit des invités après une soirée à l’opéra.
- Soudain, Otto et Leo arrivent, sans y avoir été invités, et se mettent à troubler la réception par des allusions extravagantes à leur ancienne relation triangulaire avec Gilda. Ils déconcertent et choquent suffisamment les convives pour qu’ils s’en aillent. Gilda raccompagne poliment tout le monde, mais glisse secrètement une clé à Otto et Leo pour qu’ils puissent revenir sans être vus. Une fois seuls, elle quitte l’appartement par l’escalier de secours.
- Le lendemain matin, Ernest revient d’un voyage d’affaires à Chicago. Alors qu’il prend son café, Otto et Leo descendent, portant ses pyjamas. Ils lui expliquent ce qu’il s’est passé et l’informent que sa femme a disparu. Ernest, choqué et agacé, leur demande ce qu’ils veulent. Ils répondent franchement: ils veulent Gilda.
- Gilda arrive bientôt, révélant qu’elle a passé la nuit au Ritz pour réfléchir. Elle annonce à Ernest qu’elle le quitte: elle ne peut pas vivre sans Otto et Leo. Ernest entre alors dans une rage frénétique et, en quittant l’appartement, trébuche sur son paquet de tableaux. Gilda, Otto et Leo, restés seuls, s’écroulent en éclats de rire incontrôlables. Ce rire n’est pas léger: il est le signe qu’ils viennent de renoncer à la façade de respectabilité et d’accepter leur « design for living » – leur propre manière, bancale mais assumée, de vivre et d’aimer.
Londres doit attendre 7 ans pour avoir sa création
Le Lord Chamberlain ne pouvait absolument pas laisser passer ça
Jusqu’en 1968, toute pièce jouée à Londres devait obtenir un visa du Lord Chamberlain, censeur officiel du théâtre. Or Design for Living coche toutes les cases du "non merci": ménage à trois explicite, sans punition morale; relation émotionnelle et sexuelle fluide entre Otto, Leo et Gilda; allusions transparentes à la bisexualité des hommes; absence totale de leçon, de repentir, de morale finale; des personnages qui assument joyeusement leur anticonformisme.
Bref, pour la censure de l’époque, c’était du «comportement amoral», «antisocial» et «dépravé». Coward savait pertinemment que sa pièce ne passerait jamais le contrôle. Il écrit d’ailleurs à plusieurs reprises que Design for Living était «beaucoup trop libre» pour Londres. Résultat: il crée la pièce à Broadway, où la censure était plus souple, et où les Lunts étaient des stars d’un calibre tel qu’ils garantissaient le succès.
Le West End des années 1930 n’était pas prêt pour une telle modernité
Au-delà de la censure officielle, il y avait aussi une censure culturelle: le public londonien attendait de Coward de l’élégance mondaine, pas une radiographie des désirs non conventionnels; la presse conservatrice aurait démoli une pièce célébrant un triangle amoureux «fonctionnel»; la sexualité fluide et la liberté morale étaient considérées comme dangereuses ou délirantes. Même Coward le dit: la pièce fut jugée "désagréable" et "antisociale" par beaucoup. À New York, en revanche, où l’avant-garde théâtrale (O’Neill, Provincetown Players, Theatre Guild) avait déjà repoussé quelques limites, la pièce trouvait un terrain plus fertile.
La réussite tient à l’alchimie entre les trois interprètes: Les Lunts, complices absolus, jouent avec une précision d’orfèvres; Coward, avec son élégance naturelle et son sens du rythme, complète le triangle. Sur scène, les répliques fusent, les silences parlent et les ruptures de ton frôlent l’acrobatie.
Coward n’a jamais été aussi moderne qu’ici : il propose un modèle relationnel où la société n’a plus prise - un geste audacieux pour 1933.
La critique new-yorkaise oscille entre choc moral et admiration. On reproche à Coward son audace, mais on admire: la virtuosité du dialogue, l’éclat du trio, la modernité de la construction dramatique, et le charme irrésistible du spectacle. La pièce connaît un succès considérable aux États-Unis. Londres devra attendrele 25 janvier 1939 pour découvrir le spectacle (voir cadre ci-contre) au Theatre Haymarket.
Avant cela, la pièce a été adaptée (le terme est important) au cinéma. Le film s’intitule également Design for Living () et est sorti en décembre 1933, réalisé par Ernst Lubitsch. Le scénario a été écrit par Ben Hecht, basant librement son travail sur la pièce de Coward. Le casting comprend Fredric March, Gary Cooper et Miriam Hopkins dans les rôles principaux.
Lors de sa sortie, le film bénéficie de la notoriété de Ernst Lubitsch, alors au sommet de sa gloire hollywoodienne mais aussi de l’immense prestige du trio d’acteurs: Gary Cooper, Fredric March, Miriam Hopkins. Sans oublier un parfum de scandale associé à la pièce de Coward. Le public est au rendez-vous: le film est un succès commercial, soutenu par la fraîcheur de son ton, son audace sexuelle implicite et la signature Lubitsch.
Les critiques, en revanche, sont plus divisées. Ils admirent l'élégance typique de Lubitsch, la vitesse du dialogue (même réécrit), la chimie irrésistible du trio Cooper–March–Hopkins, le ton léger «pré-Code», délicieusement immoral. Mais ils reprochent d’avoir abandonné presque entièrement le style verbal, l’esprit, la sophistication cowardiens. Le scénario plus proche d’une comédie romantique hollywoodienne que d’une réflexion acerbe sur un triangle amoureux. Le ton est «arrondi», édulcoré, moins subversif que celui de la pièce.
La pièce a été reprise à de nombreuse reprises.
«Design fir Living» - Comment c'est arrivé - L’amitié derrière la pièce
Noël Coward écrivit Design for Living pour accomplir un pacte conclu onze ans plus tôt entre lui et ses amis Alfred Lunt et Lynn Fontanne. «Les Lunts», comme on les appelait alors, allaient devenir le couple théâtral le plus célèbre d’Amérique. Mais en 1921, lorsque Coward leur rend visite à New York, ils ne sont encore que de jeunes acteurs débutants, vivant dans une pension bon marché pour comédiens fauchés. Coward, lui aussi au tout début de sa carrière et encore relativement inconnu, partage avec eux la même faim de reconnaissance et de succès.
Dans son autobiographie Present Indicative, Coward se souvient de ces moments passés ensemble: «Depuis ces chambres miteuses mais chaleureuses, nous projetions nos vies dans une future célébrité. Nous discutions, tous les trois… de nos rêves les plus secrets de réussite. Lynn et Alfred devaient se marier: c’était le premier plan. Ensuite, ils devaient devenir les idoles incontestées du public: c’était le deuxième plan. Puis, une fois ces deux étapes franchies, ils devaient jouer exclusivement ensemble: troisième plan. Il me revenait d’apporter le quatrième, à savoir que lorsque nous serions tous trois devenus des stars d’ampleur suffisante pour attirer chacun notre public, alors, installés sereinement sur ce plan enviable de réussite, nous nous retrouverions et jouerions triomphalement ensemble.»
Quelques années plus tard, les trois amis atteignent bien la célébrité à laquelle ils aspiraient. Mais ce succès s’accompagne de calendriers de travail surchargés, et les occasions de travailler ensemble deviennent de plus en plus rares. En 1932, Coward commence à douter que leur projet commun se réalise un jour. Mais alors qu’il voyage en bateau autour de l’Amérique du Sud, il reçoit un télégramme des Lunts: « CONTRAT AVEC LE [THEATRE] GUILD EXPIRE EN JUIN – NOUS SERONS LIBRES – QU’EN DIS-TU? »
Coward passe les mois suivants de son voyage à imaginer un véhicule dramatique adapté à leur trio — avant de rejeter chaque idée avec frustration. Enfin, à bord d’un cargo norvégien reliant Panama à Los Angeles, les personnages et la structure de Design for Living se cristallisent dans son esprit. Il écrit la pièce en dix jours, travaillant uniquement le matin.
La production ouvre à Broadway en 1933. La popularité des Lunts est alors bien plus grande aux États-Unis qu’en Angleterre, et Coward sait probablement que la pièce - avec ses personnages amoraux et son sous-texte de bisexualité — ne passerait pas la censure du Lord Chamberlain, alors censeur officiel du théâtre britannique. Le succès est immédiat, à la fois critique et commercial. Il est si important que Coward renonce à sa règle personnelle de ne jamais jouer dans une pièce plus de douze semaines. Il prolonge son engagement à cinq mois au total. Durant la dernière semaine, la demande est telle que la police doit intervenir pour contenir les foules massées devant le théâtre.
Et pourtant, Coward eut toujours le sentiment que la pièce n’avait jamais reçu le respect ou la compréhension qu’elle méritait. Dans l’introduction au Play Parade – Volume 1, il écrit: « Elle a été aimée et détestée, honnie et admirée, mais jamais, je crois, suffisamment aimée par quelqu’un d’autre que ses trois interprètes principaux. Cela était peut-être inévitable, car son thème central, du point de vue du public moyen, doit sembler résolument antisocial… Beaucoup la trouvaient "désagréable". »
En évoquant les personnages de Leo, Otto et Gilda, Coward livre sa vision du mécanisme intime de leur relation: « Ces créatures brillantes, trop articulées et amorales tordent leurs vies en des formes et des problèmes fantastiques parce qu’elles ne peuvent pas faire autrement. Mues essentiellement par l’impact de leurs personnalités les unes sur les autres, elles sont comme des papillons de nuit tournoyant dans un cercle de lumière: incapables de supporter l’obscurité solitaire du dehors, mais tout aussi incapables de partager cette lumière sans se heurter constamment et s’abîmer les ailes. »


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