3.B.1) Noël Coward (1899–1973) (suite)

3.B.1.b) 1932–1935: cosmopolitisme, revues et audaces (suite)

  «Conversation Piece» (1934 - His Majesty’s Theatre - 177 représ.)  

 Coward retrouve le musical, avec Yvette Printemps en muse

image
«Conversation Piece»
Noël Coward, Louis Hayward
et Yvonne Printemps

En 1934, Coward se réattaque au musical - un genre qu’il aime mais qu’il aborde toujours avec pudeur et précision. Il conçoit Conversation Piece () autour d’une star: Yvonne Printemps, diva française au charme lumineux, actrice délicate et chanteuse à la diction de cristal. Coward tient à jouer un petit rôle au sein de la distribution, mais laisse volontairement la vedette à Printemps : il sait que son aura peut porter le spectacle. La première a lieu au His Majesty’s Theatre de Londres le 16 février 1934, après plusieurs mois de préparation intense.

 Une comédie sentimentale

Conversation Piece () est une comédie sentimentale située dans l’Angleterre de la fin du XVIIIᵉ siècle, un univers de ducs, de salons mondains, de réputations fragiles et de convenances très surveillées. Coward joue ici la carte du raffinement, du demi-ton et du roman d’amour en costumes, sans jamais sombrer dans la lourdeur de la reconstitution.

L’histoire s’ouvre sur l’arrivée de Mélanie, jeune Française au charme vif, qui débarque en Angleterre en se présentant comme une aristocrate émigrée fuyant les tourments de la Révolution. Elle n’est pourtant rien de tout cela: c’est une ancienne danseuse, recueillie par Paul, un directeur de théâtre à la retraite qui s’improvise pour l’occasion tuteur, oncle, mentor selon les besoins du mensonge.

Le duo pénètre un univers où chaque geste compte, où les regards évaluent immédiatement la naissance, la tenue, la bienséance. Mélanie joue son rôle avec une délicatesse attachante; Paul, avec une prudence inquiète, sachant que le moindre faux pas pourrait les trahir. Dès leurs premiers pas dans la société anglaise, on devine qu’ils naviguent au bord d’un gouffre: leur ascension dépend d’un équilibre fragile, fait de grâce, d’audace et de silence.

Parmi ceux qui tombent sous le charme de Mélanie se trouve le Duc d’Harcourt, homme élégant, cultivé, parfaitement à l’aise dans son rôle de grand seigneur éclairé. Il voit en elle ce que personne ne remarque: une énergie, une vivacité presque moderne sous la poudre et les conventions.

Touché par sa fragilité autant que par son esprit, il s’improvise protecteur et introducteur dans le monde raffiné des salons londoniens. Grâce à lui, Mélanie devient la curiosité du moment : une Française exquise, mystérieuse, suffisamment discrète pour intriguer et suffisamment brillante pour séduire.

Le Duc perçoit bien que sa protégée n’est pas tout à fait ce qu’elle prétend être, mais cet écart entre vérité et apparence lui plaît presque: il y trouve un parfum d’aventure et une liberté inattendue dans un univers corseté.

oward installe alors un jeu de relations où chacun tente d’exister derrière les façades que la société impose. Mélanie doit briller sans trop attirer l’attention, Paul doit surveiller chaque détail pour éviter que l’on devine leurs origines, et le Duc tente, avec son élégance coutumière, de comprendre ce qu’il ressent pour cette jeune femme qui contredit doucement toutes ses certitudes.

Dans ce monde où l’étiquette dirige tout, les moindres incidents deviennent des événements :

  • une phrase mal interprétée entraîne une rumeur
  • une visite imprévue risque de révéler un secret
  • une jalousie naissante modifie les alliances

Entre les dames du beau monde, intriguées ou menaçantes, et les jeunes aristocrates en quête de prestige, Mélanie doit naviguer comme une danseuse sur un parquet glissant. L’amour, quant à lui, s’insinue peu à peu dans les interstices de la comédie sociale : un regard trop long, une émotion trop vraie, un trouble difficile à masquer.

Le Duc, contre toute prudence, s’attache. Mélanie, contre toute raison, commence à l’aimer en retour.

Mais la tension monte au rythme des invitations, des visites et des soupçons. Paul, de plus en plus nerveux, comprend que la supercherie ne pourra pas tenir : la société qu’ils ont intégrée est superficielle mais impitoyable ; elle pardonne les écarts… mais jamais les impostures.

Déchirée entre son rôle fabriqué et ce qu’elle ressent réellement, Mélanie laisse parfois transparaître des gestes, des expressions qui ne conviennent pas à son identité inventée. Le Duc lui-même, intuitif, décèle des failles dans son histoire. Peu à peu, le spectateur voit se fissurer la façade : l’aristocrate idéale est aussi une jeune femme qui lutte pour exister par elle-même, au-delà du mensonge qu’elle s’est imposé pour survivre.

Lorsque la vérité menace d’éclater complètement, Mélanie se trouve face à un choix qu’elle ne peut plus éviter:

  • fuir, comme elle l’a déjà fait, et renoncer à tout
  • avouer, au risque de perdre le Duc et la position qu’elle a acquise
  • ou se fier enfin à celui qu’elle aime.

Coward conduit alors l’intrigue vers un dénouement empreint de douceur et de dignité. Contrairement à la dureté attendue de l’étiquette, c’est la sincérité qui sauve la relation. Le Duc, loin d’être un arbitre moral, est un homme de cœur : il choisit Mélanie pour ce qu’elle est réellement, non pour le masque qu’elle a porté.

La société autour d’eux ne change pas — elle restera rigide, bavarde et hypocrite — mais Coward laisse entendre que les deux protagonistes pourront, ensemble, en déjouer les pièges et construire autre chose.

 Musique et atmosphère: délicatesse plutôt que grand spectacle

La partition est raffinée, légère, presque chambriste par moments. Coward ne cherche pas le grand numéro spectaculaire: il préfère les couleurs pastel, les chansons sentimentales teintées d’ombre et les airs en demi-teinte. L’écriture vocale met en valeur: la clarté de Printemps, les ensembles conversationnels et un humour feutré dans les parties parlées-chantées. C’est un musical «de salon», élégant, d’une sophistication très britannique.

 Réception: critiques positives mais succès modéré

La critique londonienne salue la finesse de l’ouvrage:

  • l’élégance de la mise en scène
  • la précision du texte
  • la grâce quasi irrésistible d'Yvonne Printemps
  • la musique délicatement ciselée.

Le public anglais, en revanche, ne s’emballe pas massivement. Conversation Piece () connaît un succès honorable mais sans éclat, devant beaucoup à son interprète principale. Coward, philosophe, s’en satisfait: l’œuvre confirme qu’il peut naviguer dans le musical sans le moindre effet tapageur - un choix artistique assumé.

Par contre, à Broadway, l'accueil est vraiment froid e tle musical ne résistera que 55 représentations au 44th Street Theatre. Printemps faisait là ses débuts new-yorkais en anglais (en 1926, elle était apparue dans Mozart, une production en français) et comme nous l'avons signalé, pour Conversation Piece (), elle avait appris son texte anglais phonétiquement. Plusieurs raisons peuvent expliquer l’absence d’enthousiasme du public payant - une seule d’entre elles aurait peut-être suffi à condamner la production, mais leur accumulation fut fatale.

L’œuvre fut sans doute perçue comme trop discrète, trop polie, et peut-être le public réalisa-t-il que Conversation Piece () n’était pas un musical à part entière, mais plutôt une pièce agrémentée de quelques chansons. Au-delà de deux prologues parlés en vers, d’une séquence de pantomime sur musique et de deux reprises, la partition ne comporte que neuf chansons: trop pour une pièce, pas assez pour un véritable musical. Le spectacle flottait «entre-deux». On parlerait aujourd'hui de théâtre musical.

Une autre déception probable fut l’absence de Noël Coward sur scène. Fresnay reprit son rôle à New York, mais si Coward avait joué ne fût-ce que durant les premières semaines de la production américaine, sa présence aurait certainement suscité davantage de curiosité. Il n’aida pas non plus que l’anglais de Printemps soit difficile à comprendre, au point qu’on ne savait pas toujours dans quelle langue elle parlait ou chantait.

Toutes ces raisons contribuèrent sans doute à un box-office terne. Et il est vrai que l’histoire elle-même ne rendait pas service au spectacle, surtout lorsqu’on l’étirait en trois actes et deux entractes.

Voici quelques avis de la presse New Yorkaise:

  • The New York Times (Brooks Atkinson): Atkinson qualifie Conversation Piece () de «fluffy omelet» («omelette légère et mousseuse») et estime que Printemps en sert «les bouchées les plus délicieuses». Elle est, selon lui, «l’enchantement principal de la soirée», bien qu’il note que son anglais n’est pas toujours identifiable comme tel. Il loue également la grâce et la distinction de Fresnay ainsi que les somptueux costumes de la Régence. Mais en dehors de cela, l’œuvre est «passablement ennuyeuse» et «ni la conversation ni la pièce n’ont la vivacité distinctive de la plupart des œuvres de M. Coward».
  • Time Magazine: le critique anonyme trouve la soirée «agréable», mais souligne qu’elle est «mince», «légère» et qu’il ne s’y passe pas grand-chose. Il note deux points forts: I’ll Follow My Secret Heart et I’ll Follow My Secret Heart. Il regrette cependant que Printemps n’articule pas suffisamment les paroles «gracieuses» de Coward pour les rendre intelligibles.
  • The New Yorker (Robert Benchley): Benchley considère la soirée «délicieusement agréable», «charmante et légère», avec une musique «très plaisante» et des costumes «ravissants». Séduit par Printemps, il observe cependant que son anglais ne «jaillit» pas clairement et que son français est «un peu rapide pour certains de nos esprits laborieux». Mais tant qu’elle «parle de n’importe quoi», cela lui convient parfaitement. Il note qu’il n’y a «pas beaucoup d’histoire, même si elle fait l’affaire», et qu’à certains moments «il ne semble pratiquement rien se passer». Malgré tout, il conclut qu’il s’agit d’un «vrai délice» et qu’il n’a «aucune honte à le dire»!