3.B.1) Noël Coward (1899–1973) (suite)

3.B.1.b) 1932–1935: cosmopolitisme, revues et audaces (suite)

  «Point Valaine» (1935 - Ethel Barrymore Theatre - 55 représ.)  

 Coward casse délibérément son image

En 1935, Noël Coward est au sommet de sa popularité: le public attend de lui des comédies scintillantes, des revues raffinées, des intrigues mondaines où l’ironie se mêle au glamour. Coward, fidèle à sa logique de ne jamais se répéter, décide alors de surprendre - voire de déranger - en écrivant une pièce sombre, moite, presque étouffante, très loin de tout ce que le public associe à son nom.

L’idée lui vient de son goût ancien pour les milieux coloniaux, les climats lourds, les tensions psychologiques liées à l’isolement. Il veut écrire une pièce où les personnages ne brillent pas mais se dégradent, où le décor tropical agit comme une serre émotionnelle, accélérant la jalousie, le désir, la trahison et la violence.

image
La distribution de la production originale de «Point Valaine» de Noël Coward à Broadway
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/b8d20960-c5ad-012f-56f5-58d385a7bc34

Comme il l'avait fait pour Design for Living () en 1933, il confie les rôles principaux à deux immenses stars américaines: Alfred Lunt et Lynn Fontanne, ses amis et collaborateurs fétiches, célèbres pour leur impressionnante virtuosité comique.
L’audace est totale: il leur offre ici des rôles à rebours de leur image, dans une histoire lourde, brutale, sensuelle.

 Intrigue: un drame moite dans les tropiques

L’action se déroule dans une petite pension isolée quelque part dans les Antilles, un lieu moite, perdu, où la chaleur et l’ennui semblent corroder les êtres autant que les murs.

  • Acte I: Paris – La pension, la chaleur, l’attente
  • image
    Lynn Fontanne (Vallon) - «Point Valaine»
    © Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
    https://digitalcollections.nypl.org/items/af110a90-c5ad-012f-0b66-58d385a7bc34
  • La pension de Vallon (Linda Valaine jouée à la création par Lynn Fontanne) vit dans une atmosphère de torpeur tropicale. Stephan (Alfred Lunt), jeune employé intelligent et observateur, circule entre les clients et la direction avec une insolence contrôlée; il connaît les fragilités de chacun et joue souvent d’un humour sec pour commenter la situation. Il est à la fois témoin et baromètre moral de la maison.
  • Fernand, le mari de Vallon, alcoolique, jaloux et malade, domine la pension de sa mauvaise humeur et de son ressentiment. Stephan, qui le méprise à demi, esquive ses colères tout en observant lucidement sa progressive dislocation.
  • Dans cet univers étouffé arrive Martin (Louis Hayward), jeune Européen séduisant. Sa présence provoque un choc immédiat: Vallon se redresse, Fernand se crispe, les pensionnaires chuchotent, Stephan observe avec un mélange d’ironie et de méfiance.
  • Dès l'arrivée de Martin, Stephan devine ce que Vallon ne veut pas encore s’avouer: la pension vient de perdre son fragile équilibre.
  • Acte II - Le glissement: désir, jalousie… et regards inquisiteurs
  • image
    Lynn Fontanne (Vallon) et
    Louis Hayward (Martin)

    © Billy Rose Theatre Division, The NY Public Library
    https://digitalcollections.nypl.org/items/af110a90-c5ad-012f-0b66-58d385a7bc34
  • Le deuxième acte est celui de la transgression. La relation entre Vallon et Martin devient rapidement une liaison sensuelle, semi-cachée mais visible pour quiconque a des yeux - et Stephan les a très grands ouverts. Il apporte des plateaux, range les pièces, croise les regards… et comprend tout. Son comportement change subtilement: il devient protecteur envers Vallon, mais aussi critique, parfois même légèrement provocateur envers Martin.
  • Pour Stephan, Vallon reste une figure à la fois maternelle et tragique: sa déchéance sentimentale le touche, mais il désapprouve l’aveuglement qui la mène vers Martin.
  • Pendant ce temps, Fernand sent la trahison. Sa jalousie grandit, alimentée par la chaleur, l’alcool et par les informations partielles qu’il cueille… parfois même à travers des remarques ou des silences de Stephan, qui ne dit jamais tout mais ne protège pas vraiment le secret. Stephan devient ainsi le témoin privilégié du délitement moral de la maison, et celui qui comprend le mieux la menace imminente.
  • Acte III - L’explosion finale: un drame annoncé
  • image
    Alfred Lunt (Stephan) - «Point Valaine»
    © Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
    https://digitalcollections.nypl.org/items/af110a90-c5ad-012f-0b66-58d385a7bc34
  • Le dernier acte mène à la catastrophe. Fernand, désormais certain de l’infidélité de Vallon, confronte le couple dans une scène de violence presque animale. Stephan est l’un des premiers à mesurer l’ampleur du danger: il tente d’intervenir, de calmer, d’empêcher l’irréparable - mais il est trop jeune, trop faible dans la hiérarchie, trop tardif.
  • La tension explose dans un déchaînement brutal.
  • Fernand meurt (la pièce laisse volontairement planer l’ambiguïté sur la nature exacte de l’acte: accident, coup porté, geste incontrôlé). Stephan assiste à la scène finale, bouleversé mais lucide, comprenant que ce qu’il a observé pendant toute la pièce ne pouvait mener qu’à cela. Il reste le seul personnage doté d’une conscience morale claire - mais impuissante à empêcher le drame. Pour Vallon et Martin, la mort de Fernand brise tout espoir. Leur passion, née d’un ennui brûlant, se transforme en une culpabilité silencieuse.
  • Le climat redevient étrangement calme, mais c’est un calme de tombe. Stephan, dernier témoin debout, referme symboliquement la pièce: la pension n’est plus seulement un lieu étouffant - c’est devenu un lieu hanté.

 La mise en scène originale de «Point Valaine» en 1935

image
Lynn Fontanne (Vallon)
et Alfred Lunt (Stephan)

© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/bad5b110-c5ad-012f-b514-58d385a7bc34

Au moment où Point Valaine est créé, Lunt & Fontanne sont associés à des rôles brillants, rapides, comiques, d’une sophistication presque acrobatique. Ils incarnent, depuis les années 1920, le «couple parfait» du théâtre américain: lumière, précision, élégance, virtuosité verbale et complicité radieuse. Coward leur propose ici l’inverse absolu. Il leur donne pour mission de jouer l’ombre, la lenteur, la moiteur, la décadence morale. Et cette audace - presque une provocation artistique - conditionne toute la mise en scène.

Pour la mise en scène de cette créatioon américaine, Coward abandonne volontairement: les couleurs pastel, les rythmes rapides, les scènes «chorégraphiques», l’ironie scintillante, la diction brillante qui caractérisait le «Coward Touch». À la place, il opte pour un réalisme tropical, proche de ce que l’on appellerait aujourd’hui un «naturalisme chargé»: mouvements lents, silences lourds, respiration déréglée par la chaleur, gestes effleurés plutôt que soulignés, tension qui monte dans les interstices, pas dans les répliques.

Le décor de la pension, conçu comme un espace «qui transpire», rend la scène presque étouffante : murs lézardés, ventilateurs poussifs, mobilier fatigué, tissus poisseux. Ce contraste visuel entre l’image glamour des Lunts et le monde crasseux de Point Valaine crée une vibration très forte.

 Le jeu de Lynn Fontanne: sensualité retenue, désespoir intérieur

image
Lynn Fontanne (Vallon)
et Alfred Lunt (Stephan)

© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/bad5b110-c5ad-012f-b514-58d385a7bc34

Lynn Fontanne, dans le rôle de Vallon, est la révélation absolue de la production - mais une révélation  à rebours»:

  • Disparition de la diva lumineuse
  • Elle abandonne toute forme de séduction mondaine. Adieu le sarcasme scintillant, les répliques fusées, l’énergie ironique. Elle joue une femme fatiguée, désillusionnée, sensuelle malgré elle, prisonnière de son propre corps et de son mariage.
  • Une sensualité lente
  • Fontanne joue la sensualité de Vallon non comme une provocation mais comme une fatalité. Ce n’est pas une vamp: c’est une femme qui ne se maîtrise plus, happée par la chaleur, la solitude et l’irruption de Martin. Chaque geste, chaque regard, est une oscillation entre désir et honte.
  • La retenue
  • Fontanne ne surjoue jamais. Son jeu repose sur de minuscules décalages: une épaule qui s’affaisse, une respiration qui tremble, une phrase qui se brise. C’est une performance étonnamment moderne, presque cinématographique.

 Alfred Lunt: charme dangereux et ambivalence morale

Alfred Lunt, star comique habituée aux reparties rapides et au style brillant, devient ici un personnage ambigu, presque immoral.

  • Stefan, maître d’hôtel russe, consumé par la jalousie et le désespoir
  • Lunt, lui, ne joue pas le jeune héros romantique, mais Stefan, le maître d’hôtel russe au passé mystérieux, amant installé de Linda. Il n’est donc pas un simple serviteur de l'intrigue. Il est le regard moral de la pièce, le thermomètre émotionnel de la pension, le pont entre les classes sociales, le détecteur des tensions sexuelles, et le miroir qui renvoie Vallon et les autres à leurs contradictions. Pour cela, Lunt joue Stefan avec un mélange fascinant de réserve, d'intelligence silencieuse, d'ironie contenue, de sensibilité blessée, de pudeur et à certains moments, une douleur palpable.
  • Contrairement à d’autres productions ultérieures où Stefan est traité comme un rôle secondaire, lors de la création mise en scène par Coward toutes les scènes sont construites pour lui donner du poids. Il devient le témoin principal de la tragédie - un rôle d’une richesse étonnante. Sur scène, cela impose à Lunt de jouer avec un accent (léger, mais présent). Sa corporalité est aussi très différente de l'habitude: plus fermée, plus «servile» en façade, puis de plus en plus menaçante il fait naître un jeu de tension intérieure: l’homme qui voit son territoirtel) lui échapper.
  • Contrairement à Martin (le jeune aviateur joué par Louis Hayward), Stefan n’a aucun glamour «propre»: il est trop proche, trop impliqué, trop marqué. La mise en scène insiste sur cette opposition:
    • Martin = fraîcheur, jeunesse, avenir
    • Stefan = passé, dépendance, menace
    Lunt, habitué à faire rire, doit jouer ici la violence du besoin, la jalousie, le ressentiment – et surtout une fin sans rédemption, sans «moment noble»: un suicide hors scène et une épitaphe glaciale de Linda («I must see about engaging a new head waiter»).
image
Lynn Fontanne (Vallon) et Alfred Lunt (Stephan)
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/bad5b110-c5ad-012f-b514-58d385a7bc34

 Direction d’acteurs: Coward sculpte une relation Vallon–Stefan d’une profonde intensité

Coward dirige Fontanne et Lunt comme un duo tragique:

  • Vallon incarne la sensualité, la lassitude, l’errance émotionnelle.
  • Stefan est le jeune homme lucide, socialement inférieur, mais affectivement supérieur dans sa capacité à comprendre les autres.

Entre eux naît une relation trouble. Pas une romance, mais un lien quasi viscéral - mélange de protection, de fascination, de défiance et d’un sous-texte sexuel discret, jamais consommé mais omniprésent.

Lunt joue Stefan comme quelqu’un qui

  • voit tout
  • comprend tout
  • souffre de tout
  • mais ne peut rien empêcher

Fontanne joue Vallon comme quelqu’un qui, au contraire

  • ne voit plus
  • ne comprend plus
  • agit par instinct
  • et ne peut plus se sauver elle-même

Coward utilise ce contraste comme un moteur dramatique puissant.

 Réception: admiration technique, malaise émotionnel

image
Lynn Fontanne (Vallon)
et Louis Hayward (Martin)

© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/bad5b110-c5ad-012f-b514-58d385a7bc34

Les critiques reconnaissent la performance exceptionnelle des Lunts et la précision de la mise en scène de Coward intégrant un réalisme inhabituel du décor et du climat. Mais beaucoup parlent d’un "malaise", d’une atmosphère trop lourde, d’une pièce trop sombre pour ces acteurs idolâtrés.

Le public, venu voir les Lunts briller, se retrouve face à un drame moite où les rires ne viennent jamais.

Brooks Atkinson nota le «sentiment d’horreur imminente» que Coward parvenait à créer: «M. Coward sait extraire la laideur et la violence de l’atmosphère tropicale.» Il considérait le suicide de Stefan comme «l’aboutissement d’une fièvre vague et croissante dans la vie détachée de Point Valaine, et M. Coward est assez ingénieux pour en saisir toute la portée maléfique.» Atkinson loua également chaleureusement les deux vedettes, suggérant que l’impact de la pièce devait beaucoup à leurs interprétations. Le confrère critique d’Atkinson, Percy Hammond, apprécia lui aussi la pièce, mais estima qu’elle ressemblait à «une petite pièce et un grand spectacle», remarquable surtout pour la performance des Lunts. Burns Mantle, dans le Chicago Tribune, félicita Coward d’avoir rompu avec son style mondain habituel, mais regretta qu’il ait choisi un sujet «si laid et rebutant», et critiqua les Lunts d’avoir accepté de tels rôles. Le correspondant new-yorkais du Times jugea que la pièce possédait «une puissance émotionnelle réelle et violente: une puissance tout à fait différente de tout ce que M. Coward avait écrit jusque-là». Mais il ajouta qu’il faisait partie d’une minorité parmi les critiques à considérer l’œuvre aussi favorablement.

image
Lynn Fontanne (Vallon)
et Louis Hayward (Martin)

© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/bad5b110-c5ad-012f-b514-58d385a7bc34

Lorsque la pièce fut enfin montée à Londres en 1947 - plus de 10 ans donc après sa création à Broadway - Philip Hope-Wallace, dans le Manchester Guardian, déclara qu’on s’était longtemps demandé pourquoi une pièce sérieuse écrite par un auteur aussi illustre que Coward n’avait jamais été jouée à Londres. Pourtant, «sur le papier, cette histoire semblait pleine de qualités», elle s’avéra en réalité être «l’une de ces pièces qui échouent par manque d’éloquence essentielle… un ratage continu, malgré quelques portraits incisifs». Le critique du Times, pour sa part, estima que «l’histoire simple sonne juste, et son personnage central est décrit avec toute son ampleur et toute sa profondeur… de nombreux passages sont profondément émouvants».

Lorsque la pièce fut reprise au Festival de Chichester en 1991, le critique du Guardian y vit «un coup de tonnerre théâtral… une découverte rare». «Jamais avant ni après [Coward] n’a écrit sur les rapports sexuels et sur une relation érotique franchissant les frontières de la classe et du rang avec une telle force et une telle conviction.» Selon Philip Hoare, cependant, la pièce est «insatisfaisante, car elle ne parvient pas à explorer réellement les questions qu’elle soulève». Il y décèle une dette envers Somerset Maugham dans la construction des personnages et dans le milieu décrit, et suggère que Mortimer Quinn est une évocation de Maugham lui-même, à qui le texte publié de la pièce est d’ailleurs dédié.