3.B.1) Noël Coward (1899–1973) (suite)
3.B.1.b) 1932–1935: cosmopolitisme, revues et audaces (suite)
«Tonight at 8:30» (1936 - Phoenix Theatre - 157 représ.)
Au milieu des années 1930, Noël Coward traverse une phase d’une extraordinaire fécondité, mais aussi d’une réinvention permanente. Après avoir imposé son style dans les comédies brillantes (Private Lives () ou Design for Living ()) et les grandes fresques (Cavalcade ()), il se lance dans une série d’expériences plus intimes, plus variées, parfois plus risquées. Comme nous l'avons vu, c’est durant ces années qu’il écrit Conversation Piece () (1934), un musical délicat, presque chambriste, porté par Yvonne Printemps, où il explore une sensibilité plus tendre, plus nuancée, loin des éclats mondains qu’on associe habituellement à son nom.
À l’inverse, il ose en 1935 une plongée radicale dans la noirceur avec Point Valaine (), drame tropical à la sensualité moite, très éloigné de la «Coward touch» habituelle - une œuvre courageuse, presque déroutante, où il dirige les Lunts dans des rôles à rebours de leur image.
Pris entre ces deux pôles - la miniature sentimentale et le drame brûlant - Coward cherche un format capable d’accueillir toute l’étendue de son théâtre: la comédie acide, la fantaisie musicale, la satire sociale, la tragédie psychologique. De cette envie naît l’ambitieux projet de Tonight at 8:30 (), cycle de dix pièces en un acte, conçues pour être jouées en combinaisons multiples, comme un kaléidoscope de son art. Au moment où il imagine cette série, Coward est un artiste en pleine maîtrise, qui veut à la fois s’amuser, se renouveler et démontrer l’élasticité de sa dramaturgie.
Entre l’élégance sentimentale de Conversation Piece (), la noirceur suffocante de Point Valaine () et la virtuosité multiforme de Tonight at 8:30 (), ces années forment un triptyque passionnant où l’auteur explore toutes les textures possibles de son théâtre - du murmure à l’explosion, de la chanson tendre au drame le plus cru.
Le cycle : un kaléidoscope en dix pièces
Les dix pièces, très différentes de ton, forment un portrait en coupe de l’univers cowardien:
- We Were Dancing – comédie de rencontre amoureuse éphémère (ils dansent, décident de tout plaquer, puis réalisent qu’ils n’ont rien en commun).
- Red Peppers – farce musicale sur un duo de music-hall raté, avec chansons («Has Anybody Seen Our Ship?», etc.).
- Hands Across the Sea – comédie de mauvaises manières, satire d’un couple mondain débordé par ses invités.
- Fumed Oak – «unpleasant comedy» : un petit vendeur écrasé par sa famille explose et les plante tous là.
- Family Album – pastiche victorien avec musique, famille en deuil… pas si accablée que ça.
- Shadow Play – «musical fantasy» : une femme au bord de la rupture conjugale revit son mariage en rêve, entre dialogues et chansons.
- The Astonished Heart – tragédie : un psychiatre, tombé fou amoureux d’une amie de sa femme, se désintègre psychiquement jusqu’au suicide.
- Ways and Means – comédie de couple fauché dans la Riviera, pris dans une histoire de vol.
- Still Life – drame discret dans un buffet de gare : l’amour adultère de Laura et Alec, qui deviendra Brief Encounter au cinéma.
- Star Chamber – satire d’un comité de théâtre caritatif, abandonnée après une seule représentation.
On y trouve des comédies pures, trois pièces franchement graves (The Astonished Heart, Shadow Play, Still Life) et quatre pièces avec chansons intégrées, qui brouillent la frontière entre théâtre parlé et musical.
Six des pièces (We Were Dancing, The Astonished Heart, Red Peppers, Hands Across the Sea, Fumed Oak et Shadow Play) sont présentées pour la première fois à l’Opéra de Manchester à partir du 15 octobre 1935. Une septième pièce de théâtre, Family Album, a été ajoutée à la tournée provinciale de neuf semaines qui a suivi. Les trois dernières ont été ajoutées pour la tournée londonienne: Ways and Means, Still Life et Star Chamber, qui n’a été jouée qu’une seule fois. Star Chamber, a été abandonnée après une seule représentation. Les neuf autres pièces ont été présentées en trois programmes de trois pièces chacun. Il y a eu de nombreuses reprises de nombreuses pièces individuelles, mais les reprises du cycle complet ont été beaucoup moins fréquentes. Plusieurs des pièces ont été adaptées au cinéma et à la télévision.
Réception & postérité
En 1936, le cycle est vu comme un tour de force d’acteur-auteur: Coward et Lawrence changent de rôle, d’accent, de registre et parfois de genre en un seul soir. Le cycle londonien tient 157 représentations, celui de Broadway 118 - interrompu parce que Coward s’écroule littéralement d’épuisement.
Les critiques saluent la variété de tons, l’intelligence de la construction en soirées triples, et la performance du duo Coward–Lawrence.
En revanche, le cycle complet est difficile à remonter: on reprend souvent des pièces isolées (surtout Still Life, Red Peppers, Fumed Oak, Hands Across the Sea, Shadow Play), beaucoup plus rarement les neuf ou dix pièces d’un bloc. Des «marathons» Tonight at 8:30 (Shaw Festival, English Touring Theatre, etc.) suscitent régulièrement l’enthousiasme critique en montrant à quel point l’ensemble est plus nourrissant qu’il n’y paraît.
Comment fonctionnait réellement le cycle Tonight at 8:30 ?
- Dix pièces… mais jamais les dix dans la même soirée
- Noël Coward écrit dix pièces en un acte, mais le public n’en voit que trois par représentation. Chaque soirée du cycle propose un triple programme (trois «courtes pièces» jouées dans le même ordre, avec deux entractes). Pourquoi trois? Parce que Coward veut un rythme varié, une palette émotionnelle large, un jeu polyphonique entre comédie, drame, musical et satire. Il imagine le cycle comme une boîte de chocolats scéniques, où l’on change de saveur à chaque ouverture de rideau.
- Trois soirées différentes, trois programmes différents
- À Londres en 1936, le cycle s’organise en trois programmes, chacun composé de trois pièces:
- Programme A
- We Were Dancing
- The Astonished Heart
- Red Peppers
- Programme B
- Hands Across the Sea
- Fumed Oak
- Shadow Play
- Programme C
- Family Album
- Ways and Means
- Still Life
- Programme A
- Coward joue beaucoup avec les équilibres: une comédie + une pièce grave + une pièce musicale = une soirée complète et satisfaisante. ⚠️ Comme nous l'avons dit, Star Chamber n’a été jouée qu’une seule fois et retirée immédiatement, car elle rallongeait trop les cycles.
- Le spectateur pouvait choisir… ou revenir voir une autre combinaison
- L’intérêt du système, pour Coward, était double:
- fidéliser le public
- On venait une première fois voir un programme, puis une deuxième fois pour un autre. Le cycle devient une expérience étalée, presque un abonnement Coward.
- montrer la polyvalence des acteurs
- Coward et Gertrude Lawrence pouvaient jouer: des aristocrates, des ivrognes, des clowns de music-hall, des personnages tragiques, des couples en crise…
- … en une seule soirée.
- Le spectacle n’était pas seulement les pièces: c’était le duo Coward–Lawrence, capables de se métamorphoser trois fois par nuit.
- Le cycle n’était pas fixe: Coward changeait parfois les combinaisons
- Certains soirs, selon la disponibilité, la fatigue, l’envie ou la réception publique, le programme pouvait légèrement varier. Coward n’était pas dogmatique. Il utilisait Tonight at 8:30 () comme un laboratoire vivant, où il ajustait la couleur d’une soirée.
- Un défi technique considérable
- Pour les comédiens
- 3 rôles par soirée
- 3 tons différents
- changements éclairs
- énergie folle
- Pour les équipes
- 3 décors
- 3 ambiances sonores
- 3 plateaux lumineux
- répétitions multiples…
- Pour les comédiens
- Coward aimait dire que c’était «le théâtre comme un numéro de cirque - mais un cirque élégant».
- Pourquoi ce format était révolutionnaire ?
- Parce qu’aucun auteur star n’avait jamais imaginé:
- d’offrir un cycle modulable
- d’explorer autant de registres en parallèle
- de faire du one-act play une forme prestigieuse
- d’écrire un portrait d’artiste éclaté en dix miniatures
- «Une œuvre pour montrer tout ce que le théâtre peut être», pourrait-on dire.
Un autoportrait éclaté de Noël Coward
À travers les dix pièces qui composent Tonight at 8:30, Noël Coward ne se contente pas d’offrir une série de divertissements variés : il construit, pièce après pièce, un autoportrait en fragments, une sorte de mosaïque théâtrale où chaque miniature montre une facette différente de son art - et, en filigrane, de sa personnalité. Le cycle est une galerie de miroirs. On n’y trouve jamais Coward tout entier dans une seule pièce, mais un morceau de lui dans chacune.
- Le mondain étincelant: l’humour comme carapace (Hands Across the Sea, Ways and Means)
- Ici apparaît le Coward que le public croit bien connaître: celui des salons surchauffés, des reparties éclair, de la satire mondaine. Il observe les snobs, les arrivistes, les couples qui trichent - toujours avec cette précision d’entomologiste amusé. Mais derrière ce brillant s’entend une note plus sourde: l’ironie est une armure, un moyen de garder le monde à distance. Coward se présente autant comme un maître de l’esprit que comme un homme qui s’en protège.
- Le nostalgique discret: la fragilité des sentiments (Still Life, Shadow Play, Family Album)
- La plus grande surprise du cycle réside peut-être dans ces pièces intimes, tendres, presque mélancoliques. Coward y dévoile une émotion retenue, pudique, qui contraste avec l’image du dandy scintillant.
- Still Life: un amour impossible dans un buffet de gare - le Coward des silences.
- Shadow Play: un mariage en crise revisité par le rêve - le Coward des illusions intérieures.
- Family Album: un deuil victorien traversé d’émotions mêlées - le Coward de la mémoire.
- On découvre ici un auteur qui comprend profondément la vie domestique, la routine, les moments suspendus, la douleur discrète. Le masque tombe : derrière l’élégance, il y a un cœur vulnérable.
- Le clown music-hall: énergie, rythme, autodérision (Red Peppers, We Were Dancing)
- Coward adore le music-hall - un goût que le public connaît peu, mais qui explose ici. Avec Gertrude Lawrence, il forme un duo de clowns stylisés, toujours à la limite du burlesque: costumes criards, timing millimétré, numéros chantés, disputes hilarantes. C’est Coward en performer, pas seulement en auteur: il s’expose, joue, s’amuse de son propre corps. Ce sont les pièces où il respire le mieux - son théâtre est aussi un art du geste.
- Le moraliste sombre: l’âme humaine fissurée (Fumed Oak , The Astonished Heart)
- On oublie parfois que Coward peut être féroce. Ces pièces en témoignent.
- Fumed Oak: un petit homme qui explose et abandonne sa famille dans une scène d’une cruauté glaciale.
- The Astonished Heart: drame psychologique, jalousie pathologique, autodestruction.
- Ici, Coward regarde les pulsions humaines sans rire, sans vernis, sans pitié. Il y a une lucidité impitoyable qui surprend ceux qui naïvement réduisent Coward à la seule comédie brillante.
- Le dramaturge des formes: un artisan virtuose
- Avec Tonight at 8:30 (), Coward montre qu’il maîtrise tous les registres: farce, satire, drame domestique, tragédie mentale, comédie romantique, théâtre musical, pastiche historique. L’autoportrait est aussi celui d’un artisan heureux: il joue avec les formats comme un peintre avec des couleurs. Le cycle devient ainsi une démonstration tranquille mais magistrale: il prouve qu’il n’existe pas un «style Coward», mais un éventail Coward.
- Le duo Coward–Lawrence: autoportrait à deux voix
- Tonight at 8:30 () est aussi un autoportrait relationnel. Coward écrit pour Gertrude Lawrence et pour lui-même, comme on écrit pour un partenaire de vie artistique. Ils incarnent ensemble: des couples qui s’aiment, se déchirent, se trahissent, se retrouvent, se réinventent. À travers ces variations, Coward dit quelque chose de profond sur lui-même: son art est toujours un dialogue, une chorégraphie à deux, une complicité fondatrice. Comme si, sans elle, son autoportrait restait incomplet.
Tonight at 8:30 () apparaît vraiment comme le moment où Coward, sûr de sa maîtrise, s’amuse à démonter son propre théâtre en miniatures - des «petits Coward» qui, mis bout à bout, dessinent un panorama impressionnant de son univers.
Entre 1932 et 1936, Noël Coward traverse l’une des phases les plus remarquables de sa carrière, une période où il se réinvente presque à chaque œuvre.
Après la revue ciselée de Words and Music () et la modernité scandaleuse de Design for Living (), il s’aventure tour à tour vers la délicatesse sentimentale avec Conversation Piece () et dans les ténèbres tropicales de Point Valaine ().
Coward explore toutes les températures du théâtre - le rire, la mélancolie, le désir, la cruauté, la musique, la satire - comme s’il testait la résistance et la souplesse de son propre art.
Cette diversité culminera avec Tonight at 8:30 (), cycle audacieux de dix pièces en un acte, véritable kaléidoscope où il assemble les fragments de tout ce qu’il a essayé les années précédentes.
La période 1932–1936 apparaît ainsi comme un vaste laboratoire, un espace d’expérimentation brillante et parfois risquée, d’où émergera un Coward totalement maître de ses moyens, capable de jongler avec tous les genres sans jamais perdre sa signature: élégance, rythme, précision et une profonde humanité sous le vernis.


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