3.B.1) Noël Coward (1899–1973) (suite)

3.B.1.c) 1936–1939: dernières années d’avant-guerre

Noël Coward continue de rayonner avec une assurance presque insolente. Le monde se crispe, mais lui multiplie les projets, affine son style, et écrit avec une prolixité déconcertante. En fin de période où la situation politique mondiale se tend Coward écrit, dans l’ombre, des pièces qui devront attendre un peu pour naître sur scène.

Dans ces années, deux de ses oeuvres (seulement ?) vont être créées:

  • Operette () (1938): Hommage élégant à l’opérette viennoise, avec ce mélange de pastiche tendre et d’ironie légère typiquement cowardien.
  • Set to Music () (1939): Version américaine révisée de Words and Music, créée sur Broadway juste avant la guerre.

Coward est un auteur qui accumule, range, peaufine. Dans la seconde moitié des années 1930, il écrit ou met en forme plusieurs pièces majeures qui ne verront la scène qu’après la guerre:

  • Present Laughter () (écrite en 1939, créée en 1942)
  • This Happy Breed () (écrite en 1939, créée en 1943)
  • Blithe Spirit () commence aussi à germer dans son esprit à cette période (elle sera créée en 1941)
  • Certains éléments recyclés ou anticipés pour Set to Music () sont également élaborés dès 1937–1938

Ces œuvres montrent combien il est fertile à ce moment-là: alors même que le monde se prépare à basculer, Coward compose des pièces domestiques, spirituelles, à la fois brillantes et introspectives.

 L’image publique de Noël Coward: le «Prince of Sophistication» à son apogée

À la fin des années 1930, Coward n’est plus seulement un auteur-acteur célèbre: il incarne un style de vie. Les journaux ne se lassent pas de commenter sa diction impeccable, ce qui est normal pour un acteur. Mais aussi ses costumes qui semblent sortir d’une valise magique où tout est repassé d’avance et cette manière de flotter au-dessus des événements avec un mélange d’ironie et de sang-froid absolument britannique. Il devient, presque malgré lui, un symbole culturel: un homme qui brille alors que le monde s’assombrit. Pour le public, il représente la légèreté comme résistance: un cocktail spirituel dans un monde qui penche dangereusement.

 Une vie sociale où l’amitié n’est pas un simple décor

Derrière les photos mondaines, Coward entretient un cercle proche d’une fidélité à toute épreuve. Autour de lui on retrouve fidèlement:

  • Gertrude Lawrence, l’alter ego artistique et humain - leur affection réciproque dépasse les catégories, elle fait partie de son équilibre
  • Alfred Lunt et Lynn Fontanne, dont le trio avec Coward atteint une osmose artistique rare
  • Lord Mountbatten, complice de haute société mais aussi ami sincère, offrant à Coward un accès privilégié à certains cercles diplomatiques.

Ces amitiés ne sont pas seulement chaleureuses: elles lui servent d’ancrage dans une vie faite de voyages et de pression constante. Elles donnent un côté presque «familial» à son existence - une famille qu’il s’est construite, qui le comprend, et qui protège son intimité.

 Une vie privée discrète, protégée, subtilement gérée

Dans les années 1930, l’homosexualité masculine est illégale au Royaume-Uni - et punissable de prison. Coward le sait depuis toujours, et cette réalité façonne profondément sa manière de vivre.

  • Une orientation sexuelle connue… mais jamais dite
  • Coward est gay, et ce n’est un secret pour absolument personne dans les cercles artistiques ou aristocratiques. Cela fait partie de ce «non-dit partagé» qui caractérise l’Angleterre des années 1930: on sait, mais on ne formule pas. La discrétion est la règle, et Coward l’applique avec une élégance instinctive. Il ne ment pas vraiment. Il ne joue pas non plus à l'hétéro flamboyant. Il occupe simplement un espace où l’humour, l’esprit et la célébrité créent un voile commode.
  • Coward adopte une stratégie subtile: il devient tellement «Noël Coward» - figure mondiale, esprit scintillant, symbole culturel - que toute question concernant sa vie intime paraît presque déplacée, voire vulgaire. C’était sa meilleure protection. Le personnage public devient un paravent, mais un paravent élégant, contrôlé, construit avec une adresse remarquable.
  • La peur réelle du scandale
  • Il ne faut jamais oublier qu'un scandale sexuel - et à l'époque cela peut se borner à avoir une preuve qu'il soit homosexuel - aurait pu:
    • détruire sa carrière
    • ruiner sa famille
    • l’envoyer en justice
    • faire de lui un symbole d’opprobre nationale
  • Coward se savait surveillé. Il avait conscience que la police, les journaux ou certains milieux conservateurs pouvaient chercher à se servir de sa notoriété pour frapper fort. Il développe donc un art consommé de l’esquive: répondre avec esprit pour détourner les questions indiscrètes, utiliser son aura mondaine pour rendre toute investigation ridicule, déplacer les conversations avec une élégance quasi acrobatique.
  • Une véritable vie sentimentale – discrète mais existante
  • Coward n’est pas un ascète sentimental. Il a des relations, des attachements, des aventures, parfois même des amours durables. Mais tout cela doit se faire: dans des cercles très sûrs, avec des amis qui comprennent et protègent, et dans un système de loyautés silencieuses. Dans ces années-là, Jack Wilson, son manager et ami de longue date, joue par exemple un rôle important dans son entourage personnel. Il y a aussi des figures masculines plus discrètes, moins documentées, mais essentielles à son équilibre. Ses amitiés profondes - avec Mountbatten, les Lunt, Gertrude Lawrence - servent également d’écran protecteur : elles donnent une image de vie sociale riche, sans qu'on se pose trop de questions sur sa vie amoureuse.
  • Une solitude choisie… mais pas totale
  • Coward aimait la compagnie, mais il savait parfaitement «s’isoler à l’intérieur du groupe». C’était sa manière de vivre sa vérité sans s’exposer. Il est traversé, comme beaucoup d’hommes gays de son époque, par une forme de nostalgie intime: celle d’un amour qui ne peut jamais être vraiment public, jamais officialisé, jamais déclaré.
  • Cette dimension donne à Operette (), Private Lives () ou Present Laughter () une profondeur inattendue: derrière la brillante comédie, il y a souvent une réflexion subtile sur l’amour impossible, les masques sociaux, les vies en décalage.
  • La protection par la notoriété
  • Étonnamment, son immense célébrité est aussi un bouclier. On hésite à s’en prendre à lui: trop apprécié, trop indispensable, trop charmant, trop utile au prestige britannique. Mais c’est une protection fragile. D’où cette prudence extrême dans la conduite de sa vie privée.

 L’homme du monde: voyages, tournées, diplomatie officieuse

Entre 1936 et 1939, Noël Coward devient littéralement une figure planétaire. Il n’est pas seulement un auteur à succès: il est un voyageur infatigable, un entertainer international, un ambassadeur culturel dont la simple présence suffit à créer un événement. Ses tournées, menées à un rythme effréné, dessinent une sorte de carte du monde où Coward apparaît partout, presque simultanément.

  • Les tournées: un acteur qui transporte son propre univers
  • Coward sillonne la planète avec une agilité qui rappelle presque les acteurs de troupe du XIXᵉ siècle… mais en version transatlantique et climatisée. Il passe par:
    • les États-Unis, où il fait salle comble et où l’on guette ses moindres remarques comme des aphorismes
    • l’Australie et la Nouvelle-Zélande, qu’il découvre avec un mélange de curiosité ethnographique et de légèreté mondaine
    • l’Afrique du Sud, où les communautés anglophones le reçoivent comme un major national débarquant avec un ukulélé
    • l’Inde et Ceylan, où il goûte à l’exotisme colonial avec un regard qui est déjà plus observateur qu’adhérent
    • l’Extrême-Orient, dont il rapporte toujours quelques croquis d’humour et des notes de voyage qui deviendront partie intégrante de sa légende.
  • Partout où il passe, on a l’impression que les gens ressortent du théâtre en ayant vu non pas un spectacle, mais un mode de vie.
  • Une tournée n’est jamais «juste une tournée»
  • Coward ne voyage jamais innocemment. Il observe, il écoute, il analyse. Il prend la mesure des tensions politiques locales, note les frémissements diplomatiques, et commence à avoir l’intuition que sa position de célébrité pourrait être utile à son pays. Déjà, certains diplomates britanniques voient en lui une carte maîtresse: il est charmant, il fréquente naturellement les élites, il a le don d’aplanir les conversations délicates et il peut dire des vérités inconfortables sans les rendre offensantes. C’est une forme de talent politique qui commence à se révéler.
  • Un cosmopolitisme assumé - mais jamais détaché
  • Coward adore voyager, mais il garde une sensibilité aiguë à la fragilité de l’Europe. Ses lettres des années 1937–1939 montrent un homme qui: profite pleinement du soleil des tropiques, mais lit avec inquiétude les nouvelles d’Europe qu’on lui remet dans les halls d’hôtel. Ce contraste nourrit un sentiment de belle agitation qui transparaît dans ses œuvres: Operette (), par exemple, est imprégnée d’un parfum d’adieu à une Europe élégante en train de s’effacer.
  • L’influence culturelle: l’exportation du «British Chic»
  • Coward devient, qu’il le veuille ou non, l’étendard ambulant d’un certain chic britannique: l’humour sec mais jamais méchant, le costume parfaitement coupé, le regard lucide derrière un masque de désinvolture et la capacité à traiter les gens du monde entier comme s’ils étaient tous des voisins de palier.
  • Dans un monde pré-guerre où l’image est déjà une arme, il offre à la Grande-Bretagne une vitrine moderne: pas le pays poussiéreux de l’ère édouardienne, mais un empire cultivé, cultivé, charmant, ouvert, spirituel.
  • Une diplomatie officieuse - mais réelle
  • Coward ne possède aucun titre officiel, mais il agit comme un diplomate. Il rencontre des ministres, des gouverneurs coloniaux, des attachés étrangers, des ambassadeurs, des stars américaines influentes et toute une myriade de personnalités mondaines qui font l’opinion.
  • Il sait écouter ce que les gens laissent échapper dans un dîner. Il sait reformuler une idée sensible avec humour. Il sait déverrouiller une discussion bloquée avec une remarque brillante.
  • Résultat: on commence à le considérer comme un agent de bonne volonté - officieux, certes, mais incroyablement efficace. Tout cela explique en partie pourquoi, pendant la guerre, le gouvernement britannique l’utilisera aussi bien dans: la propagande, les tournées de soutien, le renseignement moral, et même certaines missions «non publiques». Coward n’a jamais sous-estimé ce rôle: il avait conscience de son utilité.
  • L’effet personnel: la fatigue glorieuse.
  • Dans ces années 1936–1939, il coure beaucoup, il brille beaucoup, il charme beaucoup… et il s’épuise. Il ne le montre pas en public - jamais - mais ses lettres et journaux témoignent d’une lassitude physique réelle. Et pourtant, il continue. Parce que voyager est sa manière d’exister, et parce qu’à l’approche de la guerre, il veut être partout où le monde se décide.

 Le travailleur acharné que personne ne voit

L’une des grandes illusions entourant Noël Coward à la fin des années 1930, c’est l’idée qu’il «réussit sans effort», que les mots, les mélodies, les tournures spirituelles lui viennent naturellement, comme s’il avait la Muse en service permanent dans son vestiaire. La vérité est tout autre - et beaucoup plus intéressante.

  • Un homme qui travaille autant qu’il brille
  • Derrière l’éclat public, Coward est un véritable forçat du travail, même si personne ne le voit jamais transpirer. Sa journée type, surtout en tournée, ressemble à cela: répétitions le matin, écriture l’après-midi, dîner mondain ou réception diplomatique en début de soirée, représentation le soir, et lettres, révisions ou composition musicale après minuit. Le tout exécuté avec une précision de métronome et une discipline dont lui seul connaît la sévérité. Coward sait que son apparente facilité est une partie du spectacle - mais il ne se ménage jamais.
  • Le refuge de l’écriture: sa vraie maison
  • Pour lui, l’écriture n’est pas un travail, mais une condition de survie. Il note, esquisse, réécrit partout. Ses carnets des années 1936–1939 montrent un homme qui n’arrête jamais: Operette se met en place, des numéros futurs de Set to Music apparaissent, et il jette sur le papier les bases de Present Laughter et This Happy Breed. Il écrit comme certains respirent - par nécessité.
  • La gestion d’un empire artistique
  • Coward n’est pas seulement auteur et acteur. Il est aussi manager, producteur, metteur en scène, maître d’œuvre de tout un univers qui porte son nom. Cela demande:
    • des comptes à vérifier
    • des troupes à constituer
    • des budgets à maintenir au minimum à l'équilibre
    • des contrats à négocier et signer
    • des transferts de production entre Londres et New York à superviser
    • et des relations à entretenir avec des directeurs de théâtre pas toujours commodes.
  • Il fait tout cela avec une élégance déconcertante, mais il le fait vraiment.
  • Un perfectionniste impitoyable - surtout envers lui-même
  • Coward n’est pas tyrannique au sens autoritaire, mais il est exigeant comme peu d’artistes le sont. Il pouvait réécrire une scène entière pour une nuance de rythme, changer une mélodie pour un mot, adapter un décor pour une entrée ou décaler une réplique de deux secondes pour obtenir le rire parfait. C'est un perfectionniste. Il ne supporte ni la mollesse ni l’à-peu-près. Cette rigueur absolue explique en partie son endurance artistique: il sait ce qu’il veut, il ne lâche rien - et il le fait avec un humour qui rend sa fermeté presque invisible.
  • La fatigue cachée : une tension permanente entre image et réalité
  • Ce travail acharné laisse des traces. Ses lettres privées révèlent un homme souvent épuisé, physiquement affaibli, parfois anxieux et régulièrement déçu de lui-même (alors même qu’il produit plus que dix auteurs combinés). Mais comme toujours, il cache ce qu’il ressent derrière l’esprit, les plaisanteries, les manières impeccables. Son entourage intime le voit vaciller; le public, jamais.
  • Un homme qui ne sait pas s’arrêter… volontairement
  • Le plus inattendu, c’est que Coward ne se plaint jamais vraiment de cette charge de travail. Il peut se dire «fatigué», mais il ne parle jamais d’arrêter. Il est pris dans un mouvement perpétuel qu’il s’impose lui-même: créer - produire - jouer - voyager - recommencer. Pour lui, la stagnation est un poison. Le mouvement - même épuisant - est une forme de bonheur.

 La montée des inquiétudes: l’élégance comme paravent

Dans la seconde moitié des années 1930, Noël Coward traverse un paradoxe intime: ses succès publics sont éclatants, ses tournées triomphales, sa célébrité presque planétaire… et pourtant, plus la décennie avance, plus il sent sourdre une inquiétude profonde. Un frisson sous le smoking.

  • Un homme parfaitement informé
  • Coward n’est pas un artiste enfermé dans sa tour d’ivoire. Son cercle social — fait comme nous l'avons vu de diplomates, militaires, aristocrates, journalistes — l’expose en permanence aux coulisses des affaires internationales. Il sait, très tôt, que la situation en Allemagne est explosive. Il est conscient que l’Anschluss n'est qu'un signe d’avertissement. Il est persuadé que les politiques d’« apaisement » n’apaisent personne, et que la possibilité d’une guerre totale n’a plus rien d’hypothétique. Il n’est pas alarmiste, mais il est lucide — une lucidité douloureuse pour un homme qui a fondé son art sur la légèreté.
  • Un observateur inquiet du délitement européen
  • Ses voyages l’exposent à des signes subtils: contrôles renforcés aux frontières, nervosité dans la presse locale, conversations chuchotées dans les réceptions, inflexions nationalistes dans les discours des gouverneurs, montée des extrêmes dans les communautés expatriées. Il comprend que la mondialisation élégante des années 1920 – celle qui l’avait rendu cosmopolite – est en train de se fissurer.
  • Le théâtre comme refuge, mais refuge fragile
  • Cette inquiétude intérieure se répercute dans ses œuvres. Comme nous allons le voir, Operette (1938) en est l’exemple le plus clair: au-delà de la comédie brillante, on y sent une douce mélancolie, presque un hommage à un monde disparu — un monde où Vienne dansait encore. Coward sait que la fiction légère est un refuge. Mais il devine aussi que le public a besoin de ce refuge parce que le réel devient étouffant. Il se met donc dans une posture paradoxale: entretenir l’illusion tout en percevant la fin de l’illusion.
  • Une responsabilité nouvelle: l’artiste face à l’Histoire
  • À mesure que la tension internationale s’accroît, Coward réfléchit à son rôle. Il écrit dans ses journaux des phrases étonnamment graves, où transparaissent son sens aigu du devoir. Il s'inquiète pour la jeunesse et dénonce l’apathie des gouvernements. Il prend vraiement conscience que l’art seul ne suffira plus. Il commence à penser qu’il pourrait servir son pays autrement — pas seulement en divertissant, mais en représentant, en parlant, en soutenant moralement. Cette préoccupation deviendra une réalité éclatante dès 1940.
  • L’élégance comme stratégie psychologique
  • L’un des traits les plus fascinants de cette période est que Coward répond au sombre par… encore plus de brillant. Plus le monde se détériore, plus son humour devient incisif. Plus les journaux s’assombrissent, plus ses sorties publiques sont soigneusement composées. Ce n’est pas de la fuite, c’est une forme de résistance, une manière très britannique de dire «Vous n’aurez pas mon sourire, vous n’aurez pas mon sang-froid.» Il transforme la légèreté en arme morale.
  • Le basculement intime de 1939
  • Quand 1939 arrive, quelque chose se cristallise en lui. Il n’est plus seulement inquiet: il est prêt. Prêt à quoi? A mettre sa carrière entre parenthèses pour servir son pays. Et plus encore: voyager dans des zones à risque, écrire pour la propagande, et même s’engager dans des missions plus ambiguës, que l’Histoire éclairera plus tard. Le rire se teinte alors d’une autorité nouvelle. Coward, sans le savoir, commence sa métamorphose en figure morale de la guerre, un rôle qu’il assumera avec talent, humour et un courage que peu d’artistes auraient eu.