3.B.1) Noël Coward (1899–1973) (suite)
3.B.1.c) 1936–1939: dernières années d’avant-guerre (suite)
«Operette» (1938 - His Majesty's Theatre - 133 représ.)
Lorsque Coward entame Operette en 1937, il sort d’une période intense, riche et triomphale. Le cycle Tonight at 8:30 l’a confirmé comme maître absolu de la comédie brillante, mais il ressent le besoin de s’éloigner de la virtuosité scintillante pour explorer une autre tonalité.
C’est dans cet état d’esprit, encore porté par l’enthousiasme artistique mais traversé d’une légère inquiétude face aux secousses du monde, qu’il revient vers un genre qu’il a toujours aimé: l’opérette viennoise. À cette date, l’opérette est déjà un art du passé. Elle appartient à une Europe élégante, raffinée, frivole parfois, mais merveilleusement musicale: une Europe que les crises politiques rendent chaque jour plus fragile. Coward, grand amateur de ces valses sentimentales et de ces intrigues en soie pastel, voit dans ce déclin une métaphore de la fin d’une époque. Operette naît de ce double mouvement: un hommage sincère à un style qu’il adore, et une méditation sur ce que l’on perd, sur ce qui s’efface, sur la beauté qui disparaît.

Fritzi Massary à Karlsbad (1909)
La diva populaire et célébrée du Metropoltheater de Berlin séjourne dans la célèbre station thermale bohémienne pour une cure.
© Bundesarchiv, Bild 183-R93054 / CC-BY-SA 3.0
Et Operette va être concu comme un véhicule pour Fritzi Massary. Intéressons-nous un peu à elle. Fritzi Massary, née Friederike Massaryk en 1882, était l’une des grandes divas de l’opérette à Vienne et à Berlin: on parlait d’elle simplement comme «die Massary». Pendant la Première Guerre mondiale, elle a épousé Max Pallenberg, qui apparaissait comme comédien de caractère dans des théâtres allemands. Cet homme apparemment discret est l’amour de sa vie pour Fritzi Massary. Il adopte également sa fille et devient le manager de la diva désormais mondialement célèbre, qui est restée entièrement elle-même dans sa vie privée. Ses honoraires s’élèvent à des sommets vertigineux, et du théâtre de revue au Festival de Salzbourg, elle célèbre succès après succès – jusqu’à ce que la terreur brune des nazis détruise son rêve. Le 1er septembre 1932, l’opérette Eine Frau, die weiß, was sie will (Une femme qui sait ce qu’elle veut) est créée avec succès, avec Fritzi Massary dans le rôle principal. Mais après seulement quelques représentations, des SA-Schlägertrupps (commandos violents organisés par la SA nazie, non encore au pouvoir) viennent perturber les soirées, hurlent «Juden raus» et intimident les artistes comme le public. Très vite, il devient évident que Berlin n’est plus un endroit sûr pour Massary.

Fritzi Massary dans
«Eine Frau, die weiß, was sie will»
au Théâtre Metropol (Berlin, 1932)
© Bundesarchiv, Bild 183-H29356
Après l’arrivée des nazis, en raison de ses origines juives (même si elle s’était convertie au protestantisme en 1903), elle part avec son mari pour Vienne, puis peu après pour la Suisse. C’est là qu’un nouveau coup du sort la frappe. En juin 1934, Max Pallenberg prend l’avion pour Prague (Tchécoslovaquie), mais en route l’appareil s’écrase près de Karlsbad (Karlovy Vary) et il meurt dans l’accident. Fritzi Massary, qui vient de perdre non seulement sa patrie mais aussi le grand amour de sa vie, sombre dans la dépression. Revenons-en à Noël Coward.
Lorsque Coward prépare son musical Operette, il fait appel à Fritzi Massary pour incarner le rôle principal féminin, celui de Liesl Haren, ancienne étoile viennoise de l’opérette. Cette décision n’est pas anodine: faire jouer à Londres une diva viennoise réfugiée marque un geste artistique et profondément humain - un pont entre l’opérette d’Europe centrale et la scène britannique, dans un moment de forte tension. Coward «admirait» Massary et grâce à lui, Massary obtint une visibilité à Londres à un moment où son avenir artistique était plus qu'incertain. Cette collaboration est à la fois symbolique (des ponts entre traditions musicales, refuge pour une artiste en exil) et professionnelle concrète (insertion de Massary dans un nouveau répertoire, adaptation à l’anglais, performance sur la scène londonienne). Dans le contexte de la montée du nazisme et de l’exil forcé de beaucoup d’artistes juifs, le geste de Coward prend une dimension humaine et solidaire: il offre un toit artistique, une scène, une reconnaissance, quand tant de choses s’effondrent autour d’elle. Pour Massary, c’est une bouffée d’espoir - une reconquête de dignité sur la scène. Pour Coward, c’est aussi l’affirmation d’une conscience artistique et morale: il ne s’agit plus seulement de divertir, mais d’accueillir, de protéger, de préserver une tradition musicale - et des vies. Plusieurs biographies récentes situent ce geste comme un des éléments qui montrent l’engagement discret mais réel de Coward face aux persécutions de l’époque.

Peggy Wood (Rozanne Grey jouant Mary Dale)
© Noël Coward - Operette - Illustrated (William Heinemann Ltd) (1938)
Après sa tournée de Tonight at 8:30, Noël Coward rentra en Angleterre, à Goldenhurst, où il travailla sur Operette. Cole Lesley fut le premier à entendre The Stately Homes of England et Where Are the Songs We Sung? dont la qualité semblait démentir l’affirmation des critiques selon laquelle le talent de Coward s’était étiolé. L’intrigue du musical était mince et familière. L’histoire se déroule en 1906 au Jubilee Theatre (un théâtre imaginaire) dans une mise en abyme (pièce dans la pièce): les personnages jouent dans une comédie musicale édouardienne fictive intitulée The Model Maid. Liesl Haren (Fritzi Massary), une vedette viennoise sur le déclin, voit dans cette production une dernière chance de retrouver la gloire. Rozanne Grey (Peggy Wood), une jeune choriste de The Model Maid, tombe amoureuse de Nigel Vaynham (Griffith Jones), un noble officier de l’armée. La mère de Nigel, la comtesse de Messiter, presse Rozanne de mettre fin à cette relation socialement inacceptable. De son côté, Liesl, consciente des sacrifices et des désillusions liés à sa propre carrière et à la société, conseille à Rozanne de ne pas épouser un aristocrate, car un mariage à ce stade de sa carrière serait un sérieux handicap. Mais Rozanne ignore tous les conseils et assiste au déclin de la carrière de la chanteuse plus âgée, tandis que la sienne s’élève vers le rôle principal et la célébrité. Cependant, Rozanne finit par rejeter l’idée du mariage et retourne auprès de ses camarades de scène, tandis que Nigel reprend sa vie militaire, acceptant qu’un mariage avec une actrice serait pour lui un désastre social.

Operette - Noël Coward
© Noël Coward - Operette - Illustrated (William Heinemann Ltd) (1938)
Avec un prologue peuplé de dames et de gentlemen d’avant-guerre et une élégance feutrée, l’ensemble donnait l’impression d’une nouvelle tentative de reproduire le succès de Bitter Sweet mais Operette apparaîtra vite comme une variation plus légère et moins inspirée, incapable de reproduire l’impact de son prédécesseur.
Gladys Calthrop conçut des décors et costumes splendides, et les répétitions se déroulèrent sans heurts. Pour Massary, ce fut une initiation aux petites manies de Coward:
« Il arrivait toujours très en retard… et se regardait constamment dans le miroir. Sa secrétaire m’a dit qu’il était très vaniteux. Alors j’ai dit à la troupe: "Il est vraiment très joli." Un jour, il est arrivé très, très en retard, et nous l’attendions; alors j’ai dit: "Voici enfin venir le joli roi." Et à partir de ce moment, toute la troupe l’a appelé "le joli roi". »
Fritzi Massary
Linda Gray, qui jouait un rôle secondaire, se souvenait quant à elle des exigences strictes de Coward:
« Noël était un perfectionniste, et lorsqu’il dirigeait Operette à quelques occasions, c’était absolument électrisant. Il n’aimait pas le bruit au théâtre pendant les répétitions et implorait souvent les femmes de ménage de "faire taire ces Hoovers en colère". »
Linda Gray

Peggy Wood et Griffith Jones
© Noël Coward - Operette - Illustrated (William Heinemann Ltd) (1938)
Operette ouvrit à Manchester le 17 février 1938, lors d’une première nuit assistée par une pléthore de célébrités, dont les Kents, les Gloucesters et la princesse royale. Malgré un mois de salles combles, Coward et Beaumont jugèrent le spectacle trop long, et la charge imposée à Massary (qui avait alors 55 ans) trop lourde. Coward réécrivit, coupa et réarrangea l’ensemble, mais ces tiraillements internes produisirent une œuvre insatisfaisante. Son célèbre ami Alfred Lunt estimait qu’«Operette n’était pas l’une des meilleures productions de M. Coward. Il y avait du charme, bien sûr… mais la musique n’était pas de ses plus mémorables», et Massary se déclara «déçue par la musique. J’aimais Noël et je l’admirais, mais Operette, non.»
La version remaniée ouvrit le 16 mars 1938 au His Majesty’s Theatre pour 133 représentations, après une répétition générale sur invitation - «une grosse erreur», avoua plus tard Coward. Operette fut «la comédie musicale la moins réussie que j’aie jamais faite», et, face à l’échec, il conclut que c’était le livret qui plombait l’ensemble. Ce qu’il ne voyait pas, c’est que la comédie musicale était en train de changer, et lui non. Binkie Beaumont en conclut que le talent de Coward l’avait momentanément déserté.
Les critiques semblaient du même avis. James Agate doutait «que les mélodies de M. Coward soient encore aussi bonnes qu’autrefois», tandis qu’Ivor Brown affirmait que Coward était devenu trop intégré à l’Establishment qu’il avait autrefois tourné en dérision - en témoigne son admission à l’Athenaeum, longtemps considéré comme le fief exclusif «des éminences du collège, de l’Église et de l’État». Bien qu’il se moquât de l’aristocratie dans The Stately Homes of England, il en soutenait, par association, les traditions et les valeurs - une composante essentielle, selon lui, de l’identité britannique. Être en familiarité avec lords et ladies n’était pas un terreau fertile pour la création (il y avait une limite au nombre de chansons satiriques qu’un comte pouvait inspirer) et peut-être était-il vrai que son statut élevé avait émoussé son talent. Mais la menace de la guerre allait ébranler la société dans laquelle Noël Coward avait tant foi, ouvrant la voie aux années turbulentes à venir et, paradoxalement, à sa prochaine grande période de succès.


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