3.B.1) Noël Coward (1899–1973) (suite)

3.B.1.c) 1936–1939: dernières années d’avant-guerre (suite)

Après la déception d'Operette, en avril 1938, Coward reprit la mer avec l’amiral Vian pour une nouvelle croisière en Égypte et en Palestine. La précédente s’était arrêtée net à Gibraltar à cause de la guerre d’Espagne; cette fois, le navire servit joyeusement de cible aux coups de feu lancés par Arabes, Chypriotes et Albanais en pleine bataille. L’Europe devenait franchement risquée. De passage à Rome, il assista à un rassemblement fasciste de Mussolini et son intérêt ancien pour Il Duce s’évapora aussitôt. Le dictateur, pensa-t-il, ressemblait à «une prune trop mûre compressée dans un uniforme blanc», et Coward ne put s’empêcher d’éclater de rire.

Un peu plus tard, un épisode cocasse se produisit à la villa Mauresque, au Cap Ferrat. Somerset Maugham avait prévenu ses invités que Noël était complètement ruiné, ses derniers insuccès et de mauvais placements ayant englouti tout son argent. Résolu à lui offrir un repas digne de ce nom, il avait fait préparer cocktails copieux et plats bien lourds. Noël, pourtant, arriva pimpant, l’air très aisé et nullement affamé, et lança en embrassant Maugham: «Willie, cher maître!» Maugham insista: «Servez bien Monsieur Coward, il a l’air d’avoir faim.» Trop poli pour refuser, Noël se força à avaler le tout jusqu’à ce que Robin Maugham le reconduise à sa voiture. «Charmant vieux garçon, dit Noël, mais un brin trop hospitalier, non?» Pendant ce temps, Maugham expliquait doctement à ses invités que Noël avait dû engloutir cocktails, pudding aux rognons et soufflé au chocolat à une vitesse sidérante: «Il n’a sans doute pas eu un vrai repas depuis des semaines.» Comme quoi, des rumeurs peuvent fissurer une réputation.

À Goldenhurst, pourtant, les provisions n’avaient rien de misérable. Les invités y avaient même vécu d’étranges moments. Lilia Ralli, amie grecque de la duchesse de Kent, passa une nuit agitée dans la «chambre française», nouvellement aménagée au bout du couloir. Coward finit par se convaincre, après d’autres nuits mouvementées, que les histoires locales d’un suicidé hantant le sentier sur lequel la chambre avait été construite étaient bel et bien fondées: un jeune Kentish au cœur brisé rôdait encore. Contrairement à Charles Condomine, son personnage de fiction, il ne fit toutefois appel à aucun médium pour éloigner l’importun.

Le «discours du bout de papier» de Chamberlain

Ce discours renvoie à la scène très célèbre du 30 septembre 1938, quand Chamberlain, le Premier ministre britannique revient de Munich après avoir signé avec Hitler un document affirmant… la paix. Il agite alors devant la foule, à l’aéroport de Heston, une feuille signée par lui et Hitler - pas le traité de Munich lui-même, mais une déclaration bilatérale indiquant la volonté des deux pays d’éviter la guerre. Mais à Munich, les quatre dirigeants - Hitler, Mussolini, Chamberlain et Daladier - avaient négocié l’abandon des Sudètes (territoire tchécoslovaque à majorité germanophone) à l’Allemagne. La Tchécoslovaquie, ironie sinistre, n'est même pas dans la salle.
Le texte (très court) dit essentiellement que l’Allemagne et le Royaume-Uni s’engagent à régler leurs différends par la négociation et qu’ils désirent ne plus jamais entrer en guerre l'un contre l'autre. Autrement dit: une déclaration d’intention… totalement non contraignante. Chez lui, Hitler devait sourire: il envahirait la Tchécoslovaquie complète quelques mois plus tard.

Les visiteurs de Goldenhurst trouvaient souvent les diatribes politiques de Coward assez lassantes: il manquait parfois de nuances et aimait les positions tranchées. Un jour, Ivor Novello reçut même un solide coup de poing pour avoir pleuré durant le discours du «bout de papier» de Chamberlain - geste que Coward jugea «lâche».

Mais pour Bob Boothby, voisin et ami, les convictions de Noël étaient sincères: «Il se passionnait pour les politiques menées dans les années trente plus que pour tout le reste.»

  «Set to Music» (1939 - Music Box Theatre (Broadway) - 129 représ.)  

En novembre, Coward arriva à New York pour commencer les répétitions de sa nouvelle revue, Set to Music, dont Beatrice Lillie devait être la vedette. Depuis son rôle dans la production américaine de This Year of Grace! (1928), Lillie avait travaillé dans des revues des deux côtés de l’Atlantique et mené une vie privée flamboyante, entretenant une liaison avec Charles MacArthur tout en restant mariée à Sir Robert Peel. Sa collaboration professionnelle avec Coward s’était poursuivie: elle fut la première à chanter «Mad Dogs and Englishmen», dans The Third Little Show à Broadway en 1931; et en 1935, elle interpréta des duos avec Noël aux Rainbow Rooms. Elle avait également tendance à prendre certaines libertés: Coward avait été surpris qu’on ne lui ait pas demandé l’autorisation pour son interprétation de «Lilac Time» à la radio américaine.

Leur relation d’amour-haine était typique de celles que Coward entretenait avec ses principales interprètes féminines. Elle égalait sans peine son esprit caustique, lui faisant un jour envoyer par Harrods un alligator accompagné du message: «Et quoi de neuf, sinon?» Mais son attitude désinvolte au travail mettait sérieusement la patience de Coward à l’épreuve, et, à un moment des répétitions de Set to Music, Noël en fut réduit à hurler à la troupe: «C’est la chose la plus honteuse que j’aie jamais vue! Comment osez-vous, chacun d’entre vous, vous comporter de façon aussi scandaleuse!» Il jura après Lillie, qui lui dit de partir. «Pour ne jamais revenir, ma chère», répliqua-t-il. Mais ils se réconcilièrent le soir même lors d’une soirée et, lors de la première à Boston le lendemain de Noël, elle s’acquitta très bien de son rôle.

Set to Music est une revue américaine conçue comme une re-création raffinée de son spectacle londonien Words and Music de 1932. Il ne s'agit pas d’une simple reprise: Coward retravaille tout. Il coupe, ajoute, réécrit, modernise, remanie la musique et le phrasé, adapte le ton au goût du public new-yorkais, beaucoup plus direct et plus friand de numéros autonomes. Plus profondément, Set to Music correspond à un moment où Coward regarde son propre répertoire avec une lucidité nouvelle. Il sent que le monde s’assombrit; il veut offrir, avant l’orage, une dernière soirée de luxe, d’esprit et de sophistication. Son instinct est juste: Broadway, en 1939, a besoin de rire, de légèreté et de glamour. Les spectateurs américains voient arriver Set to Music comme un cadeau anglais venu à point nommé.

Set to Music appartient au genre de la revue musicale, où chaque numéro constitue un petit tableau autonome. Pas de récit linéaire, mais un enchaînement méticuleusement chorégraphié de chants, scènes comiques, sketches parlés et moments plus romantiques. Coward excelle dans cet art: ses revues sont comme des vitrines où il expose toute la gamme de son talent:

  • Les grands numéros remis à neuf
  • Pour Broadway, Coward reprend certains de ses succès du début des années 1930, mais en version modernisée. Parmi les bijoux du spectacle. Coward introduit aussi de nouveaux sketches, certains plus acides, d’autres plus doux, mais toujours ciselés avec son humour caractéristique: le rire n’est jamais lourd, toujours précis.
  • Une revue construite comme un voyage émotionnel
  • Le spectacle passe subtilement de l’éclat comique au demi-teinte sentimental. Coward, grand maître des transitions, guide le public entre des satires sociétales, des numéros mondains, des moments de pure flamboyance, puis, soudain, une chanson plus intime, presque fragile, qui rappelle que le monde extérieur se détraque. Set to Music n’est pas seulement un divertissement: c’est un miroir élégant du moment présent.

Le spectacle est présenté du 18 janvier au 6 mai 1939 (129 représ.) au Music Box Theatre de Broadway, avec Beatrice Lillie en tête d’affiche. Elle faisait d'ailleurs son entrée sur un magnifique cheval blanc... Set to Music avait beau être une plaisanterie joyeuse, c’est aussi une œuvre importante, car à bien des égards il s’agit d’un précurseur du concept-musical, une revue qui s’intéressait à la richesse et au système de classes.

Les textes de Words and Music et de Set to Music indiquent tous deux que Coward avait écrit une revue-concept examinant la richesse (ou son absence) du point de vue de l’ancienne aristocratie, des nouveaux riches et d’à peu près tout le monde entre les deux. Comme on l’a déjà noté, une bonne partie du matériau portant sur l’argent et les classes sociales avait été entendue pour la première fois dans Words and Music, et certaines des chansons que Coward écrivit spécialement pour Set to Music développaient encore ce thème.

Dans leur forme finale, Words and Music comme Set to Music comportaient également des éléments traditionnels de revue, et l’on peut supposer que si Coward avait poussé son concept initial jusqu’au bout, les spectacles en auraient été plus solides. Set to Music, en particulier, défend l’idée d’une revue-concept, car la partition comprend huit chansons qui, d’une manière ou d’une autre, abordent ce sujet.

Les critiques ont réagi plus chaleureusement que jamais. Robert Benchley, dans The New Yorker, déclara qu’il ne se souvenait pas d’avoir «jamais autant ri» devant Lillie, et il apprécia des chansons telles que Mad about the Boy et The Stately Homes of England. Il y avait, selon lui, «de l’amusement à foison» dans Set to Music, et les décors et costumes de G. E. Calthrop étaient de «très ravissantes créations». George Jean Nathan, dans Newsweek, décrivit Lillie comme un «grand bébé» qui était «plutôt de la sacrée graine», l’une des rares artistes du milieu à ne pas sembler dépendre du matériel: elle «semble apparemment l’inventer en avançant» et «d’un seul battement de cil peut épargner à un auteur de sketch une douzaine de lignes». Grâce à son «génie pour la franche comédie populaire», Lillie transformait un matériau «souvent médiocre» en un «spectacle enjoué et bondissant»; elle prenait des numéros «trop familiers» et en faisait un «festin neuf et tonitruant» grâce à la «plus savoureuse des bouffonneries». À la fin de la saison, il la couronna «meilleure comédienne de spectacle musical» de l’année.

Brooks Atkinson, dans le New York Times, estima que Lillie et Coward étaient «au sommet de leur art» en tant que «génies tutélaires» de Set to Music, un spectacle qui se plaçait «largement au-dessus du lot». La revue était peut-être «le meilleur show» que Coward ait jamais écrit, et Lillie, toujours «synonyme de perfection comique» et «femme-miracle de la moquerie», paraissait «plus éblouissante d’esprit» que jamais.

L’échec de Coward dans son pays et son succès aux États-Unis accentuaient sa frustration vis-à-vis de la Grande-Bretagne et de ses critiques. La situation était révélatrice de l’époque: Londres, préoccupée par la menace de la guerre, n’était guère disposée à accueillir les rêveries nostalgiques de Coward; à Broadway, les lumières brillaient comme toujours, et l’Amérique tournait le dos aux querelles européennes.

  Création à Londres - enfin - de «Design for Living», 7 ans après Broadway  

Au même moment qu'il créait Set to Music à Broadway, Design for Living est enfin créé à Londres (7 ans après Boradway!) au Theatre Royal Haymarket de Londres à partir du 25 janvier 1939 (jusqu'au 10 juin, abant un transfert au Savoy Theatre de 13 juin au 22 juillet 1939, pour un total de 203 représentations). C’était l’adieu de Coward aux années trente, sa dernière production d’avant-guerre. Le producteur, frustré dans ses tentatives de convaincre Noël et les Lunt de reprendre dans le West End les rôles qu’ils avaient créés à New York, avait accepté un nouveau casting: Diana Wynyard, Anton Walbrook et Rex Harrison formaient le ménage à trois, avec Alan Webb dans le rôle d’Ernest.

Coward et le producteur craignaient que la pièce n’obtienne pas de licence auprès du nouveau Lord Chamberlain (chargé de la censure des pièces), le comte de Clarendon; mais lorsque la pièce fut soumise en septembre 1938, il déclara: «La pièce est du pur Coward et, malgré l’immoralité de son thème, le public n’aurait, à mon avis, aucune raison sérieuse… de s’opposer à ce qui, après tout, n’est qu’une comédie de mœurs artificielle.» La pièce fut autorisée, même si l’implacable Public Morality Council fit pression sur le Lord Chamberlain durant toute l’exploitation, affirmant qu’elle exerçait «une influence nuisible» et qu’il s’agissait «d’une pièce très vilaine», dépourvue de toute «leçon morale utile».

Les critiques se montrèrent déçus; ce que Brooks Atkinson avait considéré lors de la création à Broadway comme simplement bavard agaça franchement ses homologues britanniques. De manière paradoxale, Sean O’Casey reprocha à Design for Living d’être trop ordinaire: les personnages «se bousculent les uns les autres de la manière la plus conventionnelle qui soit, sans un seul de ces retournements de phrase curieux ou inattendus». L’idée que trois hommes puissent se battre pour Gilda «comme si la vie devait s’arrêter parce que Gilda avait couché avec Leo plutôt qu’avec Otto», lui paraissait ridicule; ils étaient, dans l’ensemble, «de pauvres vers frémissants dans une coupe de vin». «L’ensemble demeure un bon divertissement», écrivit The Times, «bien que d’un goût amer et parfois d’une "audace" un peu immature; Mlle Wynyard et M. Anton Walbrook ne sont pas parfaitement distribués.» D’autres s’accordèrent à dire que Walbrook et Wynyard étaient trop élégants et trop sérieux; seul Rex Harrison se hissait à la hauteur du rôle.

Coward passa ce dernier été de paix à Goldenhurst; il fit une excursion à Glyndebourne où Mozart ne parvint pas à le captiver - la musique du compositeur lui évoquait «quelqu’un qui urine sur de la flanelle». Il préférait Verdi et Puccini, et trouvait Wagner particulièrement laborieux: «J’aimerais qu’il avance un peu.» Il y avait chez Coward une impatience dans son jugement des arts majeurs, comme s’il n’avait absolument pas le temps pour leurs subtilités. Mais il ne disposait pas, comme aujourd’hui, d’un accès omniprésent à la musique, et les chansons populaires de l’époque sonnaient beaucoup mieux sur un gramophone que Wagner. À Goldenhurst, il se consacra à ses propres talents créatifs: la guerre menaçait peut-être, mais son inspiration restait vigoureuse et insoumise. Se levant chaque jour à 6h30, il travailla à deux nouvelles pièces: Present Laughter (initialement intitulée Sweet Sorrow) et This Happy Breed, qu’il acheva à la fin juin 1939. Il faudrait attendre quatre ans avant que l’une ou l’autre ne voie les planches d’un théâtre.

Même si ces pièces ont été écrites dès 1939 et créées bien plus tard, nous avons choisi de placer leur analyse dans le chapitre suivant concernant les années de guerre.