3.B.1) Noël Coward (1899–1973) (suite)
3.B.1.d) 1939–1945: effort de guerre, cinéma et grands classiques (suite)
En 1941, les finances de Coward souffraient: aucune de ses pièces n’était jouée. Au début de la guerre, le gouvernement avait fermé tous les médias jugés non essentiels: la BBC radio avait été réduite à un enchaînement de bulletins d’information et de musique d’orgue. Les théâtres et lieux de divertissement avaient été fermés, mettant toute la profession au chômage. Bernard Shaw dénonça cette décision «d’une stupidité sans imagination». Certains bâtiments furent endommagés ou détruits:
- Sadler’s Wells Theatre: fortement endommagé par les raids aériens et ses bombes incendiaires, il dut fermer et ne rouvrit qu’après des réparations importantes
- Old Vic Theatre: frappé en 1940, le toit est détruit, la scène et la machinerie sont endommagées. La salle ferme plusieurs années; les spectacles déménagent ailleurs.
- Crystal Palace Theatre: l’immense complexe est totalement détruit par le feu (le site, déjà fragilisé, brûle entièrement).
- Tivoli Theatre: gravement endommagé; c'est un bombardement direct; le bâtiment est trop atteint pour rouvrir. Il sera complètement démoli après la guerre.
- Sondheim Theatre (à l'époque le Queen’s Theatre): détruit par une bombe en septembre 1940. Il ne rouvrira que le 8 juillet 1959.
- Theatre Royal Drury Lane: le théâtre - l’un des plus anciens de Londres - a subi des dégâts lors d’un bombardement en 1940. endommagé par les bombardements, mais restauré après la guerre.
Mais beaucoup ont rouvert rapidement, devenant des symboles de résilience culturelle. Il était temps pour Noël Coward de revenir au théâtre. il comprit qu’il lui fallait une comédie commerciale forte. Le 22 avril 1941, il nota dans son journal l’idée d’une «comédie très gaie et superficielle à propos d’un fantôme»: Blithe Spirit ().
«Blithe Spirit» (1941 - Piccadilly Theatre (puis St James th, Duchess Th. - 1198 représ.)
Le scénario venait d’une idée initiale: une grande maison française visitée par les fantômes de son passé. Coward et Joyce Carey (qui écrivait, elle aussi, une pièce) partirent pour Portmeirion, le village fantaisiste de Clough Williams-Ellis au Pays de Galles, et l’intrigue de la nouvelle pièce émerga là. Sept jours à peine après son arrivée, Blithe Spirit était pratiquement achevée. Conscient de sa qualité, il affirma que son don comique avait «profité du repos» de 2 ans. Son texte était si précis que seules deux répliques durent être coupées au moment de la création. Coward avait raison d'être confiant: Blithe Spirit tiendra l'affiche durant 1.198 représentations:
- Piccadilly Theatre: 2 juillet 1941 au 27 juin 1942 transféré au
- St. James Theatre: 29 juin au 3 octobre 1942 transféré au
- Duchess Theatre: 6 octobre 1942 au 9 mars 1946
C'est l'une de ses pièces les plus jouées et les mieux construites, avec une intrigue maîtrisée et une structure comique brillante. En voici le synopsis...
Le romancier à succès Charles Condomine et sa seconde épouse Ruth organisent un dîner mondain dans leur maison du Kent. Pour se documenter sur son prochain roman, Charles a invité la médium locale, Madame Arcati - une femme excentrique à bicyclette, au mélange irrésistible d’assurance et d’ingénuité. D'ailleurs, pour en apprendre davantage sur l’occulte, il a organisé une séance de spiritisme après le dîner, même s'il considère toute séance de spiritisme comme une farce mondaine. Ruth, sa femme, est sceptique mais accepte. A ce dîner sont aussi invités le Dr Bradman et sa femme. Alors qu’il s’habille pour la soirée, Charles et Ruth, discutent de sa première épouse, Elvira, décédée jeune, sept ans plus tôt. Il commente: «Je me souviens de sa beauté, qui était immense, et de son intégrité spirituelle, qui était nulle».
En fin de soirée, Madame Arcati dirige la séance de spiritisme prévue, persuadée que «Daphne», son esprit-guide, lui parlera. Mais ce que personne n’attend survient: la séance fonctionne. Elle diffuse un enregistrement de la chanson «Always» d’Irving Berlin au gramophone, attirant involontairement le fantôme d’Elvira. L’esprit d’Elvira apparaît soudain - mais seulement pour Charles, ce qui déclenche immédiatement la panique du mari… et les soupçons de Ruth, qui le croit ivre ou mentalement instable. Il faut dire que l'esprit d'Elvira est espiègle et possessif. Le fantôme d'Elvira décide de reconquérir Charles et commence à semer la zizanie. Madame Arcati s’en va, inconsciente de ce qu’elle a fait.
Charles est pris entre deux femmes: Ruth, bien vivante, et Elvira, fantomatique mais bien présente. Elvira se moque de Ruth et tente de l’évincer. Ruth croit d’abord que Charles perd la raison, puis réalise la vérité en voyant des phénomènes étranges (objets qui bougent, voix mystérieuses). Elle accuse Charles d’avoir provoqué cette situation. Pendant ce temps, Madame Arcati, ravie de son succès médiumnique, essaie de renvoyer Elvira dans l’au-delà… sans succès. Elvira, frustrée, élabore un plan: provoquer la mort de Charles pour qu’il la rejoigne dans l’autre monde.
Elle finit par saboter sa voiture dans l’espoir de le tuer pour qu’il la rejoigne dans le monde des esprits, mais c’est Ruth, et non Charles, qui s’enfuit et est tuée. Le fantôme de Ruth revient immédiatement pour se venger d’Elvira, et bien que Charles ne puisse pas voir Ruth au début, il voit qu’Elvira est poursuivie et tourmentée, et que sa maison est en émoi. Il rappelle Madame Arcati pour exorciser les deux esprits, mais au lieu de les bannir, elle matérialise involontairement Ruth. Avec ses deux épouses décédées désormais pleinement visibles, et aucune n’étant de bonne humeur, Charles, avec Madame Arcati, enchaîne les séances et les sortilèges pour tenter de les exorciser. Ce n’est que lorsque Madame Arcati comprend que la servante, Edith, est médium et a involontairement été le canal par lequel Elvira a été invoquée qu’elle parvient à dématérialiser les deux fantômes.
Charles semble en paix, mais Madame Arcati, laissant entendre que les fantômes pourraient encore être invisibles, le prévient de s’éloigner au plus vite. Charles, soulagé mais amer, décide de quitter la maison en criant: «Bonne chance, mes chéries!»… tandis que les esprits d’Elvira et Ruth, invisibles, provoquent un dernier chaos en renversant meubles et rideaux. La pièce se termine sur une note ironique: Charles fuit, mais reste hanté par ses souvenirs et ses mariages ratés.
Coward répète l’un de ses procédés théâtraux emblématiques à la fin de la pièce, où le personnage central sort sur la pointe des pieds alors que le rideau tombe - un procédé qu’il a également utilisé dans Present Laughter, Private Lives et Hay Fever.
Rappelons qu'à ce moment, Coward dispose de trois pièces non jouées, deux écrites en 1939 et ceytte dernière écrite en 1941:
- Present Laughter (écrite en 1939): Coward se moque de lui-même
- This Happy Breed (écrite en 1939): Coward parle de ses racines
- Blithe Spirit (écrite en 1941): Coward offre une échappatoire au Blitz
Trois pièces écrites dans un moment de tension mondiale, mais chacune avec un rapport différent au réel: introspection, mémoire, fuite. Blithe Spirit est la seule pièce où il se montre vraiment désagréable envers les femmes. La mère de Condomine le harcelait, Elvira a couché avec un autre pendant leur lune de miel, Ruth est une mégère, Madame Arcati est une idiote, et même la bonne a perpétuellement un rhume.» Néanmoins, Blithe Spirit brille, une comédie intelligente débordante de style et d’élégance. Elle battit des records au box-office et confirma que Noël Coward était à la hauteur de sa propre légende.
La pièce entra en répétition presque avant que Coward n’ait eu le temps de retirer ses doigts de la machine à écrire. Produite par John C. Wilson et H. M. Tennent sous l’œil bienveillant de Beaumont, la distribution se mit vite en place: Fay Compton hériterait de Ruth, Cecil Parker de Charles, et Kay Hammond d’Elvira. Restait le cas de Madame Arcati. Obtenir Margaret Rutherford ne fut pas une mince affaire: lorsque Coward lui adressa le script, elle le renvoya accompagné d’un refus courtois. Intrigué, Beaumont l’invita à déjeuner pour découvrir ce qui la retenait.
Margaret Rutherford
Margaret Rutherford était alors l’une des plus fines comédiennes de caractère du théâtre britannique, notamment célébrée pour sa Miss Prism dans The Importance of Being Earnest. Son passé, en revanche, tenait du roman gothique: son père avait assassiné son grand-père et avait été interné à Broadmoor et sa mère s'était pendue en Inde. Son adolescence avait été marquée par des troubles mentaux qui ne se calmaient vraiment que lorsqu’elle jouait. Un médecin veillait souvent en coulisses, prêt à lui administrer un sédatif si nécessaire. Peu de partenaires connaissaient cette histoire; Gielgud en savait quelque chose, et Coward comme Beaumont ne pouvaient l’ignorer.
Au déjeuner, Rutherford confia qu’elle croyait au spiritisme et refusait de contribuer à s’en moquer. Beaumont lui répondit que la pièce visait les charlatans, pas les véritables médiums, et que Madame Arcati, en bonne imposture, méritait d’être tournée en ridicule. Elle répliqua: «Dans ce cas, expliquez-moi comment elle parvient à faire apparaître deux fantômes?» «Le hasard, chère Margaret. Même les faux médiums peuvent parfois avoir de la veine — cela n’en fait pas moins des imposteurs, n’est-ce pas?» Le lendemain, Rutherford téléphona: elle acceptait le rôle, mais à une condition - le jouer avec un sérieux absolu. «Je considère cette pièce comme profondément grave, presque tragique. Je ne la vois pas du tout comme une comédie.» Beaumont, ravi, conclut plus tard: «Évidemment qu’elle voulait le rôle. Elle est bien trop lucide pour ignorer à quel point il est magnifique. Il lui fallait simplement une porte élégante pour dire "oui", et je la lui ai tendue.»
La création scénique des fantômes occupa longuement Coward et le décorateur Gladys Calthrop. Ils envisagèrent d’abord des illusions «à la victorienne», utilisant le reflet d’un comédien hors scène projeté sur une vitre, et consultèrent même des membres du Magic Circle - le temple de la magie à Londres - pour concevoir des effets spectrals crédibles. Finalement, Calthrop opta pour une solution simple mais spectaculaire: une Elvira entièrement blanchie - robe, visage, cheveux - comme surgie d’un négatif photographique.
Blithe Spirit ouvrit à Manchester le 16 juin, avant d’arriver à Londres le 2 juillet. La première dans le West End eut des allures surréalistes: les spectateurs, en uniforme pour beaucoup, durent traverser des planches posées sur les gravats d’un bombardement récent pour aller voir une comédie sur la mort. Coward espérait que le public accueillerait avec humour ce décalage noir; mais la réaction initiale fut glaciale. On entendit des «Rubbish!» et «Why should he get away with it!», tandis que Graham Greene parla d’une «lassante démonstration de mauvais goût». John Gielgud, lui aussi sceptique, trouvait la pièce «trop écrite» et la plaisanterie «étirée au-delà du raisonnable».
Le clergé entra dans la danse: le révérend James Colville publia dans The Star un article intitulé «Faut-il rire des morts?», estimant que la mort et l’au-delà ne convenaient pas à la farce. Malgré cette satire du spiritisme, Coward gardait un intérêt réel - quoique ironique - pour le surnaturel. Dans les années '60, lors d’une séance à laquelle il assista avec Nancy Spain et Philip Astley, la médium affirma que l’esprit de Gertrude Lawrence lui apparaissait en robe Molyneux. «Seigneur, elle doit être en lambeaux, maintenant», plaisanta-t-il.
Pourtant, au-delà de cet accueil hésitant, Blithe Spirit devint un triomphe: 1.998 représentations consécutives, un record, et une place durable parmi les chefs-d’œuvre de Coward.
«In Which We Serve » (1942)
Les répétitions de Blithe Spirit furent assombries par le torpillage du HMS Kelly au large de la Crète le 23 mai 1941: Mountbatten, accroché à la passerelle, remonta à la surface sous le feu des Junkers. Noel fut soulagé d’apprendre que «Dickie» avait survécu et s’était montré héroïque; cette histoire lui donna bientôt l’occasion d’apporter sa propre contribution à l’effort de guerre.
Coward & Mountbatten: une amitié singulière
La relation entre Noël Coward et Lord Louis Mountbatten occupe une place à part dans la vie personnelle et artistique de l’auteur. Née dans les années 1920, cette amitié durable unit deux figures que tout oppose en apparence: d’un côté, le flamboyant dramaturge homosexuel, maître du wit londonien; de l’autre, l’aristocrate militaire, futur dernier vice-roi des Indes, homme d’action et de prestige. Pourtant, les deux hommes partagent très tôt un goût commun pour le panache, la mise en scène de soi et une loyauté à toute épreuve.
Coward admire chez Mountbatten l’élégance, le courage et la capacité à affronter le danger avec une certaine théâtralité naturelle; Mountbatten apprécie l’intelligence, le charme et la précision d’observation du dramaturge. Leur complicité s’exprime aussi bien lors de dîners mondains que dans les échanges privés où transparaît une affection réelle. Lorsque le HMS Kelly, navire commandé par Mountbatten, est torpillé au large de la Crète en 1941, Coward est profondément ébranlé. L’héroïsme de son ami devient alors la matrice d’In Which We Serve, film patriotique qu’il écrit, produit et interprète, et pour lequel il reçoit un Oscar spécial. Le personnage du capitaine Kinross, inspiré de Mountbatten, emprunte plusieurs de ses traits - son calme autoritaire, son sens du devoir, son éloquence martiale - tout en étant filtré à travers la sensibilité théâtrale de Coward.
Si l’admiration de Coward frôle parfois la dévotion, leur lien reste celui de deux hommes occupant chacun une position d’exception dans la société britannique. Pour Mountbatten, Coward est un témoin privilégié, amusé et lucide, dont la finesse et la loyauté font oublier les préjugés sociaux de l’époque; pour Coward, Mountbatten représente une forme d’idéal aristocratique - mélange d’honneur, de charisme et de contrôle de soi - qu’il n’a cessé d’admirer. Leur relation, élégante et complexe, témoigne d’une rare confiance mutuelle : une amitié où prestige, tendresse et sens dramatique se sont équilibrés pendant près d’un demi-siècle.
Peu après la création de la pièce, le producteur Anthony Havelock-Allan, proposa à Coward d’écrire un film de propagande. Coward accepta, à condition que le sujet soit la Royal Navy et qu’il garde la main. Il détestait pourtant le cinéma, mais un dîner chez les Mountbatten et le récit du Kelly lui fournirent la trame idéale du film In Which We Serve: aventure, hommage patriote et ode à son arme préférée.
L’histoire était dramatique à souhait, de la harangue de Mountbatten à son équipage («on ne peut avoir un navire efficace sans navire heureux, et l’inverse est tout aussi vrai» - repris presque mot à mot dans le film) jusqu'à la lâcheté d'un chauffeur de chaufferie ayant abandonné son poste: «Sur les 240 hommes à bord de ce navire, 239 se sont comportés comme ils le devaient… et comme je m'y attendais».
Par souci de sécurité, et par modestie intéressée, Mountbatten ne voulait pas que le film lui ressemble trop, mais son soutien fut décisif. Trois semaines plus tard, Havelock-Allan reçut un appel de Coward: «J’ai une idée». Conscient de son ignorance des techniques de tournage, il recruta Ronald Neame comme chef opérateur et demanda «quelqu’un pour me tenir la main»: on lui proposa David Lean. Monteur vedette qui refusait les quota-quickies - ces longs métrages à petit budget produits en Angleterre par des compagnies américaines pour remplir les quotas de films britanniques - Lean offrait le mélange parfait de technique et de goût, et devint un partenaire clé pour Coward dans les années 1940.

Noël Coward dans «In Which We Serve» (1942)
© IMDB
Les recherches menèrent Coward à Plymouth, où stationnait Michael Redgrave, de neuf ans son cadet, ex-socialiste esthète de Cambridge, devenu acteur «stanislavskien». Tout les opposait, sauf l’émotion: ils entamèrent une relation amoureuse intense. L’intensité de sa relation avec Redgrave était évidente aux yeux de leurs contemporains. Redgrave se rendait souvent au cottage du Buckinghamshire que Coward occupait pendant le tournage d’In Which We Serve. Bert Lister, alors valet de Coward, se souvenait de l’excitation de son patron lorsqu’il achevait une semaine de tournage et s’apprêtait à partir pour Plymouth retrouver Redgrave. Rachel Kempson, l’épouse de Redgrave, confia à Coward combien elle avait été blessée lorsque son mari avait choisi de passer sa dernière nuit avant de partir en service actif… avec Noel plutôt qu’avec elle.

David Lean sur le tournage de «In Which We Serve» (1942)
© IMDB
À la mi-août, Coward rendit visite à la Home Fleet à Scapa Flow pour ses recherches; une croisière à bord du Nigeria nourrit encore son imagination, tout comme de fréquents séjours à Portsmouth (ville qu’il connaissait depuis ses séjours d’enfance). Le projet reçut aussi l’appui de Sidney Bernstein, désormais conseiller films auprès du Ministry of Information. Le ministre, Brendan Bracken, craignait que le film ne monopolise les maigres ressources de l’industrie cinématographique et demanda à Bernstein de dissuader Coward. Quand Bernstein demanda à Coward s’il se sentait capable de jouer Mountbatten, celui-ci répondit: «Bien sûr. Je suis acteur, non?»

David Lean sur le tournage de «In Which We Serve» (1942)
© IMDB
Trois mois après leurs premières discussions, l’équipe de production fut invitée à entendre Coward lire un premier brouillon. «Il y eut un léger silence à la fin, raconte Havelock-Allan, puis, d’une seule voix, nous avons dit: "J’ai bien peur, monsieur Coward, que cette histoire ne prenne huit ou neuf heures à l’écran." Elle commençait avant la guerre, avec des scènes au Café de Paris, puis en Chine, puis… dans les Antilles.» Coward s’inclina devant leur compétence. «Nous sommes repartis, et nous avons écrit quelque chose de complètement différent… Nous avons décidé de commencer par la pose de la quille d’un destroyer en 1939 et d’en faire l’histoire du navire, depuis sa conception jusqu’à son naufrage au large de la Crète. Coward approuva, et nous fûmes prêts à distribuer les rôles.»

Noël Coward, Celia Johnson, Daniel Massey et Ann Stephens dans «In Which We Serve» (1942)
© IMDB
Le casting le plus controversé fut celui de Coward lui-même. La société craignait que son image de dandy en robe de chambre et fume-cigarette ne cadrât pas avec celle d’un «dur capitaine de marine», et la presse ne se priva pas de critiquer ce choix. Les censeurs émirent aussi des réserves, estimant que montrer un navire de Sa Majesté sombrer à l’écran risquait de nuire au moral; il fallut un intense lobbying pour préserver cette scène capitale. Pendant ce temps, Noel se préparait à endosser l’uniforme du capitaine Kinross.
En janvier 1942, Coward et Gladys Calthrop (superviseure artistique du film) louèrent deux cottages près de Denham. Un dîner glacé chez John et Gillian Sutro réunit Coward et Cecil Beaton, qui se détestaient cordialement. Le journal de Beaton décrit un Coward grisé au gin, au bourgogne et au brandy d’abricot, parlant deux heures sans faiblir, visage tiré mais esprit brillant, avouant qu’il avait «lâché» Present Laughter et This Happy Breed pour un travail «que n’importe qui aurait pu faire», et saluant le travail de guerre de Beaton: «J’ai été infect à ton propos, mais j’avais tort. Soyons amis. » Plus tard, ils vidèrent un énorme shaker de cocktail au cottage, observé avec jalousie par l’œil de Beaton, frappé par ce mélange de confort et d’«art» qu’il jugeait révélateur de «quelque chose qui manque» chez Coward.

Noël Coward dans «In Which We Serve» (1942)
© IMDB
Le tournage commença le 5 février 1942. Coward se plaça «entièrement entre les mains» de l’équipe, conscient de ses limites techniques. Havelock-Allan défendra toujours son casting: physiquement, Coward était mal assorti au rôle (démarche curieuse, épaules voûtées), mais son timing était parfait et sa présence magnétique. Sur le plateau, il élevait le niveau: sa silhouette élégante se faufilant entre les câbles pour devenir Kinross donnait l’impression d’une importance tranquille, malgré un physique loin des canons classiques.
Le film, dédié à la Royal Navy, s’ouvre sur «l’histoire d’un navire», le HMS Torrin, de sa construction à son action au large de la Crète. Le style semi-documentaire de Neame, les flashbacks de Lean et les dialogues très «Coward» (comme cette réplique sur le coucher de soleil «digne d’un calendrier» auquel Kinross rétorque qu’il manque une escadrille de bombardiers dans le coin) équilibrent scènes d’action, naufrage et retours en arrière vers la vie domestique avec Coward en père de famille.

Noël Coward et John Mills dans «In Which We Serve» (1942)
© IMDB
L’historien du cinéma Gerald Pratley rappelle qu’«il est important de se souvenir… qu’il s’agit d’un film de guerre tourné en temps de guerre, à une époque où personne ne parlait de films "anti-guerre". Il reflétait assez fidèlement les sentiments des trois classes qui composaient la société britannique - ouvrière, moyenne et haute - dans la vision simplifiée que tout le monde avait alors de la guerre.»
Une grande partie de la force du film vient de sa distribution, qui comprenait John Mills et deux futurs monstres sacrés: Richard Attenborough et Celia Johnson. Johnson allait imposer, pour le public, le type de l’héroïne cowardienne dans les années '40: résolument anglaise, irrémédiablement classe moyenne, avec une voix si distinguée qu’elle semblait avoir son propre pedigree.

Richard Attenborough dans «In Which We Serve» (1942)
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Très vite, l’ennui des tournages (attentes, réglages, levers à l’aube) le poussa à n’aller au studio que pour ses scènes. Il jugea l’industrie britannique «extravagante jusqu’à la folie», mais salua sans réserve Lean, capable d’imprimer son style malgré l’ombre écrasante (et l’ego) de Coward. Fier de In Which We Serve, il fit venir la famille royale sur le plateau, coup de pub relayé par les actualités, et vit le film reconnaître son ambition: être son hommage à la Royal Navy et sa contribution visible à la guerre. En 1943, il reçut pour ce film un Oscar spécial pour «outstanding production achievement» - son premier et unique Oscar.

«In Which We Serve» (1942)
À l’automne 1942, les nouvelles de guerre empirèrent: Singapour tomba, les Japonais envahirent Sumatra et la Birmanie. Les pertes navales touchèrent Coward de près, car il connaissait plusieurs des hommes et navires détruits; Hugo Calthrop, le fils de Gladys, capitaine de la Royal Navy, fut tué en Birmanie. Le message de défi d’In Which We Serve semblait plus nécessaire que jamais. La première du film eut lieu le 17 septembre 1942 au profit d’œuvres navales. «La profusion d’uniformes et de galons donna un grand cachet à la soirée», nota Noël Coward.


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